Le héros plébéien (pv Marcus) [Terminé]

13e jour de Secundo Seminare
An 399

Le forum se peuplait de citoyens en tout genre sous le regard du Procurator. En haut des marches qui montaient vers les colonnades qui marquaient l'entrée de la Curie et des bureaux des hauts magistrats qui régissaient la province et la cité, Caïus attendait son invité du jour. Le tribun angusticlave en charge de Corsilvam avait rendu un rapport concernant des échauffourées à la frontière et une tentative de vol de l'Aigle Impérial du castrum. Fort heureusement, les soldats de la Legio Aquila avait retrouvé l'enseigne perdue immédiatement et punis les brigands avec le juste courroux de l'élite armée du monde connu. Les plus remarqués des légionnaires aviaent reçus médailles et prime sur leur solde, voir même des promotions et des gains de terres cultivables pour que chaque soldat sache que les héros ruviens étaient toujours honorés et récompensés.

Bien des fois, on lui avait rappelé cela lorsqu'on le surnommait le Héros de Ruvia. Citoyens, sénateurs, jusqu'aux plus hautes instances de l'Empire s'étaient attachés à lui rappeler que la société ruvienne était une méritocratie absolue, qui savait porter au nu ceux qui s'illustraient par leur bravoure. Hors, en plus des militaires qui avaient donnéx leur énergie et leur sang à cette juste quête couronnée de succès, le tribun avait fait mention d'un humble négociant, prisonnier des barbares et qui s'était démené pour aider les légionnaires à retrouver l'Aigle. Même si le tribun ne s'était pas montré très expansif sur les détails de cette histoire, la curiosité du Feles pour ce héros de la plèbe avait grandi au fil des jours qui l'avaient séparés de leur rencontre. Après l'avoir fait escorter jusqu'à Edelmia et logé dans une confortable insula non loin du forum, il avait laissé son invité jouir des plaisirs de la capitale d'Oncmélie avant de solliciter une entrevue. On le disait marchand itinérant et afin qu'il ne lui prenne pas l'envie de reprendre ses voyages commerciaux aux quatre coins de la province, quelques licteurs furent dépêchés pour lui assurer une protection et veiller auprès du propriétaire des lieux qu'il soit traité comme un invité de marque. Les hommes de Caïus lui avaient rapportés les grimaces étonnées qui avaient tordues le visage du dit-propriétaire lorsqu'il découvrit celui qu'il devait choyer comme un envoyé de Ruvia.

Enfin le jour tant attendu était arrivé. Le Procurator allait rencontrer ce héros ordinaire dont l'histoire pouvait devenir une légende. Une légende qui pourrait servir autant le négociant que le Procurator. Si le peuple voyait que même le plus humble pouvait être honoré par le Feles s'il faisait preuve de zèle et d'honneur. Mais avant cela, Caïus avait hâte d'entendre l'histoire de la bouche du héros. Un moyen de rassasier sa curiosité au même titre que de vérifier la véracité du propos. Un homme avec de l'aplomb et du bagou pouvait tromper un homme, tout militaire qu'il était, mais c'est lorsqu'un menteur répétait ses mensonges qu'il commettait les erreurs qui le discréditait. Mais chaque chose en son temps, il s'agissait tout d'abord de l'accueillir avec chaleur et il apercevait au centre de la place centrale de la ville, un groupe de licteurs qui encadrait avec solennité une petit silhouette qui paraissait bien chétive à côté des armures réhaussées de cuir et des capes rouges qui marquaient celles des soldats.

Caïus scruta attentivement le groupe et alors qu'il arrivait au pied des marches blanches de la Curie, il descendit lentement à la rencontre du groupe. Il écarta les bras en signe de bienvenue et se fendit d'un sourire amical en découvrant le visage de son invité, rongé par une barbe drue et noire.

Sois le bienvenue ! J'espère que ton retour à Edelmia et ces quelques jours d'attente n'ont pas été trop pénibles et que tu as pu recouvrir tes forces. On m'a dit que tu te prénommes Marcus, c'est bien cela ?

