Jeûne - Cena [Titus]

IIIème jour de Primo Seminare,
Edelmia,
Domvs Sevinii

« Par la barbe d’Ukko, mais qu’est-ce qu’il fait, ce gredin ? »

La Domus Sevinii baignait dans la lumière du soir, ses larges ouvertures arrosant les pièces d’une clarté chaude et orangée. Engoncé dans son lectus, qui avait la fâcheuse particularité de ne pouvoir vraisemblablement accueillir que lui, Galba attendait impatiemment la venue de son fils. Le curiate était vautré dans sa banquette en demi-lune, mais aurait pu bondir à tout moment d’un geste rageur pour maudire une énième fois cet énergumène de Titus qui lui faisait une fois encore le déplaisir d’être en retard pour la cena. A côté de lui, la bien plus jeune et bien plus frêle Aurelia ne savait guère où se mettre. Entre les ruminations de son mari et la perspective de retrouver son beau-fils qui était plus vieux qu’elle, la matrone n’éprouvait aucun enchantement à l’idée de ce repas.

Pourtant, la table avait été remplie de mets délicieux pour l’entrée : des huîtres fraîches apportées expressément de Valtaia n’attendaient qu’à être ouvertes et goulûment avalées ; de nombreux autres rejetons de la mer, crustacés fourrés d’ail et bulots arrosés de vin nouveau ; du flan d’asperges, lié à l’œuf et rehaussé de livèche et de coriandre verte ; un pain arrosé de vin, d’anis, de cumin et d’une livre de fromage, cuit avec du bois de laurier ; des tétines de truie bien grasses, après avoir mariné dans la saumure de thon une journée entière. Lucullus, le plus brillant esclave de Galba, s’était donné un mal de chien pour recréer l’un des menus organisés par l’empereur Termanicus. Et Titus, d’une insolence crasse, laissait à son père l’odieuse tentation de tous ces mets sans qu’il puisse s’en régaler avant de voir son fils prendre place à ses côtés.

« Ah, le petit cuistre… Ah l’ingrat ! »

Aurelia tenta alors une amorce :

« Je suis sûre qu’il aura eu une bonne raison d’être ainsi retardé. »

Galba offrit alors à sa compagne un regard autant surpris qu’incrédule. Puis l’énorme censeur éclata d’un rire aussi gras et jaune que l’huile d’olive coulant sur les plats, et rétorqua d’une voix aigre-douce :

« Mon fils est toujours en retard pour ses bonnes raisons. Tu auras tout le loisir de juger si elles entrent dans les tiennes lorsqu’il se montrera. »

Aurelia se rembrunit légèrement. Elle savait la relation entre le père et son fils assez compliquée. Malgré tout, elle ne s’attendait pas à se faire prendre à partie par le paternel pour avoir seulement essayé de calmer sa verve.

Quoiqu’il puisse advenir ce soir, Aurelia sentait bien qu’elle allait regretter ce dîner.

« Il est temps de se lever, Dominus. »

La voix de Condylome flottait avec légèreté dans l'obscurité de la chambre, comme chaque fois qu'il s'en venait réveiller son maître ; c'était là un exercice des plus délicats que nul ne pratiquait mieux que lui, ce qui ne lui rendait pas la tâche moins fastidieuse.

« Ton père t'attend, Dominus.
- Hmmgnngrmpf », marmonna Merula de sa bouche pâteuse, se tortillant dans sa couche avant de rabattre la couverture sur lui. « Après la sieste.
- Tu as dormi tempus pomeridianum, Dominus, jusqu'à solis occasus. Ce n'est plus une sieste.
- Le prandium était copieux à la mi journée, la digestion a ses exigences.
- Cela est égal, Dominus, ton père t'attend.
- Mais j'étais si bien, Condylome », maugréa Merula, consentant malgré tout à lever le nez de ses draps. « Je faisais un rêve merveilleux. L'empire tout entier était frappé par la canicule, et il faisait aussi chaud à Edelmia que dans les îles salfarides. La chaleur rendait les femmes impudiques et faisait mourir les vieux. Quel pied ! Et toi, tu me réveilles pour que j'aille regarder mon paternel s'empiffrer en exhibant sa poule pour me rendre jaloux. Tu es d'une cruauté.
- Il vaut mieux que ce soit moi qui vienne te chercher, avant que ton père ne le fasse.
- Mon père, s'en charger ? Il faudrait déjà qu'il traîne sa surcharge pondérale jusqu'ici. Non, Condylome, n'aies crainte, on a le temps de le voir venir. On l'entendra, surtout, et on sentira les murs trembler. »

