Convaincre le Fléau (pv Ultàn)

48e jour du Printemps
(année impériale 399)

Après l'air vicié du Talamh'Vasaich et le pays vallonné du Cnuiclarann, Gaukka avait franchi le Brò pour s'enfoncer sous les frondaisons de la Gàrradh Spioradan. Même si arpenter les chemins formait le quotidien du Voyageur, les jours défilaient trop rapidement à son goût. Pour la première fois depuis qu'il avait entrepris son périple sans fin, il avait la sensation de manquer de temps. Il devait se hâter de remplir la mission qu'il s'était confié et prévenir chaque Roi au plus vite.

Pour la première fois, il ne s'attarda pas devant les cairns dressés au centre des clairières de la forêt touffue et se pressa de rejoindre les rives de l'Eascann. Le fleuve aux reflets argentés coulait paisiblement depuis les hauteurs du Fumhaireantìr et le druide remonta le courant sans perdre un instant. Le Caldadhdun déploya sa haute silhouette bien avant que les murs de la cité ne soient visibles. Il franchit la porte du village le coeur battant. À chaque fois qu'il revenait dans sa ville natale il resentait un pincement au coeur, mais cette fois, ce n'était pas la nostalgie qui agitait ses entrailles mais bien l'anxiété d'arriver trop tard. Les images des hordes de cavaliers déferlant depuis l'horizon en flots ininterrompus avaient marqués de façon indélébile la rétine de Gaukka.

Quelques enfants vinrent à sa rencontre et l'entourèrent en réclamant des récits de son dernier voyage. Il secoua la tête en éloignant son auditoire avec douceur. Même s'il prenait toujours quelques instants pour narrer aux jeunes Pluincéid les beautés découvertes lors de son voyage, il ne pouvait se permettre de prendre ce temps. Pas maintenant. Pas tant que le Roi et le Comhairle n'était pas au courant de ce qui se tramait vers le Levant. Les guerriers en faction devant la porte de la demeure royale inclinèrent la tête en voyant le druide avancer, le visage toujours dissimulé sous sa large capuche. Il franchit la porte et avança dans le Grand Hall du Caladhdun. Face à lui, occupant son trône, le roi Pluincéid rognait un os de poulet, l'air songeur. La voix légèrement éraillée de Gaukka retentit.

Salut à toi, Ultàn fils d'Elràun ! Que Ruigsin veille sur toi.

Posant une main sur le coeur, le druide s'inclina avec respect devant son souverain.

La voix du Roi Pluincéid tonna tandis qu'il laissait choir son os de poulet en s'avançant vers le Voyageur.

Gaukka, sois le bienvenue chez toi. Cela fait un certain temps que nous ne t'avons pas vu dans nos contrées ; quel bon vent t'amène ? Est-ce les Dias qui t'ont envoyé pour me parler ?

Ultàn donna l'accolade au druide avec autant de chaleur que le laisser entendre sa voix. Il était presque troublant de voir cette jovialité dans l'oeil de celui qu'on avait surnommé le Fléau. Le souverain était capable des pires atrocités à l'encontre de ses ennemis, mais heureusement pour lui, Gaukka n'était pas de ceux-là. Il passa un de ses longs bras par-dessus les épaules d'Ultàn et vint tapoter doucement le dos musculeux du Roi. Il aurait aimé partager la même légerté qu' Ultàn, cependant c'était de biens sombres affaires qui avaient conduit le Voyageur jusqu'à sa ville natale. Il crispa légèrement ses lèvres en se séparant du souverain, le regard grave.

Un vent pas si bon que je l'aurais souhaité, Grand Roi.

D'un coup d'oeil rapide, il remarqua les vestiges du repas qui trônaient encore sur la table qui longeait le mur. Il leva un sourcil, celui des deux qui avait gardé sa mobilité.

Je suis navré de te déranger pendant ton repas.

