La vérité rougit l'oeil, mais ne le crève pas

Suite de ce rp

83e jour du Printemps
année impériale 399
Presqu'île de Chaseilean
Territoire contesté entre Cléirigh et Broìn

La petite barque ridait silencieusement la surface du fleuve qui marquait la frontière entre le Pays des Collines et le Boglachòmar. À son bord, deux silhouettes encapuchonnées ramaient sans un mot alors qu'une troisième avait pris place à l'arrière, la tête baissée. L'embarcation heurta la rive et creusa un sillon dans la terre meuble qui entourait la presqu'île. Les deux rameurs sautèrent en dehors de la barque et la tirèrent avant d'enrouler une corde autour du tronc d'un saule pleureur qui s'inclinait vers les eaux.

Les trois hommes récupérèrent les boucliers qui avaient été posés à l'avant de la barque avant de s'avancer prudemment dans le bosquet qui trônait au centre de la langue de terre. Les derniers rayons du soleil s'étaient éteint une heure plus tôt et la pâle lumière qu'offrait la lune baignait les branches entremêlées d'une ambiance laiteuse, presque éhtérée. Les épées des guerriers battaient leur flanc au rythme de la marche et, avec le bruissement des capes contre les feuilles, étaient le seul bruit qui trahissaient la présence des Cléirigh. Deux nuits plus tôt, le roi Broìn avait fait parvenir un message au Borgne et après un entretien aussi long que secret avec ses plus proches et fidèles guerriers, ce dernier avait entrepris de se rendre à cet endroit que le peuple des Collines surnommé Chaseilean.

Bien fou qui aurait cru que le vieux Roi serait sorti de sa tanière pour être présent au point de rendez-vous. Bien stupide aurait cru que Wylan ne se serait pas méfié également. Le Mhàgachfir qui lui avait apporté le message avait été aussi furtif que puant, aussi l'eorl avait anticipé les veuleries qui l'attendaient, lui et ses hommes. Depuis sa cachette, en hauteur, il observait ses guerriers avancer de quelques pas vers la touffe d'arbres qui poussait de manière désordonné au centre du Chaseilean. Lorsqu'ils donneraient le signal, il les rejoindrait, mais à cet instant, c'est Dorman le Vairon qui menait la barque. Il poussa légèrement sur ses pieds pour caler son dos contre le tronc et éviter que l'écorce fatigué de son perchoir ne lui laboura le postérieur.

Il ne restait plus qu'à attendre les fangeux. Le Borgne ne pouvait se permettre de croire un Broìn de bonne grâce, même si leurs intérêts pouvaient se révéler communs. De plus, croire le royal Ancêtre de la moitié de ce peuple de consanguins aurait été une erreur encore plus impardonnable, tant la réputation de vil serpent du Chenu avait dépassé les frontières du Talamh'Vasaich. Perché dans son arbre depuis l'aube, le Borgne attendait, observant de son oeil unique, d'un air mauvais.

Gurvan le Serpent, eorl de Fearnóga

Tandis qu’il observait les trois hommes fendre les eaux salines vers la presqu’île, Gurvan ne put s’empêcher d’esquisser un traître sourire. Caché dans un fourré, il attendait pour l’heure que les bateliers accostent et prennent leurs aises. Façon de parler. Comme toujours, les Broín avaient plus d’un tour dans leur besace pour faire tourner les nigauds des collines en bourrique. Le tour qu’il leur préparait était plus qu’un classique de la trahison, c’était quelque chose de si facile et de si prévisible que la seule chose qui le rendait intéressant était de réussir à piéger des hommes avec. Or, à ce jeu-là, les Cléirigh se montraient des proies redoutablement crédules.

Le Serpent sortit alors de son buisson, bientôt suivi par quinze autres de ses hommes armés de javelines et de coutelas. L’eorl de Fearnóga fit quelques pas de côté pour se dégager de la trajectoire d’Echlàn aux Neuf Otages, le tireur le plus mortel de sa compagnie. Puis il écarta les bras et embrassa du regard les trois silhouettes à deux bonnes dizaines de mètres de lui. Il dit alors :

« C’est fou ce que vous pouvez être cons, vous, les gens de l’est. Le piège est vieux comme le monde, pourtant vous tombez encore dedans. Allez, Wylan d'Òmargleann... »

Puis soudain, un détail frappa le chef de bande. Il s’arrêta tout de suite de parler, en remarquant que l’homme qu’il avait vu sur la barque était en fait tout sauf borgne. Dès lors, il se rendit compte également qu’ils n’étaient que trois. Un curieux sentiment envahit alors Gurvan : à tenter de flouer si basiquement ces imbéciles, avait-il été trop confiant ? Il observait à présent au-delà du bras de mer, à la recherche d’autres guerriers cachés dans les fourrés eux aussi. Il ne voyait rien, c’était trop loin. Tant pis. Il reprit très vite du poil de la bête, sans se départir de son rictus mauvais.