Bien qu'il continuât de protester, Merula finit malgré tout par se lever, au grand soulagement de Condylome. Comme le jeune patricien s'extirpait de son lit, l'esclave se mit en quête d'atouts seyants pour habiller son maître ; il fallait qu'il soit présentable pour la Cena.

« Ton père a peut-être une grande nouvelle à t'annoncer », conjectura Condylome tout en cherchant où était rangée la tunique bleue valtaienne du jeune patricien. « N'es-tu pas au moins curieux ?
- S'il m'invite à bouffer pour m'apprendre que je dois réintégrer la Légion, ce serait une surprise dont je me passerais bien » s'agaça Merula, qui faisait maintenant les cent pas au milieu de la chambre, à poil. « Ou peut-être qu'il veut juste me déshériter.
- J'en doute. Tu es en âge de siéger à la Curie, maintenant, et il doit avoir des projets pour toi. Je suis certain qu'il espère te voir devenir magistrat, comme le fut ton frère.
- Tu m'imagine vraiment faire de la lèche à tous les baltringues de la Curie ? Ouh, ouh, beaux patriciens, votez pour moi et je vous ferai une petite danse ! » Joignant le geste à la parole afin de mieux illustrer son propos, il se mit à se dandiner, faisant tournoyer sa queue. « Très peu pour moi. Les guignols, je les préfère au théâtre. » Son petit numéro achevé, Merula se tut, constatant que Condylome s'était figé et qu'il le fixait d'un air interdit. « Eh bien, quoi, qu'est-ce qu'il y a ? On dirait que tu as vu un fantôme.
- Je peux te demander une faveur, Dominus ? Ne refais plus ça, s'il te plaît. »

*                  *
*

« Pardonne mon retard, Père », claironna Merula en poussant à la volée les portes du triclinium. « J'espérais arriver plus tôt, mais tu sais ce que c'est : les affaires ! »

Élégamment drapé de sa tunique d'un beau bleu valtaien, Merula présentait bien. Ses cheveux étaient soigneusement peignés, son sourire dévoilait sa dentition impeccable et accentuait le charme de ses yeux pétillants de malice. Oui, Merula présentait bien ; dans ces moments-là, dans ce laps de temps où l'apparence seule pouvait faire illusion, il ressemblait véritablement à son frère Lucilius. Las, cela ne trompait guère ses interlocuteurs, qui savaient fort bien ce qu'il était réellement sous ce bel emballage.

« Aurelia », dit-il en plantant son regard dans celui de sa très jeune et jolie belle-maman, « ta beauté est aussi acérée que le glaive de Ruvios transperçant le cœur d'Argamenas. Que n'ai-je pas le bonheur d'être ton fils ! Je pourrais me targuer d'hériter de ta beauté. » Je pourrais aussi téter tes seins, songea-t-il, se gardant bien d'émettre pareille grivoiserie à voix haute. « Je dois, hélas, me contenter de celle de Père. » Mais ses mamelles nourricières sont bien dodues, elles aussi.

Les portes du triclinium vomirent avec fracas cet empaffé d’enfant indigne, osant se présenter devant son paternel avec un cuisant retard. Galba en étouffa un juron, car l’impudent ajoutait à l’insulte de son retard un air des plus nonchalants. L’énorme censeur se contenta d’un grognement désapprobateur, faisant déjà signe aux esclaves de maison d’approcher pour le service. Ce dernier n’avait déjà que trop tardé, après tout !

