La défaite était indiscutable. Les trois Furhairean beuglaient au loin tandis que les soldats du peuple des forêts détalaient vers l’abri des Gàrradh. Colka observa de loin le dernier acte impétueux de son frère qui livra son dernier acte de bravoure en scarifiant le visage d’un des géants. Entouré de ses soldats, il abandonna le champ de bataille tourmenté par les coups puissants de ses ennemis. Suite au combat, de nouvelles gorges avaient été tracées dans la roche grise et tandis qu’il pensait mener ses troupes vers les futaies rassurantes, le groupe rencontra un immense gouffre qui lézardait à perte de vue.
Colka suivit la faille pendant des heures, tentant de trouver une sente qui le conduirait vers le Nord. En vain. Le sillon qu’avait tracé le coup tranchant du géant semblait avoir coupé tout le massif montagneux en deux. La cicatrice béait sur des lieues entières jusqu’à l’horizon et là où le matin, il y avait un versant en pente douce, il ne trouvait plus que falaises abruptes et pierres ciselées.
Le jour déclinait et le frère du défunt Righ et ses guerriers continuaient à errer à la recherche d’un passage qui leur permettrait de rejoindre le reste de l’armée défaite. Colka dut se rendre à l’évidence tandis que le manteau bleuté de la nuit commençait à couvrir le ciel et que la lune prenait la place du soleil. Remarquant un renfoncement dans le flanc de la montagne, il rassembla ses hommes pour monter le camp pour la nuit. Sur ce paysage rocailleux, aucun bois ne poussait pour alimenter un feu qui éloignerait le vent glacial qu’Ana faisait souffler. Se serrant les uns contre les autres et s’enveloppant du mieux qu’ils le purent dans leurs capes, les guerriers passèrent une nuit horrible où leur sommeil fut entrecoupé de hurlements de loups et de frissons. Dans les ténèbres nocturnes, ils virent les ombres géantes qui se déplaçaient au loin, faisant gronder le sol à chacun de leurs pas.
Lorsque l’astre du jour colora de feu l’Est, bien peu d'entre eux avaient pu récupérer de la bataille. Les yeux rouges et gonflés, les guerriers se relevèrent, courbatus et perclus de crampes. Colka avait l’impression d’être devenu un vieillard, tant le moindre geste lui demandait un effort qui lui faisait grincer les dents. Les soldats reprirent leur route après avoir ingurgité quelques fruits secs et lambeaux de viande séchée que chacun avaient embarqué. Les heures filèrent entre rochers et gouffres et le soleil déclina bientôt sans que les braves ne trouvent une piste ou un sentier de chèvres qui les mènerait vers leur forêt natale. La nuit revint, puis une autre journée d’errance qui précéda une nouvelle nuit noire. Les forces de guerriers les désertaient petit à petit au même titre que le moral. Leurs paroles, d’abord revanchardes et maudissant les adversaires cyclopéens qui avaient mis en déroute l’armée du Roi Doran, se muaient en litanies plaintives et déprimées, suggérant qu’ils allaient mourir de faim et de froid au coeur de la pierre grise et nue.
Au cinquième matin, les plus frêles ne se relevèrent pas de leur nuit sans repos. Dans le ciel, des charognards tournaient en rond au-dessus du groupe. Ces sinistres animaux sentaient le regard du Baran Didom qui se posait sur eux et chaque nuit le Tua enfermerait dans ses paumes décharnées les moins chanceux. C’est lors de la nuit suivante, alors que le groupe se serrait sous une arche naturelle, que Colka remarqua plusieurs points lumineux qui les entouraient au loin. Il se frotta les yeux, pensant d’abord à une hallucination due à la fatigue. Puis une série de jappements lui assura qu’il n’était pas en train de s’imaginer des choses. Une meute de loups s’était approchée et les toisait dans la pénombre.
Affaiblis par les combats et les jours d’errance sous les bourrasques glacées qui fouettaient les flancs de montagne, les hommes peinèrent à brandir leurs armes pour se défendre en cas d’attaque. Les prédateurs restaient tout de même à bonne distance, guettant les signes de somnolence avant d’approcher de leurs proies. La nuit fut longue et parut encore plus éprouvante que les précédentes et pendant la journée, il ne fut pas rare d’apercevoir les silhouettes velues qui rôdaient autour du groupe de guerriers qui titubait plus qu’il ne marchait. Colka vit des hommes solides et courageux se laisser submerger par des sanglots d’enfants en s’affalant contre la roche. Certains sombrèrent dans le sommeil en ayant à peine le temps de poser la tête contre le sol. Le chef lutta de toutes ses forces avant de sombrer à son tour, malgré les points luisants qui étaient braqués sur lui. L’épuisement eut raison de lui et il glissa dans le monde des songes.