« Ah, je vois. Enfin un Cléirigh avec un brin de jugeote ! C’est assez rare pour être souligné. Toi, là, celui qui a un œil dans le monde d’en-bas, où est ton eorl, qu’on puisse parlementer un peu entre hommes de même rang ? »

Le Serpent avait les sens aux aguets, mais surtout, c’était son instinct aiguisé qui lui serait utile ici. Un instinct qui lui disait de se montrer vigilant. Un Cléirigh avec de la jugeote, ça commençait à devenir à la fois intéressant et dangereux.

Il ne fallut guère de temps pour que les fourrés qui marquaient l'orée du bosquet ne se missent à frémir et à révéler les guerriers Broìn qui s'y terraient. Tels des cafards, ils étaient bien plus nombreux qu'ils l'avaient affirmés par le biais de leur batracien de messager. Même si l'écorce de son perchoir lui labourait le dos et lui réduisait les fesses en compote, Wylan se félicita d'avoir anticipé le coup fourré. Une petite vingtaine de têtes aux trognes hideuses se dirigea vers ses guerriers. Un grand rouquin à la chevelure longue s'avança d'un air conquérant face aux hommes d'Òmargleann.

C’est fou ce que vous pouvez être cons, vous, les gens de l’est. Le piège est vieux comme le monde, pourtant vous tombez encore dedans. Allez, Wylan d'Òmargleann...

Les trois braves Cléirigh firent basculer leurs capuches sur leur nuque en voyant le comité d'accueil qui les attendait. La vision des trois visages sembla cueillir à froid le roux qui se mit à lancer un regard nerveux autour de lui. Wylan fit glisser lentement une flèche de son carquois et l'encocha sans faire de bruit. Si les fangeux cherchaient à se montrer vindicatif, leur chef aux cheveux de feu en paierait le prix. Ce dernier sembla se ravisait un peu et tempéra son ton cassant alors qu'il reprenait contenance en déclarant.

Ah, je vois. Enfin un Cléirigh avec un brin de jugeote ! C’est assez rare pour être souligné. Toi, là, celui qui a un œil dans le monde d’en-bas, où est ton eorl, qu’on puisse parlementer un peu entre hommes de même rang ?

Dorman croisa le regard de son hôte et lui rendit en miroir, la haine palpable que lui servait le Broìn. Le Borgne lui avait longuement expliqué les raisons de cette entrevue et l'espoir de pouvoir apporter des jours meilleurs au peuple des Collines ainsi que la perspective de laver le sang qu'avaient versés de trop nombreux Cléirigh, lui semblaient suffisant pour échanger avec les maudits des Vasières. De plus, le récit qu'avait fait le Voyageur au Sanglier avaient atteint le moindre recoin du Cnuiclarann et l'union que semblait appeler de ses voeux le druide vagabond était une raison de plus pour savoir tendre la main, même à ses tarés de consanguins. Il sourit clamement en désignant les hommes de l'eorl Broìn d'un coup de menton.

Avant de voir mon eorl, il me semble qu'il y a une douzaine de guerriers en trop derrière toi. Pour parlementer entre homme de même rang, il faut parler en même nombre. Accompagne-nous et tu pourras parler au Borgne.

Il laissa son regard dépareillé parcourir la troupe ennemie avec dédain. Ses péquenots à javelines ne lui inspiraient qu'une remontée de glaires qui lui chatouillaient les amygdales. Il se contenta pourtant de délivrer les mots que Wylan lui avaient soufflés la veille.

La proposition resta la même. Righ airson Righ, un Roi pour un Roi. Mais avant d'aller plus loin, j'ai une question pour vous. Qui est votre Roi ?

Wylan avait insisté pour que la question soit posée dès la rencontre. Il y avait bien trop en jeu pour risquer de tomber sur des sbires oeuvrant pour Arvel. Depuis son arbre, le Borgne tendait l'oreille pour ne pas loupé une syllabe de la réponse qu'offrirait le Broìn. Elle n'offrirait pas un climat de confiance totale mais vérifirait au moins la bonne volonté des fangeux à entendre la proposition qu'il avait à faire.