Il secoua son bras droit, faisant remonter le bracelet portant les gravures représentant Fios. Il posa sa main aux chairs torturées sur l'épaule d'Ultàn, plongeant son regard dans celui du Roi.

Les Dias m'ont fait être le témoin de la plus grand menace pour nos terres. Pour la première fois depuis des années Fléau, j'ai peur. Le levant amène avec lui la destruction et la mort. As-tu déjà entendu parler de la grande cité de Skov ?

Les amabilités avaient été échangés et l'un comme l'autre étaient ravis de se retrouver. Dans des circonstances moins urgentes, Gaukka se seraient sûrement bien plus réjouis à l'image d'Ultaàn. D'un geste de la main, le souverain désigna sa table.

Prends un siège et mange, la route pour venir ici a du te donner faim et soif. De cette cité de Skov, je n'en ai que de lointains souvenirs je le crains ; peux-tu me rafraîchir la mémoire Voyageur ?

Le Voyageur avait communiqué son inquiétude au souverain, qui avait dorénavant un voile amère sur les yeux alors que quelques instants plus tôt, on y lisait que de la joie. Il y eut quelques secondes de flottement alors que les deux hommes remarquèrent le regard des gens attablés qui étaient dirigés vers eux. Ultaàn reprit comme si de rien était.

Mais avant, laisse moi te présenter ma femme Asdis que tu dois déjà connaître, ainsi que mon fils Ulraùn et ma fille Andrà.

Le druide posa la main sur son front, puis sur son coeur en guise de salut et de bénédiction à l'encontre de la famille du Roi.

Banrigh Asdis, c'est un honneur de te revoir. Le temps n'a pas d'emprise sur ta beauté.

Il tourna son visage à demi-brûlé vers la progéniture d'Ultàn, ses lèvres s'ourlant en faisant légèrement craquer sa peau parcheminée.

Il me semble que ton nom a été béni par les Tuas, Righ Ultàn. Deür le Farceur semble m'avoir joué un tour tant le temps a filé. Il n'était que de jeunes enfants à peine plus haut que cette table la dernière fois que je les ai vus. Neart a béni ton fils et nul doute que Gradh veille sur Andrà.

Gaukka parlait avec douceur et bienveillance. Malgré son visage déformé par les flammes et sa stature imposante, c'était grâce à sa voix qu'il charmait son auditoire, même les plus jeunes qui pouvaient être effrayé au premier abord. Il s'assit à la table et se tourna une nouvelle fois vers Ultàn, reprenant là où ils en étaient avant que les présentations formelles soient faites.

Skov se trouve à l'Est, Ô Righ. Loin dans les plaines, au-delà des épaisses forêts et des steppes glacées. On la surnomme la Cité de Rubis. Elle possède des murs de pierres rouges et des toits en or en forme de dôme. De ma vie, j'ai vu peu de cité aussi grandiose, Roi Ultàn. Une muraille épaisse d'au moins douze pieds et haute de plus de vingt. J'y ai rencontré des peuples dont mêmes les sagas de nos ancêtres ne nous apprennent rien, vêtus de soie colorée et portant d'étranges chapeaux peints de runes étranges. Ils ont la peau presque jaune et des yeux fins et ...

Il se saisit de l'écuelle que lui tendait la jeune Andrà et l'accepta avec un petit sourire, avant de revenir à son sujet en secouant la tête.

Je m'égare, mes excuses. Là n'est pas la raison de mon récit ... Lors de ma visite, j'ai plusieurs fois entendu prononcé un nom qui évoquait la peur, même chez le plus dur des hommes de la cité. Les Ghotaï ! ... En as-tu déjà entendu parlé, Ultàn ?

Gaukka prenait le temps de distiller ses informations. Il ne voulait pas créer un sentiment d'oppression immédiat, car même si le temps pressait, le druide ne voulait pas créer une rumeur qui répandrait la peur dans Caladh. Il devait prendre le temps de comprendre les échos qui étaient déjà parvenus jusqu'aux oreilles du Roi. De ce qu'il avait vu à Skov, la sinistre réputation des envahisseurs précédait leur cavalcade destructrice de quelques semaines.