C’était cependant Aurelia la plus gênée. Elle avait observé l’entrée de son jeune beau-fils, drapé, orné, à l’arrogance patricienne. Il ressemblait tant à Lucilius, qu’elle se rappela soudain dans un horrible malaise, que c’était ainsi qu’elle s’était naguère fourvoyée. Ravalant sa honte devant le fils prodigue, elle se contenta de répondre à son outrageux commentaire d’un léger signe de tête, évitant tout contact avec ses yeux, d’une manière dont l’habileté forçait le respect. Ce fut Galba qui vint à la rescousse de sa propre épouse :

« Allons, pas de flagorneries, ce soir. Les plats en soupirent déjà ! »

Le censeur se fit dès lors apporter des huîtres, qu’il s’apprêtait à dévorer en compagnie d’un petit vin des régions australes. La piquette de ses propres domaines n’était guère à son goût… Pendant que Metellus l’esclave ouvrait les huîtres au canif, Lucius jetait des regards irrités à son héritier occupé à lorgner sur sa propre femme. Pour le rappeler à l’ordre, sa forte voix l’apostropha :

« Je ne t’ai pas fait venir jusqu’ici pour des badinages, mon fils. Aujourd’hui, j’ai quelque chose d’important à te dire. Et tu vas m’écouter attentivement. »

Metellus tendit une huître ouverte à son maître. Salive à la bouche, le gros censeur s’humecta les lèvres avant de faire basculer le petit animal agonisant dans sa bouche, l’incisant pour l’achever avant d’avaler goulûment sa proie. Même Aurelia détestait observer son mari manger, et préféra donc se concentrer sur les autres plats présents sur la table. Galba jeta ensuite le coquillage dans un bac près de sa banquette, et tendit encore la main pour en recevoir une autre.

« Comme tu as pu le constater, nous avons un nouveau Procurator sur les bras. Cet homme présente une chance pour notre mouvement politique d’acquérir plus de poids encore, si nous arrivons à le rallier à notre cause. Deux duumvirs dans les rangs populares, voilà qui rabattrait le caquet à tous ces indolents qui suivent le petit Scorpa. »

Le dernier mot avait été presque mâché, car Galba venait de reprendre une huître, émettant de petits bruits de déglutition. Jetant à nouveau un cadavre de nacre dans sa fosse commune, il planta son regard dans celui de son fils, essayant de le faire dériver de la direction d’Aurelia.

« Pour ce faire, j’ai besoin de montrer que notre faction est forte, et dynamique. Tu as l’âge pour siéger à la Curie. Tu es bien formé, tu ne bégayes pas. Je te veux à mes côtés lorsque les prochaines élections arriveront. »

Tout en disant cela, se saisit de son gobelin de vin, le faisant remplir à ras-bord par le petit Metallus, tout juste âgé de neuf ans, et qui peinait déjà à lever la cruche.

S'installant sur sa banquette à manger, Merula cherchait désespérément une position confortable. Il s'était toujours demandé pourquoi les repas se prenaient toujours dans cette posture si peu adaptée. Enfant, il avait bien tenté d'autres façons de faire, mais il se faisait alors taper sur les doigts par ses précepteurs, sous prétexte qu'il était impoli de manger assis. Parfois, il regardait avec envie les petits orphelins dans la rue qui mangeaient assis, le dos bien calé contre un mur crasseux ; quelle chance ils avaient, eux, à qui nul ne donnait la leçon ! Tandis qu'il songeait à ces choses, et que son coude gauche sur lequel il s'appuyait commençait déjà à s'engourdir, Merula n'écoutait que d'une oreille distraite les propos de son père. Il consentit finalement à lever les yeux vers son paternel, mais en le voyant engloutir une huître, il les détourna bien vite pour ne pas dégobiller. Ô infâme vision. Le vieux Galba avait l'art de rendre n'importe quel met dégueulasse : il suffisait de le voir porter la chose dans sa graisseuse bouche, et la machônner à grand renfort de succions liquides. A côté de lui, Aurelia déployait des trésors de maîtrise pour dissimuler son dégoût. C'était une chose étrange, que de les voir l'un et l'autre, le sublime côtoyant la hideur. Et à l'image de tous les mets qu'engloutissait Galba, Merula n'était plus si certain de vouloir faire d'elle son dessert, maintenant qu'il se la représentait avec le vieil obèse. Horrible, horrible vision.