***
Colka ouvrit les yeux, le visage à moitié enfoui dans des touffes fournies d’herbe hautes et vertes. Un soleil pâle baignait la plaine infinie où il se trouvait. De ci, de là, de longues épées à la lame épaisse étaient plantées dans le sol et formaient de véritables bosquets de métal qui étincelaient sous les rayons de l’astre blanc.
Suis-je mort ? Sa voix se répercuta en écho tout autour de lui comme s’il se trouvait dans une grotte basse de plafond. Une légère brise se leva et fit grincer les armes épinglant la terre. Le grincement s’amplifia, monta dans les aigüs et retomba dans les graves. Bientôt, ce fut comme une mélodie qui retentissait tout autour du Pluincéid. Parfois, il semblait que les épées hurlaient comme une meute de loups. À d’autres instants, il sembla à Colka entendre des tintements métalliques évoquant le son d’un combat acharné. Pourtant il était seul. Il avait beau tourner, marcher en avant, se détourner pour revenir sur ses pas, lever ou baisser les yeux, ou encore regarder à l’horizon, il n’y avait que lui et ces forêts de lames, cette herbe grasse et ce soleil blafard.
Tu n’es pas mort, Guerrier.Colka sursauta en entendant la voix caverneuse qui venait de s’adresser à lui. À ses côtés, là où un battement de cil plus tôt il n’y avait rien, était apparu un homme, coiffé d’un casque soigneusement forgé d’où une barbe fournie cascadait sur son torse recouvert de mailles. Une hache à la double lame large et gravée de runes dépassait de son épaule et une épée au pommeau à tête de loup battait à son flanc. Colka porta sa main à sa ceinture, cherchant en vain son arme. Le visage de l’étranger était à peine visible dans l’ombre de son heaume et entre les longs cheveux qui voletaient devant ses yeux au gré du vent qui faisait chanter les épées.
Tu es chez moi.Interloqué, incapable de se mouvoir, Colka déglutit difficilement avant de réaliser qui se dressait à ses côtés.
Tu … Tu es … C … Co...Cogadh. Et tu es Colka du peuple des Gàrradh.
Le Guerrier mit un genou en terre, tête baissée, ne sachant comment réagir autrement à l’honneur de rencontrer le Tua de la Guerre. Le Tua eut un petit rire qui se répercuta à l’infini tout autour de lui.
Allons, Guerrier. Redresse-toi.Colka s’exécuta pour découvrir un tout autre paysage. La plaine était devenue stérile. Plus aucune touffe verte ne jaillissait du sol, seulement de la pierre grise et froide et le soleil avait cédé la place à une lune aux reflets violacées. Seules les lames plantées dans le sol avaient subsisté, il sembla même à Colka qu’il y en avait encore plus qu’avant. La voix rocailleuse de Cogadh résonna de nouveau sous la voûte céleste qui s’était constellée d’étoiles.
Si tu veux vivre, Guerrier, suis Madah.L’homme n’eut pas le temps de formuler le moindre mot que l’énorme main du Tua s’approcha de son visage. C’est alors qu’il vit les yeux de Cogadh. Deux puits de ténèbres où semblaient tourbillonner des centaines d’étoiles. La paume caleuse heurta son front et Colka se réveilla en sursaut, assis au milieu de ses compagnons d’infortune, alors que les premiers rayons du soleil apparaissaient derrière les cîmes orientales. Un loup gris était assis au sommet d’une crête et observait le groupe d’hommes tandis que ses congénères rôdaient dans son dos en glapissant et en hurlant. Le Pluincéid mit une bourrade dans le flanc du Guerrier qui était allongé à sa droite avant de se lever et de s’avancer lentement vers le prédateur qui le dévisageait sans bouger. Colka ne disait rien, il ne tourna pas les yeux vers ses camarades pour voir s’ils le suivaient. Leurs voix semblaient être étouffées et indistinctes. Etait-ce vraiment lui qui le faisait avancer ou la simple volonté du Spior qui l’attendait un peu plus loin ?