Quelques curieux entraient au compte-goutte dans le Grand Hall du Caladhdun. Le Voyageur emmenait toujours quelques personnes dans son sillage, avides d'entendre le récit de son dernier voyage et de savoir quelles nouvelles merveilles il avait vu. La famille du Roi était suspendue à ses lèvres, au même titre que les autres auditeurs qu'il entendait plus qu'il ne voyait. La réponse d'Ultàn à la question du druide était peu ou prou celle qu'il attendait.

Les Gothai. Je n'en connais que des légendes, Voyageur. De bien sombres et mauvaises pour te dire la vérité. Mais je me souviens des récits d'Arelios à leur sujet, comme bon nombre des nôtres. Je pensais seulement que ces histoires avaient pour seul but d'effrayer les plus jeunes d'entre nous. Qu'en est-il alors pour que tu viennes m'évoquer ici même leur nom avec une mine aussi blême ?

Une fois encore, les lèvres charnues de Gaukka s'étirèrent en un trait contrarié. Refusant de se laisser une nouvelle fois submerger par les images terribles qui avaient heurtées sa rétine, il prit de nouveau la parole, poursuivant sa narration.

Je crains que les légendes sur les Feareich que nous contait Arelios lors de notre enfance ne soient pas que de simples contes. Je les ai vu déferler sur Skov, comme une vague interminable qui s'écrasait contre les hautes murailles couleur de sang. J'ai déjà vu des armées puissantes, Ultàn, j'ai vu la guerre, j'ai vu les combats. Pour la première fois, j'ai eu peur face à ces cavaliers. Pendant mon séjour dans la cité-Rubis, j'ai vu les habitants sombrer dans l'inquiétude, puis la panique. Et lorsqu'ils sont arrivés ... Ils ont donnés raison à tous.

Il se saisit d'un gobelet et but une rasade de bière avant de conclure, un masque lugubre sur son visage.

Cette cité fantastique ... Je l'ai vu tomber en quelques instants ... Et leur chef a juré devant ses dieux, qu'il allait conquérir l'Ouest. Tout l'Ouest ... Il se peut que bientôt, nous soyons sur leur chemin.

Les nouvelles qu'annonçaient le druide créèrent un silence dans le grand hall du Caladhdun. Le temps sembla suspendre sa course tandis que le Roi Pluincéid toisait Gaukka d'un oeil inquiet. Les quelques curieux qui étaient entrés à la suite du Voyageur échangèrent quelques murmures anxieux. La voix d'Ultàn résonna alors.

Laissez-nous seuls !

Tel une volée d'étourneaux, les personnes qui se massaient autour d'eux se dispersèrent sans demander leur reste. Le Fléau se tut le temps que les derniers membres de son peuple aient quittés les lieux. Gaukka et lui échangèrent des regards silencieux, attendant de se retrouver enfin seuls. Ultàn reprit la parole à cet instant.

Gaukka, es-tu sûr et certain de ce que tu avances-là ? Car si tes paroles s'avèrent exactes, ni Caladh, ni les villages aux alentours ne sauront résister à cette invasion.

Un léger sourire se dessina sur ses lèvres brûlées. Il ne trouvait pas la situation amusante, loin de là, mais il comprenait que le Roi ait du mal à accepter la gravité des propos qu'il tenait. Il porta à sa bouche le gobelet que son hôte avait rempli quelques instants plus tôt et but une grande rasade de bière. Il prit une grande inspiration avant de confirmer les craintes d'Ultàn.

Je jure sur les Dias, les Tuas et les Spiors que je t'ai dit la vérité. Autant sur la magnificence de la cité-Rubis que sur sa chute. C'est parce que je partage ton ressenti que je suis venu te trouver aujourd'hui, Righ Ultàn.