Comme il se désintéressait tout autant de la bouffe que de la charmante vision d'Aurelia, Merula finit par prêter plus d'attention aux paroles de Galba, faute de pouvoir se consacrer à mieux. Et comme Galba évoquait la Curie et son souhait de voir Merula y siéger à ses côtés, le jeune patricien eut un temps d'arrêt ; il cligna stupidement des yeux, l'air interdit, comme s'il doutait d'avoir bien entendu.

« Les élections ? » Il grimaça. Outre le fait que la politique était source d'un profond ennui, Merula s'était toujours figuré la chose comme un sacré nid à emmerdes. Les politiciens manquaient singulièrement de fantaisie, et les rares moments où ils faisaient preuve de créativité, c'était quand ils planifiaient des assassinats. Le reste n'était que gamineries. Les passes d'armes que se livraient le vicieux Galba et le coincé Scorpa ne l'intéressaient guère. Merula savait pourtant que la chose viendrait sur le tapis, tôt ou tard. Il était en âge. « Mais quelles élections, Père ? Ton mandat de Censeur ne prend pas fin cette année. Briguerais-tu une autre magistrature ? »

Fallait-il qu'il soit fou ! La Censure était la seule charge à allier le privilège de l'honneur à celui de pouvoir glander la majeure partie du temps. Les autres, Merula n'y toucherait pas avec un bâton.

Galba gronda si fort qu’on eut d’abord dit qu’il rotait à la face de son fils. Ses yeux méprisants étaient braqués droit sur Titus, le jaugeant avec un mélange de dédain et de déception. Alors, jetant une énième huître dans son baquet mortuaire, il lâcha :

« Ce n’est pas de moi dont je suis en train de parler mais de toi, andouille ! »

Le gros curiate se reprit, faisant tourner son cou de bœuf avant de lâcher un petit soupir. Il se radoucit, surtout lorsque Metellus lui tendit une tétine de truie.

« Tu as l’âge pour briguer la questure, Titus. C’est le premier pas du cursus honorum, que tu accompliras comme le digne patricien que tu es. »

Lucius allait rajouter quelque chose de désobligeant, mais par un heureux hasard, sa main se leva juste au bon moment pour enfourner la douce mamelle porcine dans sa bouche, mastiquant ses mots autant que la douce chair. Même Metellus en eut le nez froncé. Aurelia, quant à elle, avait décidé de goûter quelque chose, surtout pour faire honneur aux plats délicieux que Lucullus avait réalisés. Elle se laissa tenter par un petit peu de flan d’asperges, écoutant d’une oreille distraite la suite de la conversation comme si elle n’y était pas conviée.

Galba ordonna à Metellus de lui essuyer la bouche, ce que le jeune esclave s’empressa de faire en cachant son dégoût. Une fois fait, le curiate apostropha à nouveau son fils :

« Tu as couvert mon nom d’une honte indélébile, à la légion. Aussi, j’aimerais que tu répares cette erreur en entamant une carrière politique. Mes nombreux amis t’aideront, et je veillerai moi-même à ce que tu ne produises aucune fausse note. »

Le patriarche parlait comme s’il rendait un jugement. La sentence était irrévocable, il avait déjà pris sa décision. Aurelia devina que cela ne serait pas aussi facile de convaincre Merula, cependant. Elle se souvenait de lui comme d’un homme particulièrement difficile et tatillon, qui cherchait souvent à avoir le dernier mot.