LA RAGE DE MADAH
Les yeux du canidé semblaient passer du gris à l’ambre sans que la lumière du jour n’ait aucune influence sur eux. Le loup était plus grand que ses confrères, plus large aussi, sa gueule semblait plus longue et sa musculature plus épaisse. Alors que Colka arrivait à sa hauteur, le grand loup se leva et se retourna avant d’avancer sur un affleurement rocheux qui contournait le pic où s'étaient réfugiés le jeune barbare et ses compagnons. Ces derniers, après quelques instants, emboîtèrent le pas de leur chef, non sans méfiance. La meute de loups glapissait et caracolait autour des guerriers des forêts qui suivaient le grand prédateur gris qui semblait les diriger.
Le monde semblait plonger dans une brume étrange, à la fois épaisse et fine, les sons qui entouraient Colka et ses hommes étaient étouffés comme lorsqu’on émergeait d’un rêve. Une cascade chutait depuis le flanc de montagne et même en passant à quelques pas de celle-ci, elle n’émettait qu’un clapotis semblable à une bruine d’été. Le loup, flanqué de Colka, s’engagea sous la cascade pour découvrir une grotte à la voûte haute, percée de stalactites blanches. Les parois brillaient de mille couleurs scintillantes et même si le groupe de guerriers s’enfonçait dans les profondeurs de la montagne, ils continuaient de voir comme en plein jour.
D’un bond, le grand loup gris se retrouva sur un promontoire haut comme deux hommes. Une voix résonna, rebondissant sur les roches brillantes et luminescentes.
Il m’a dit que vous vouliez vivre, est-ce vrai ?Les derniers mots se répondirent en écho en s’estompant petit à petit, jusqu’à ne devenir qu’un murmure rauque. La sensation cotonneuse et hypnotique qui saisissait Colka et ses hommes se dissipa au même moment. Le grondement de la cascade qui dissimulait l’entrée de la caverne assaillit alors les oreilles des guerriers et la grotte devint sombre, à l’exception du grand loup gris qui observait le groupe d’humains depuis son perchoir. Le loup passa la langue sur ses babines en toisant Colka de ses yeux changeants, puis la voix retentit de nouveau.
A-t-il menti ?Non !La voix de Colka résonna à son tour entre les stalactites qui ressemblaient à des bougies qui avaient fondu.
Il … Il n’a pas menti !Pourquoi es-tu venu dans ces montagnes, Guerrier ?Colka marqua un petit temps d’arrêt. Il cherchait d’où provenait la voix qui s’adressait à lui. Il tenta de déceler son propriétaire qui se terrait dans les ombres de la caverne, en vain.
C’est moi qui te parle, Guerrier. Et je t’ai posé une question.Le loup s’était redressé sur ses quatre pattes et montrait les crocs.
Je … Je suis venu combattre les géants des montagnes au nom de mon peuple.Et tu as échoué.Et j’ai échoué …Les hommes de Colka s’étaient approchés de lui en découvrant qu’une foule de paires d’yeux luisaient autour d’eux. La meute avait encerclé les guerriers et les regardait depuis la pénombre. Le loup se rassit et redressa la gueule alors que la voix retentissait de nouveau.
Si je t’aide, tu devras promettre de me dédier ta vie. VOS vies.Colka se tourna vers ses guerriers et quelques murmures s’échangèrent dans les rangs clairsemés du peuple des forêts. L’incompréhension prenait la place de la méfiance qui avait tenaillé les entrailles des guerriers jusque là.
Ai-je votre parole ?Colka serra les mains et prit la parole une nouvelle fois.
Nous te dédierons notre vie … Madah !Soit !Le grand loup gris leva la tête et poussa un hurlement aigü. Les grognements des loups qui se tapissaient dans les ténèbres s’accentuèrent, entrecoupés de glapissements et de jappements excités. Puis une marée de fourrures et de crocs fondit sur les guerriers. Horrifié, Colka vit ses hommes disparaître dans des cris de douleur atroces alors que les crocs s’enfonçaient dans leur chair. Un mouvement tout proche le fit se retourner. Face à lui, le grand loup gris se dressait, le poil hérissé sur son échine. La mâchoire béante de la bête qui s’approchait de son visage fut la dernière image qu’il vit.
