Traverser les marais (pv Bronach)

A la douceur du sourire du Voyageur, c'est un flot de tristesse qui répondit dans le pli de la bouche tordue dans une parodie de sourire. Elle avait essayé de faire bonne figure, mais cela sembla échapper à Bronach qui sentit une boule d'amertume se loger quelque part dans sa gorge. Elle aurait bien voulu croire à ces paroles, mais elle savait bien que le temps ne serait jamais rattrapé et que rien n'avait le pouvoir de rendre à la Noyeuse ses vingt années volées par l'exil, non plus que sa propre destinée. Ces mots qui se voulaient rassurants avait pour elle le goût de bien trop d'illusions auxquelles elle ne voulait même plus faire semblant de croire. Elle resta silencieuse, la bouche pleine de l'eau saumâtre des vieux regrets, et puis haussa les épaules.

Elle secoua légèrement la tête quand Gaukka la remercia ensuite, avec la très humble, très simple sincérité qu'elle lui connaissait. A tout prendre, cela lui était infiniment plus doux, et de cette sollicitude-là, elle voulait bien. Peut-être qu'elle voulut dire quelque chose, comme quoi ce n'était rien, et que c'était bien le devoir d'une chamane de veiller sur ceux qui venaient quêter son savoir, mais l'accolade qu'il lui donna étouffa ses paroles dans sa poitrine. Dans le creux des bras immenses qui s'étaient refermés brièvement sur elle, Bronach se sentit toute petite -ce qu'elle était- mais cela n'avait pas vraiment d'importance. ça ne dura qu'une seconde, juste le temps d'un adieu, un battement de paupières, le temps pour elle d'esquisser un geste dont la tendresse presque maladroite trahit un de ses rares moments d'émoi.

- Que les Dias te gardent, jusqu'à notre prochaine rencontre, dans ce monde ou dans un autre. Va, je chercherai ton nom dans les présages et sois assuré que je ne manquerai pas de faire savoir les avertissements que j'ai reçus.

Elle lui donna une petite tape sur le bras quand il s'écarta pour sortir.

- Et n'oublies pas que tu as des choses à me rendre, lança-elle d'un ton bourru.

Bronach resta sur le seuil en le regardant s'éloigner, avalé peu à peu par la brume, et resta là jusqu'à ce que la silhouette s'estompe dans les lavis de grisaille qui noyaient le paysage alentours. Quelque part dans les hauteurs, la forme dodue d'une oie sauvage tournoya plusieurs fois au-dessus de la maison en lançant de doux appels qui sonnaient comme des trompettes étouffées par l'humidité ambiante, et lui répondirent les échos répétés des oiseaux tapis dans les roselières. Elle les entendit crier, de loin en loin, et puis se taire.

Quand le silence retomba, Bronach se permit de sourire, comme elle ne souriait jamais qu'à ses propres songes, et à ceux dont les yeux ne se ferment jamais.