Il s'appuya sur son bâton pour se redresser et avança lentement vers le souverain Pluincéid. Il posa sa main droite, celle qui portait les mêmes stigmates que son visage, sur l'épaule d'Ultàn avant de poursuivre.

À dire vrai, je crains qu'aucun des peuples libres ne puissent résister si nous ne nous unissons pas.

Il passa rapidement sa langue sur ses lèvres qui lui paraissaient encore plus sèches qu'à l'accoutumée. Il plongea son regard émeuraude dans celui d'Ultàn, afin qu'il puisse y lire toute la détermination qui y flambait.

Je ne vais pas te mentir, Righ. J'aimerai que le Comhairle accepte que tu participes au Coinneamh Righrean. Il faut que les Grands Rois se rencontrent. J'en suis persuadé.

Sa main se ressera légèrement autour de l'épaule du Roi sans qu'il le veuille. Il connaissait le fonctionnement de la suzeraineté de son peuple et savait très bien que la décision ne revenait pas au Roi uniquement, mais si le Fléau était convaincu, son conseil pourrait l'être plus aisément.

Perdu dans ses pensées, Ultàn offrit au druide la réponse qu'il attendait.

Je réunirai le comhairle, oui. Ce soir même et je te veux à mes côtés lorsqu'il me faudra rapporter le récit que tu m'as fait.

Le Voyageur hocha la tête en ayant un léger soupir de soulagement.

Ce sera un honneur, Righ Ultàn.

Il ôta sa main de la large épaule du souverain pour la poser sur son fidèle appui. Le Roi n'en avait pourtant pas terminé avec lui. Il l'interrogea de nouveau.

As-tu rencontré les autres rois, Gaukka ? T'ont-ils écouté ? Je m'interroge sur leur capacité à mettre leurs griefs de côté pour le bien commun. J'ignore qui des faereich ou de nos voisins de l'ouest il faut le plus se méfier. Nous connaissons tous deux les limites qui ont pu être atteintes lors de la Longue Guerre et l'alliance forgée entre les peuples.

L'amertume suintait des mots du souverain, au même titre que l'inquiétude. Bien que ce constat n'était pas idéal, il n'était que le reflet d'une bien triste vérité. Les peuples libres avaient passés plus de temps à se chercher des différences qu'à se rassembler autour de leurs points communs. Sa mission était difficile, il en avait parfaitement conscience, mais il ne pouvait se résoudre à baisser les bras face à la difficulté. Il en allait de la survie des grands peuples qui bordaient la frontière de l'Empire Ruvien. Son sourcil gauche se leva tandis qu'il tentait de dissiper l'air morose de son interlocuteur.

J'ai déjà rencontré les souverains Broìn et Cléirigh et comme toi, ils ont émis des réserves. Mais comme à eux, je te dirais qu'il est nécessaire que le Conseil des Rois se tiennent au plus vite. J'irai rencontrer la Reine Morgana dès que j'en aurai fini à Caladh.

Le sourcil retomba sur un regard plus dur et déterminé. Comme à chacune des rencontres qu'il avait eu et qu'il aurait, il devait se montrer des plus persuasifs.

Crois-moi quand je te dis que les cavaliers des steppes sont infiniment plus dangereux que n'importe lequel de tes rivaux. La précédente Grande Alliance avait pour but de conquérir et de tuer, celle que j'appelle de mes voeux, et j'espère qu'il en ira de même pour toi, Grand Roi, est faite pour survivre.

Il fit claquer son bâton sur le sol pour ponctuer sa phrase, ajoutant un léger effet dramatqieu à son affirmation. Il ajouta finalement.

Lors du Comhairle, tu pourras demander à ton chaman son avis. Il semblerait que plusieurs de ses pairs ont déjà eu des visions d'un grand danger venant de l'Est. Certains auraient même vu Baran Didom lui-même arriver avec le soleil levant.

Ne restait plus qu'à espérer que les chamans Pluincéid avaient reçus les mêmes visions que ceux du Talamh'Vasaich.