CUTHACH
Le peuple des forêts avait regagné la sécurité des futaies après la défaite cinglante qu'il avait subi de la part des Fumhairean. L'armée exsangue n'était que le spectre chétif de l'ost formidable qu'avait rassemblé le Roi Doran quelques jours plus tôt. Seulement, les Fumhairean semblaient déterminés à poursuivre leurs agresseurs et à faire payer de leur vie l'outrage que les Hommes leur avaient adressé. Le pas lourd des géants, semblable aux grondements de Tàirne, résonnaient chaque jour à l'orée des Gàrradh et leurs beuglements rauques rappelaient la menace qu'ils représentaient chaque nuit. Rassemblés autour du druide Faralos, les survivants s'armaient, prêts à affronter leur destin. Les silhouettes gigantesques qui déambulaient entre les arbres s'approchaient chaque jour un peu plus et même si le soir venu, ils repartaient dans leurs montagnes, ils revenaient tous les matins pour arpenter les forêts denses qui flanquaient l'Eascann de part et d'autre.
Faralos sortit pour admirer une dernière fois la lune, avant que les géants ne viennent abattre leur colère vengeresse sur lui. Il avait prié les Dias l'un après l'autre, imploré Ruigsin chaque jour afin de d'échapper au courroux des Fumhairean, mais il devait bien se rendre à l'évidence. Il y avait l'espoir et la naïveté. Les créatures titanesques des montagnes seraient là le lendemain. Il leva les yeux vers un ciel scintillant et improvisa une dernière supplique à un Tua qu'il interpelait rarement. S'il devait combattre avec les siens, Cogadh serait le seul à pouvoir lui venir en aide.
Cogadh ! Puissant guerrier !
L'heure est grave, je suis en danger.
L'ennemi est grand, mais ma foi est immense.
Revêt-moi de ton armure et de ton casque d'or !
Que ta puissance et ta rage me viennent en aide maintenant,
Et abat ta hache sur mes ennemis !
Puisse Madah être mon allié en cet instant !
Cogadh, grâce à toi, la victoire est mienne.
Je t'implore, Ô Tua de la Guerre de laisser tes enfants répandre le sang de mes ennemis.
Un loup hurla au loin, bientôt imité par ses congénères. Un petit sourire illumina le visage pincé du druide en réalisant que le Tua avait entendu sa supplique et que Madah avait répondu à celle-ci. Ses yeux se remplirent de larmes et alors qu'il baissait la tête pour retourner dans la masure où se serraient les vieillards et les enfants, une perle salée quitta sa joue pour venir s'écraser sur le sol. Il était prêt à mourir le lendemain.
Seulement le lendemain, aucun pas lourd ne se fit entendre. Aucun beuglement difforme ne retentit. Aucun arbre ne se coucha sous la poussée de bras épais et cyclopéens. Faralos sortit de son abri pour observer le vol des oiseaux et écouter le chant du vent dans les hautes branches. Tout semblait paisible. Bientôt des cris, semblables à des jappements se firent entendre depuis l'Est. Le druide n'avait qu'une seule certitude : cet étrange tumulte n'était pas celui auquel les Fumhairean l'avaient habitué. Un bourdonnement continu se fit alors entendre, tandis que jappements, aboiements et grognements devenaient de plus en plus forts. Le son grandit, grandit. Quelque chose approchait.
Soudain, comme surgi des ombres de la forêt, un groupe d'hommes apparut, vêtus de peaux de loup, le corps marqué de nombreuses cicatrices semblables à des coups de crocs et le visage peint de bleu et de rouge. Ils avaient passés une corde épaisse sur leur épaule et tiraient l'un derrière l'autre une immense tête. Un deuxième groupe se révéla puis un dernier, chacun traînant le chef décapité d'un géant. S'extirpant du groupe, un homme aux cheveux longs se présenta devant le druide avant de s'incliner doucement.
Les montagnes sont conquises. Les yeux du druide s'écarquillèrent en reconnaissant son interlocuteur malgré les cicatrices qui sillonnaient son visage et son corps à moitié nu.
Colka ?!Le regard de l'homme au visage peint croisa celui du druide, et sans prêter attention à l'interrogation du druide, il surenchérit, sans laisser transparaître aucune émotion.
Nous sommes les Cuthachs ! Nous n'avons pas d'autre nom. Nous avons entendu ton appel, Druide. Nous avons honoré notre serment à Madah et protégé notre peuple. Nous resterons dans le Fumhaireantìr pour continuer notre devoir. Tu connais les mots pour nous invoquer.Colka se détourna et rejoignit ses frères qui laissèrent tomber les cordes avant de faire demi-tour et de retourner dans les ténèbres des bois.
Les Cuthachs vivent depuis ce jour sur les flancs des montagnes, et aucun géant ne s'aventura jamais plus sur la terre des Hommes.
écrit par Gaukka le Voyageur