Gurvan ne put s’empêcher de lâcher un énorme glaviot jauni au sol lorsqu’il entendit parler l’homme aux yeux vairons. Il avait des airs et des manières qu’il n’appréciait guère, sans doute parce qu’il était son ennemi héréditaire. Le Serpent maugréa :

« Tu sais que chez nous, nous avons deux rois. »

Puis, avec un sinistre sourire, il ajouta :

« Mais mon père était l’homme d’Arnec. Je me revendique de son pouvoir. »

Cela ne l’empêchait pas de guerroyer au côté d’Arvel, loin de là. L’autre vieux souverain ne pouvait pas mener ses héros sur le champ de bataille, seul le puissant et redoutable second roi l’avait fait depuis son avènement. C’était dans la guerre que Gurvan excellait, et il était naturel qu’il ait donc fait partie du conseil très privé dont s’entourait le Rapace.

Finalement, Gurvan jeta un regard derrière lui et aboya :

« Unvan ! Donar ! Uacco ! Avec moi. On va pas y passer la journée ! »

Puis il se tourna vers les trois autres bougres devant lui.

« Trois hommes chacun, et on se parle à une distance de trois toises. »

Le temps qu’il le dise, ses trois guerriers s’étaient placés à ses côtés, menaçant et fiers. Le reste du groupe resta sur l’îlot, armes dégainées, attendant le moindre coup fourré pour sauter sur les barques dissimulées par les saules. Gurvan prit sa propre barque, accompagné des trois gardiens lui servant pour l’heure de nautoniers. Il ne se décrispa que lorsque son embarcation accosta de l’autre côté, et que ses hommes le serrèrent de près. Il lâcha, un peu agacé :

« Bon, où il est votre foutu chef ? Qu’on puisse parler affaire... »

Tu sais que chez nous, nous avons deux rois.

L'affirmation n'émut pas un seul instant le Vairon qui toisait le Broìn sans ciller. Cette fierté étrange d'avoir deux souverains avait toujours échappé aux habitants du Cnuiclarann. Dns les collines, on prétextait qu'il en fallait deux car chacun avait une moitié de cerveau, pourtant. Même si la justification semblait contenté nombre de Cléirigh, cette tradition devait bien avoir une origine autre.

Mais mon père était l’homme d’Arnec. Je me revendique de son pouvoir.

Au moins le fangeux avait la bonne réponse et Dorman hocha la tête avant de se tourner vers ses deux camarades.Ils pouvaient désormais amener le Broìn devant Wylan et après avoir rappelé les termes de l'accord, l'eorl aux cheveux roux harangua ses troupes.

Unvan ! Donar ! Uacco ! Avec moi. On va pas y passer la journée ! Trois hommes chacun, et on se parle à une distance de trois toises.
Soit !

Les Cléirigh montèrent à bord de leur embarcation, bientôt imités par les habitants du Talamh'Vasaich. Les deux coques de noix traversèrent le bras de fleuve qui entourait partiellement la Chaseilean et débarquèrent rapidement à la suite de Dorman et ses compères. La morgue suintait des mots que le Broìn lâcha, un brin excédé.

Bon, où il est votre foutu chef ? Qu’on puisse parler affaire...

Dorman coupa le Broìn en pinçant les lèvres pour faire retentir trois sifflements aigus. Une petite bourrasque de vent fit frissoneer les feuilles au-dessus des têtes du groupe de guerriers et bientôt une voix retentit depuis les ombres.

Je suis là.

La voix de Wylan se répercuta en écho entre les troncs torturés. Le Borgne soigna son entrée en restant un instant de plus sur son perchoir, avant de basculer en arrière pour se suspendre à sa branche et continuer son mouvement afin de faire sa volte et de retomber sur les pieds, à quelques pas derrière ses braves guerriers.

Tu es celui qu'on appelle le Serpent n'est-ce pas ?

Il avança lentement, arrivant au niveau de Dorman et releva la capuche qui était tombé sur son visage pendant sa petite acrobatie. Les cicatrices qui défiguraient l'eorl d'Òmargleann se révélèrent aux regards des Broìn. Wylan posa son coude sur l'épaule du Vairon et darda son oeil unique en direction du roux.