« Mais... mais, mais, maimaimais... »

Il avait tant à protester que, pour une fois, les mots se bousculant dans sa gorge ne trouvèrent pas le chemin pour quitter ses lèvres. Que son père évocât sa désastreuse expérience dans la Légion en présence d'Aurelia le mettait passablement mal à l'aise, lui qui s'était toujours débrouillé pour broder des histoires au sujet de cette période de sa vie. Mais si ce n'était que ça ! Comparé à la Légion, la perspective de se jeter dans l'arène de la politique était une autre porte ouverte vers un monde de souffrance et de difficultés. L'idée même de faire campagne lui faisait horreur. Mais le pire serait encore de la gagner, cette campagne. Lui, Questeur ! Il détestait les chiffres et n'avait jamais été capable de gérer un budget, si bien qu'il dépensait sans arrêt ce que son père daignait verser dans sa cassette. Comment pourrait-il tenir les comptes d'une des trois cités d'Oncmélie ? Nombre de mauvais Questeurs avaient payé fort cher leur mauvaise gestion, sanctionnés en fin d'année par des Curiates mécontents. Merula ne se voyait pas tellement faire mieux.

Et en même temps...

En même temps, Merula savait que la patience de son père, de même que la tolérance de ce dernier vis-à-vis de ses frasques, avaient leurs limites. Depuis son retour de la Légion, il avait appris à aimer sa place d'héritier et les attentions qu'elle lui valait. Or, cette place n'était pas acquise. Il ne devait ce privilège qu'à la mort prématurée de son frère aîné, et il n'ignorait pas que son frère cadet Amulius serait un jour en âge, lui aussi, de se lancer en politique. Qu'il brille là où Merula se serait défilé, et Galba aurait tôt fait de réadapter son testament.

Et puis, serait-il vraiment si nul ? Les politiciens couraient tous après les honneurs et les acclamations ; en cela, Merula ne différait point. Même son père lui reconnaissait le don de l'éloquence, et le jeune patricien adorait s'entendre parler. Si les appuis de son père lui servaient la victoire sur un plateau, il n'aurait peut-être qu'à se baisser pour ramasser les lauriers dont le gros Galba voulait le coiffer. Il serait bien sot de refuser cela. Après tout, les Populares étaient la force montante du moment, et ils comptaient même en leurs rangs l'actuel Tribun consulaire, Publius Acilius Ravilla. Et comme Merula y songeait, il s'imaginait déjà, à son tour, présider la Curie, pour la plus grande gloire des Sevinii. En quelques instants à peine, il était passé du stade "je hais la politique" au stade "je suis né pour faire cela".

« Enfin ! » finit-il par s'exclame, subitement redevenu jovial après un long mutisme. « Je me demandais quand est-ce que tu allais me le proposer. Ah, Père, je suis bien aise ! Peut-on imaginer plus glorieux tableau ? Toi et moi, père et fils, entrant en grande pompe dans la Curie, bras dessus, bras dessous ! » Au vrai, la chose était plutôt difficile à imaginer, car il aurait peine à enrouler sa paluche autour du gros bras flasque de son père sans se prendre son énorme épaule en pleine tronche. « Qu'est-ce que je dois faire pour gagner, Père ? » demanda-t-il, en même temps qu'il retrouvait assez d'appétit pour tendre une main avide vers les tétines de truie.

Le soudain revirement de situation avait bloqué la bouche de Galba dans une position par laquelle il était possible de voir le fond de sa gorge. L’espace d’un instant, tandis qu’une déplaisante remarque mourait dans ses amygdales, le curiate eut l’air d’un silure sorti de sa rivière. Il papillota des yeux, au même titre que son épouse soudain bien plus captivée par la tournure que prenait les événements. La surprise était totale : Galba avait toujours pensé que son fils était un glandeur fini. Là encore, il avait du mal à imaginer que ces mots aient pu sortir d’une si paresseuse bouche. Son éloquence lui échappa donc :

« Je… Hum… Hé bien... »

Ce fut Aurelia qui désamorça le malaise en se parant d’un sourire :

« C’est une merveilleuse nouvelle ! »

Il n’en fallut pas plus à Lucius pour recouvrer l’empire sur sa gestuelle et sa voix.

« Assurément. Pardonne-moi, mais je ne m’attendais guère à ce que tu sois si prompt à accepter, filius. »

Ses traits se déridèrent, et un mince sourire s’étira sur ses épaisses lippes. C’était comme si de profonds tracas venaient soudainement de se volatiliser, rajeunissant par la même son visage déjà marqué par l’âge et l’embonpoint. Il prit une gorgée de ce vin doux venant des provinces australes.