Ton roi t'a-t-il expliqué les tenants et les aboutissants de cette affaire au moins ? Tu dois bien savoir que l'un comme l'autre risquons la mort à nous rencontrer, mais qu'il y a en jeu bien plus. De notre échange, peut émerger le chaos comme la paix.

Wylan laissa son oeil dériver par-dessus l'épaule du Serpent pour s'attarder sur la rive opposée où les Broìn ne cherchaient plus à dissimuler leur présence. Un sourire mauvais déforma les lipes du Borgne.

Même si à l'air de préférer le chaos à ce que je vois.

Gurvan observa d’un œil intrigué les pitreries de l’eorl Wylan, qui se balançait aux branches comme un véritable Seóirse du Pelán’són. Lorsqu’il le vit poser ses pieds sur le plancher de vaches et retira sa capuche, le Broín put admirer le véritable patchwork qui lui servait de tronche. On aurait dit que son visage était passé sous les roues d’un char, et à voir l’œil à moitié éteint et les cicatrices aux joues qu’une fine barbe tentait vainement de cacher, Gurvan fut pris d’un léger frisson. Qu’est-ce qu’il pouvait être laid, celui-là !

Apostrophé, le Serpent passa un pouce dans son tartan et l’autre dans son ceinturon, avant de cracher un bon glaviot sur le côté. Il lui aurait bien rétorqué qu’il n’avait pas trotté jusqu’ici pour énoncer des lieux communs, mais le vil crotale retint sa langue afin de faire avancer les négociations. Celles-ci étaient devenues soudainement moins amusantes, et certes beaucoup plus sérieuses.

« Mon roi m’a donné deux missions. La première, c’est de savoir si ta phrase incongrue était bel et bien ce qu’il croyait que c’était. La seconde, c’est que si c’est véritablement bien ce qu’il croit que c’est, alors tu vas devoir être rigoureusement précis quant au plan que tu souhaites nous fourguer. »

Il fit quelques pas de côté, foulant le sol saumâtre de ses brogues délavées en les regardant avec amusement. Il les aurait bien jetées sur les Cléirigh pour rigoler un coup.

« En fait, j’ai déjà rempli ma première mission alors même que ton ambacte avec son œil débile me demandait quel roi je servais. »

Cette fois, ses pouces sortirent de leur cachette et il croisa les bras contre son torse, relevant le menton dans une position impérieuse.

« Quant à la seconde, je te préviens, Cléirigh. Rien ne saurait réjouir plus encore le cœur de notre vieux roi que la tête du Sanglier pour garnir sa grande salle. Mais ce que tu lui demandes est un prix extrêmement élevé : il n’est pas seulement l’autre roi de notre peuple, il est aussi son petit-neveu. »

Dans le trio derrière le Serpent, un des hommes lança un curieux regard à l’eorl de Fearnóga. Le guerrier toisait son chef d’un air incrédule, tantôt lui puis ses deux autres compagnons, avant de lancer :

« Gurvan, c’est une blague ? »

Gurvan tourna légèrement la tête sur le côté.

« Ça en a l’air ? Uacco, je t’ai pris avec moi parce que je sais que je peux te faire confiance. Alors tu la boucles avec cette histoire. »

Le silence du grand Uacco n’augurait rien de bon. Il retrouva sa place, mais quelque chose dans son regard avait changé. Gurvan nota mentalement ce petit détail, et réprima un léger soupir. Uacco était un bon élément…

Il reprit finalement la conversation avec le Borgne et ses molosses.

« Tu sais ce que j’aime avec le chaos, Wylan ? C’est que j’ai toujours su en tirer les plus gros profits. Les Tuas m’ont toujours été favorables à ce jeu-là. Par contre, les combines foireuses j’essaye d’éviter. Alors t’as intérêt à me proposer du solide. »

Le Broìn racla le fond de sa gorge avant de cracher un molard qui virevolta dans l'air avant de heurter le sol dans un son spongieux peu ragoûtant. Les pouces calés dans son tartan, il se mit à deviser, entamant vraiment la conversation après les démonstrations respectives de veulerie auxquelles s'étaient adonnés les deux camps.

Mon roi m’a donné deux missions. La première, c’est de savoir si ta phrase incongrue était bel et bien ce qu’il croyait que c’était. La seconde, c’est que si c’est véritablement bien ce qu’il croit que c’est, alors tu vas devoir être rigoureusement précis quant au plan que tu souhaites nous fourguer. En fait, j’ai déjà rempli ma première mission alors même que ton ambacte avec son œil débile me demandait quel roi je servais.

Le Borgne hocha la tête avant que le Serpent ne se redressa en croisant les bras devant son torse.

Quant à la seconde, je te préviens, Cléirigh. Rien ne saurait réjouir plus encore le cœur de notre vieux roi que la tête du Sanglier pour garnir sa grande salle. Mais ce que tu lui demandes est un prix extrêmement élevé : il n’est pas seulement l’autre roi de notre peuple, il est aussi son petit-neveu.

Un petit éclat de rire déforma la trogne amoché de Wylan. Son oeil mort se posa sur le guerrier qui protesta aux côtés de l'eorl. Il laissa les fangeux s'expliquer sans un mot. Ses guerriers aussi avaient posés des questions, émis des réserves et maugréer à l'idée de rencontrer leurs ennemis héréditaires à la faveur de la nuit. Il ne doutait pas qu'ils formuleraient leurs réserves lorsque leur seigneur aurait expliqué avec des mots simples que ses fils de putes des marais pourraient appréhender, le fond de sa pensée. Le guerrier de Gurvan fini par retrouver sa place en arrière mais son visage trahissait un véritable mécontentement. Le rouquin se tourna une nouvelle fois vers l'eorl d'Òmargleann.

Tu sais ce que j’aime avec le chaos, Wylan ? C’est que j’ai toujours su en tirer les plus gros profits. Les Tuas m’ont toujours été favorables à ce jeu-là. Par contre, les combines foireuses j’essaye d’éviter. Alors t’as intérêt à me proposer du solide.

Le Cléirigh haussa les épaules. Plus le fangeux parlait, plus il le trouvait de peu d'esprit. Loin de lui l'idée de donner beaucoup de crédits aux habitants des marais, mais il avait toujours pensé que ce peuple partageait un sens de l'entourloupe évident. Peut-être était-il tombé sur l'exception qui confirmait la règle. Le Borgne toisa ses interlocuteurs d'un oeil torve avant de se mettre à parler.

Si le Chenu a accepté cette rencontre c'est que l'idée n'est pas vraiment pour lui déplaire. Petit-neveu ou petit cousin, vous devez tous avoir du sang du vieil Arnec dans vos marécages. On dit qu'il a eu plus de bâtards que d'enfants. Je suis sûr qu'il saura placer un autre petit neveu à ses côtés le moment venu, peut-être que le débile qui lui sert de palanquin fera l'affaire.

Les guerriers de Wylan sourirent comme pour soutenir leur eorl dans son discours. Ce dernier poursuivit sans prêter attention à la manière dont les Broìn réagissaient à ses petites piques. L'oeil blanc du Borgne semblait jauger l'âme même du Serpent, guettant ses réactions les plus primales.

Les Tuas ont toujours récompensés ceux qui s'efforcent de survivre, pas ceux qui attendent en louvoyant. Je veux être de ceux qui attirent leur regard. Et à l'heure où le Voyageur nous annonce qu'à l'Est se profile les plus féroces ennemis que nous ayons jamais connu, je suis convaincu qu'il faut agir avant qu'il soit trop tard.

Il fit un pas en avant en sentant ses propres guerriers se mettre à passer d'un pied à l'autre, visiblement rendus nerveux par la teneur de l'échange. Le Borgne surenchérit alors que ses lipes se tordaient en un rictus mauvais.

Entre l'opiniâtreté du Sanglier et les provocations incessantes de vos forces à la frontière, nous ne pouvons nous permettre de laisser la situation pourrir jusqu'à ce que Lochran y mette un terme une fois de plus. Il va donc falloir opérer un changement dans nos dirigeants respectifs. Tout le monde sait que le vieux Roi des marais nourrit quelques rancoeurs personnelles contre mon Righ. J'ai moi-même quelques comptes à régler avec Arvel.

En prononçant son nom, les cicatrices qui lacéraient son visage semblèrent brûler comme au premier jour. Les sillons luirent à la lueur vacillante des torches alors que le Borgne en terminait avec son exposé.

L'idéal serait de se servir du Coimneanh Righrean pour réaliser ce changement. Je livrerais Magetobrigos à votre vindicte et je prendrais la tête de votre râclure de Second Roi. Bien entendu, si tu as une contre-offre à me faire, je suis tout ouïe.

Il avait exposé son jeu sans en dévoiler tous les atouts. Valait mieux ne point trop en dire et jauger la réaction du Serpent avant de discuter des détails d'un tel complot.