« Je suis fier de voir que tu t’intéresses plus à ton avenir politique qu’à ta carrière militaire. Cette nouvelle me remplit de joie. Fêtons cela avec du vin, et plus de mets ! »

Et sur ce final grandiloquent, Galba s’empressa de goûter aux autres plateaux traînant dans le triclinium. Le pain au fromage et cumin était particulièrement savoureux, assez pour que Galba reconsidère cette fameuse promesse d’affranchissement qu’il avait donnée à Lucullus. Que ferait-il donc sans les talents culinaires et perfectionnistes de son esclave favori ? Il pouvait cependant continuer de l’employer après son affranchissement. Un client d’une telle loyauté était toujours un atout de poids.

La dernière question de son fils fit sourire Lucius, qui finit sa goulue bouchée avant d’objecter :

« C’est plus complexe que cela, Titus. Néanmoins, comme tu le sais, mes amis à la Curie sont nombreux, et si je leur glisse à l’oreille que tu souhaites entamer ta carrière, ils se montreront un soutien de poids. »

Aurelia retint un sourire déplacé.

« Ce qu’il te faudra faire, c’est améliorer ta réputation. Dois-je te rappeler que tes frasques ont également nui à notre nom ? Je ne t’en veux guère, la jeunesse apporte avec elle ses furieuses envies de fête et de débauche… Mais il va falloir remédier à cela. Montrer que tu es un homme nouveau, un homme changé. Quoi de mieux que de prendre une part plus active aux discussions sur le forum ? Je te sais avide de discourir, et assez éloquent pour tenir une joute verbale. Si tu arrivais à montrer quelque intérêt pour la chose publique, je suis sûr que mes comparses populares seraient plus enclins à prendre mes demandes au sérieux te concernant. »

Le forum était le centre névralgique d’Edelmia. S’y montrer, c’était s’exposer à toute la population, à ses critiques, mais aussi à son admiration. Titus aimait parler. Mais encore fallait-il savoir de quoi parler…

Les sages paroles de Galba tempérèrent quelque peu l'emballement de son fils. Tant que les choses paraissaient faciles à obtenir, celui-ci était toujours prêt à se donner à cent pour cent. Le pouvoir, la gloire, il les prenait bien volontiers ; las, les moyens à employer pour parvenir à ses fins lui paraissaient déjà immenses. Se refaire une réputation, ça impliquait renoncer à ses frasques. Lui imposer ça à lui, c'était d'une injustice ! M'obliger à renoncer aux jeux et aux femmes, alors que tu n'as jamais renoncé à t'engraisser comme un porc, c'est des plus gonflés, Père, et c'est le cas de le dire. Était-il prêt à de tels sacrifices ? Bien sûr que non. Mais dans l'absolu, ça ne coûtait rien de prétendre que oui, tant que ça mettait Père de bonne humeur et qu'il pouvait enfin passer pour un bon fils.

« Je te garantis que les Curiates auront bientôt toutes les raisons de me prendre au sérieux », déclara Merula avant d'engloutir une tétine de truie, qu'il suçota goulument tout en coulant une œillade langoureuse à sa belle-mère. « Néanmoins... la Questure, n'est-ce pas un manque d'ambition de notre part ? Je ne sais même pas à quoi ça sert, un Questeur. Compter des piécettes pour les dépenses du Tribun, c'est bien joli, mais est-ce que ça ne fait pas un peu larbin? » Il ponctua ces mots d'une moue dédaigneuse. Avant d'enchaîner : « Mes talents pourraient être mieux employés. Avec ton influence, tu peux peut-être t'arranger pour qu'on me créé un poste sur mesure. Un truc qui en jette, comme Mini-Tribun Consulaire ? Bon, il faut trouver un meilleur nom, mais songe à la gloire que ce serait, que de voir ton fils être le premier de l'Histoire à occuper cette fonction. »