Dans les rangs de Gurvan se murmuraient d’insaisissables babillements. Les hommes du Serpent susurraient de mauvaises paroles dans leur patois traînant et rocailleux. Chacun y allait de son petit commentaire, et seul restait silencieux l’eorl lui-même. Les pouces toujours engoncés dans son tartan, il observait d’un œil amusé le Cléirigh tomber dans un discours grandiloquent. Nul sourire sur son visage, seulement deux yeux aux légers plis rieurs.

« Je crois pas que tu m’aies bien compris, Wylan. Je t’ai pas demandé quand tu comptais agir, mais comment. »

Donar cracha par terre, comme s’il se sentait obligé d’appuyer les dires de son chef d’un beau glaviot percutant l’humus. Gurvan continua :

« Capturer un roi, ça ne se fait pas en un tournemain. Nous savons le Sanglier extrêmement bête, mais il a quand même de la ressource, et des hommes qui le servent loyalement. Arnec ne s’engagera à rien tant qu’il ne saura pas si ton plan peut marcher. »

Gurvan retira ses pouces du tartan pour croiser ses bras sur son torse, posant chaque main sur les torques séant chacun de ses deux bras.

« Quant à ce que tu proposes, ma foi, ça me semble être un bon moment pour une conspiration. Cependant, le Coimneanh Righrean est sacré. Il faudrait agir en dehors de la cérémonie, afin de ne pas fâcher Ruigsin. De préférence avant qu’elle ne se déroule… »

Uacco, dans le dos du chef, avait les mains crispées en poings rageurs. Donar le vit, et fit une œillade discrète à Unvan, qui lui répondit tout aussi discrètement. Le Serpent continuait :

« Ça risque quand même de bien enrager les druides, alors si ça devait arriver, il faudra aussi se mettre les Dias en poche avec quelques sacrifices. Et pas des poulets, si tu vois ce que je veux dire. »

Il fit un petit clin d’œil au borgne, ricanant intérieurement en se rendant compte que lui ne pouvait plus vraiment le faire.

La tension était palpable entre les deux groupes. À chaque parole prononcé par un eorl, les guerriers de l'autre se mettaient à remuer et à maugréer dans leurs barbes. Le rouquin se redressa légèrement, bombant le torse comme pour montrer un peu mieux son tartan à l'oeil vif du Borgne.

Je crois pas que tu m’aies bien compris, Wylan. Je t’ai pas demandé quand tu comptais agir, mais comment. Capturer un roi, ça ne se fait pas en un tournemain. Nous savons le Sanglier extrêmement bête, mais il a quand même de la ressource, et des hommes qui le servent loyalement. Arnec ne s’engagera à rien tant qu’il ne saura pas si ton plan peut marcher.

Bien entendu que le fangeux s'interrogerait sur le "comment". Des jours entiers que Wylan tournait le problème dans tous les sens et même s'il avait quelques pistes intéressantes, la manière de réussir le régicide était encore flou. Toutes ses réflexions avaient menés au même point, il devait compter sur la participation des ennemis jurés des marais. L'eorl des marécages poursuivit ses remarques, laissant le Borgne réfléchir à la meilleur façon d'expliquer son projet.

Quant à ce que tu proposes, ma foi, ça me semble être un bon moment pour une conspiration. Cependant, le Coimneanh Righrean est sacré. Il faudrait agir en dehors de la cérémonie, afin de ne pas fâcher Ruigsin. De préférence avant qu’elle ne se déroule… Ça risque quand même de bien enrager les druides, alors si ça devait arriver, il faudra aussi se mettre les Dias en poche avec quelques sacrifices. Et pas des poulets, si tu vois ce que je veux dire.

Wylan haussa les épaules face à l'évidence des propos du Serpent avant de répondre d'un ton calme.

Avant ! Le Conseil des Rois rassemble ... Eh bien les Rois, peu importe leurs noms. Un seul des vôtres suffira à porter la parole de votre peuple et peu importe que ce soit Magetobrigos ou un autre qui porte celle du mien.

Wylan coula son regard vers Silgrid qui, lui, toisait d'un oeil mauvais l'eorl Broìn. Si le vieux guerrier n'avait pas été aussi discipliné, il aurait déjà sauté à la gorge du rouquin pour lui ouvrir la trachée à grands coups de dague. Le Borgne poursuivit, posant une main sur l'épaule de son homme pour l'apaiser un brin.

Le "comment" t'importe peu, n'est-ce pas ? La façon dont je compte gagner la confiance de mon Righ et le duper dépendra grandement de l'issue de notre rencontre. Nous avons des traditions, des coutumes, qui pourraient me permettre de me jouer du Sanglier, mais je les garde pour moi.

Une façon simple de gagner un peu de temps même s'il y avait un fond de vérité. Il posa de nouveau son regard sur le fangeux, souriant avec une complicité malsaine et entendue.

Si mon plan réussit, je préfère ne pas confier tous les secrets pour me déchoir à nos plus anciens ennemis. Je n'ai que peu de doutes sur le fait qu'une fois Magetobrigos supprimé, le vieil Arnec fera de moi son nouvel adversaire. On dit qu'il n'a qu'une parole, mais qu'il aime la reprendre aussi aisément qu'il la donne. Et dans cette affaire, n'est-ce pas moi qui devrais le questionner sur la manière de livrer son "petit neveu" ?

Les hommes de Wylan échangèrent quelques gloussements en posant la main sur le pommeau de leurs épées. La pique était de bonne guerre, mais même si le roux ne s'était pas gêné pour user de provocation, ses guerriers auraient pu prendre la mouche en entendant un Cléirigh répliquer.

Mon offre reste inchangé, Eorl. Si ton Roi m'offre la vie d'Arvel, je lui offre celle du Sanglier avant le Coinmeanh Righrean. Nous pourrons faire un point tous les dix jours, ici-même ... Et sans perdre de longues minutes à jouer au plus malin à se cacher comme des enfants. Penses-y quelques instants, Eorl, si nous réussissons, ce pourrait être la fin d'une querelle ancestrale et d'une guerre que même Lochran a réprouvé. Même le Chenu doit être lassé de voir sa famille crever pour rien depuis des décennies. Et je suis convaincu que tes guerriers comme les miens ont déjà payés cent fois leur dû au nom d'une énième revanche à prendre.

Le Borgne fit un pas en avant et tendit la main, son oeil mort fixé sur le visage de son interlocuteur, comme s'il tentait de sonder son âme.

Qu'en dis-tu ? Avons-nous un accord ?

Gurvan resta silencieux devant les paroles du Borgne. Évidemment, qu’il n’allait pas révéler son plan. Ce qui comptait, en revanche, c’était l’assurance et l’aplomb avec lequel ses dernières paroles furent proférées. A l’entendre, Wylan était déjà roi des Cléirigh, or, il devait encore passer les épreuves et survivre aux éventuels concurrents de la Deuchain'nan'Ceo. Mais cela n’intéressait pas vraiment le Serpent, ni le Chenu d’ailleurs. Qu’importe qui sortirait vainqueur, s’il était une menace, Arnec saurait trouver un moyen de s’en débarrasser. L’eorl de Fearnóga passait machinalement ses doigts dans sa barbe, observant le Borgne et ses cogneurs. Puis soudain, à la main tendue, il se raidit. Quelque chose dans son regard changea. Il lui fallut un long instant de méditation avant de finalement agripper l’avant-bras du Cléirigh, et lui lancer :

« Righ airson righ. En l’absence de druide, cet engagement je le fais devant Ruigsin, les Dias et les Tuas, au nom d’Arnec des Broín, dit le Chenu. Un roi pour un roi. »

Lorsque leurs bras se lâchèrent, Gurvan fixa étrangement Wylan. Un instant flotta, au cours duquel le Serpent digéra ce qu’il venait de proférer. Il n’entendit pas Uacco tenter d’avancer sur lui, ni ses deux compagnons assommer leur camarade au premier pas. Mais quand il reprit contenance, ce fut pour offrir un vilain sourire aux Cléirigh, tandis que Donar et Unvan maîtrisaient leur comparse Uacco en lui lançant des injures fleuries. Faisant fi de la scène se passant dans son dos, le Serpent dit à Wylan :

« Tu manques pas de toupet, toi. Je vais peut-être me mettre sur mes gardes, lors de prochaines batailles. Des fois que tu serais dans le lot. T’as beau avoir une sale trogne, Arvel n’a pas su t’arracher ce qui fait ta force. »

Eloge respectueuse, ou compliment mal placé ? Nul ne pouvait vraiment savoir ce que le sourire goguenard de Gurvan pouvait signifier, à part lui-même. Mais l’heure était venue pour sa langue de rentrer derrière ses crocs. Il fallait porter la nouvelle au righ, et ses conséquences. Gurvan soupira intérieurement, ses mains devenant moites. La sensation était étrange. C’était comme celle précédent une trahison, mais sans son tranchant, car la trahison n’en était pas vraiment une. La nouvelle sensation s’effaça peu à peu du derme de l’eorl, tandis que celui-ci saluait d’un geste désinvolte les Cléirigh et prenait le chemin pour le bateau.

Alors qu’ils arrivaient à leur toue, Donar et Unvan relevèrent le corps ficelé et couvert de bleus de leur ancien compagnon, Uacco l’Impétueux. Ce dernier était moins combatif, une fois passé à tabac et saucissonné. Gurvan lui attrapa la tête, le soustrayant à la prise des deux formidables Broín encore de son côté. Il approcha de l’eau, qui lui arriva presqu’au genou lorsque Uacco recommença à montrer des signes de combativité. Le Serpent le força alors à se mettre à genoux dans la flotte, et saisissant toujours sa tête, le noya comme un vulgaire chiot.

Alors qu’il forçait le crâne de son ancien ambacte dans l’écume bouillonnante, Donar parla :

« Righ airson righ, alors ? »

Gurvan, concentré à maintenir la tête dans l’eau, ne répondit pas tout de suite. Il attendit que les bulles réduisent, que les mouvements deviennent erratiques.

« Righ airson righ, ouais. Les temps changent. C’est ainsi. »

Donar et Unvan se regardèrent. Dans le fond de leurs yeux luisait une tristesse lancinante.

Quelques secondes passèrent avec pour seul bruit une bourrasque qui fit plier quelques joncs sur la rive. L'eorl roux toisait le Borgne qui restait la main tendue et ouverte, attendant la réponse qui viendrait définir la suite des évènements. Puis le Broìn saisit l'avant-bras de Wylan qui empoigna à son tour celui du Serpent.

Righ airson righ. En l’absence de druide, cet engagement je le fais devant Ruigsin, les Dias et les Tuas, au nom d’Arnec des Broín, dit le Chenu. Un roi pour un roi.
Righ airson righ.

Le Borgne hocha la tête pour appuyer ses mots. Un des fangeux voulut contester et tenta de s'approcher des eorls. Les guerriers de Wylan s'agitèrent à leur tour mais surent se tempérer en voyant les frères d'armes du contestataire se saisir de lui et le molester copieusement pour le calmer. Les mains lâchèrent les avant-bras et, après avoir fait un pas en arrière, la voix du roux retentit de nouveau.

Tu manques pas de toupet, toi. Je vais peut-être me mettre sur mes gardes, lors de prochaines batailles. Des fois que tu serais dans le lot. T’as beau avoir une sale trogne, Arvel n’a pas su t’arracher ce qui fait ta force.

Un sourire étira les lèvres de Wylan qui eut du mal à ne pas être surpris par le compliment de Gurvan. Les crocs du Borgne se révélèrent, donnant un air probablement plus inquiétant encore au Cléirigh. Il déclara calmement, une pointe de morgue dans la voix.

Arvel regrettera bientôt de n'avoir pris que la moitié de mon visage.

Ses traits se radoucirent un brin avant de poursuivre.

Et si je réussis, il est possible que nous ne recroiserons plus jamais sur le champ de bataille, ou uniquement comme alliés. Seul Ruigsin le sait.

Les Broìn plièrent bagage, emportant dans leur sillage leur compagnon à demi-conscient. Entouré de ses hommes, le Borgne observa la barque repartir en silence sur la rivière. Les bras croisés sur son torse, l'eorl resta un instant silencieux, écoutant les battements de son coeur qui s'était accéléré lorsue la main du rouquin s'était refermé sur son avant-bras. Il finit par dire, après que la forme longue de la barque n'eut disparu dans les roseaux qui longeaient la presqu'île.

Eh bah, ça s'est encore mieux passé que je le pensais.
Tu es certain qu'ils respecteront leur part du marché ?

Silgird n'avait pas prononcé un mot de tout l'échange, ni même émit un son. Il s'était contenté d'observer d'un oeil torve ceux qui lui avaient ôté un fils pendant la dernière bataille de ce que tous appelaient la Guerre des Brogues. Wylan posa sa main sur l'épaule du vieux guerrier, plantant son regard dans celui du guerrier à la barbe grisonnante.

Même s'ils n'ont pas d'honneur, ils ont une parole.

Silgird haussa les épaules en émettant un grognement, puis les quatre Cléirigh reprirent la route de leurs vallons. Le plus dur était à venir ...