Après s'être incliné, le jeune homme, qui portait une barbe qui évoquait plus du sang hirsute et inculte de ces arriérés du Nord que du bon sang ruvien, s'écria avec un enthousiasme de bon aloi.

Bien le bonjour, procurator Feles, très honoré de faire ta connaissance ! Oui je me prénomme Marcus. Cartae est mon nom de famille. Une famille de joailliers de Valtaia. Pour répondre à ta question, je n'ai rien à redire du traitement qui m'a été réservé depuis... l'incident de l'Aigle. Après m'avoir sauvé, tes hommes m'ont soigné, gardé, nourri, logé et, finalement, mené jusqu'à toi de la meilleur manière qui soit. Je t' en remercie grandement et quel bonheur de me retrouver ici, avec toi, en cette magnifique journée, n'est-ce pas ? Ah la la, que mes parents seraient fier de me savoir ici... à tes côtés !

Un petit rire amusé s'échappa des lèvres entr'ouvertes du Feles en remarquant le regard de Marcus, semblable à un enfant excité qui réalisait être allé un peu trop loin. Toujours affable, Caïus tendit une main vers le sommet des marches pour inviter le négociant à le suivre. À peine avait-il fait un pas en avant que les licteurs se mettaient en branle et accompagner le duo. Tandis qu'ils escaladaient l'escalier de marbre blanc, le Feles entretint la conversation.

Je suis ravi de l'entendre ! Et je suis certain que tes parents seraient fiers de savoir que leur fils a agi en patriote. Que dis-je ? En héros !

Ils franchirent le fronton majestueux orné de bas-reliefs retraçant l'épique conquête de la province et s'engouffrèrent entre les colonnes épaisses. Le sol dallé de noir et de blanc crissa sous le pas des deux hommes et de leur escorte tandis qu'il se dirigeaient vers l'office du Procurator. Un porte épaisse apparut rapidement et deux licteurs poussèrent les battants de bois renforcés d'acier peint en noir. Le bureau de Caïus se dévoila alors. Face à la porte, un large bureau laqué ou s'entassaient des papyrus et des tablettes trônaient devant une bibliothèque pleine d'alvéoles qui renfermaient chacune des édits et des motions qui avaient dictés la politique d'Oncmélie depuis des décennies. Sur la droite, deux lits encadraient une petite table aux pieds sculptés en forme de pattes de lion, sur laquelle reposait une large jatte débordante de fruits. Un scribe tourna le regard vers les nouveaux arrivants en plaçant un papyrus dans un des alvéoles et disparut sans un mot après que le Procurator lui ai adressé un petit signe de tête.

Je t'en prie, Marcus, prends place !

Un doux sourire toujours accroché aux lèvres, le Feles indiqua un des lits avant de s'affaler sur l'autre. Les licteurs s'apprêtèrent à refermer la porte mais se ravisèrent un bref instant pour laisser passer un esclave au visage juvénile qui portait une grande cruche et deux coupes. Un pas derrière lui, la silhouette plus âgée de Pesca apparut et le magister se posta au niveau du bureau, déposant quelques tablettes et faisant mine de les consulter avec intérêt.

J'espère que tu aimes le vin de Sintamie. Il est moins corsé que celui d'ici mais infiniment plus fruité.

Le plébéien n'avait probablement jamais goûté autre chose que la piquette qui était produite dans cette province et Caïus avait voulu faire découvrir à cet humble négociant un plaisir qu'il ne pourrait probablement jamais s'offrir. Il se saisit d'une coupe et la tendit pour qu'on la lui remplisse ainsi que celle de son invité. Appuyé sur son coude et sans se départir de son apparente bienveillance, il questionna son invité le plus simplement du monde.

C'est une histoire assez rocambolesque que la tienne. Raconte-moi, mon jeune ami. Comment un humble marchand a pu aider la légion a retrouver un Aigle volé ?

Faisant fi des compliments du négociant concernant la beauté de l'office, Caïus écouta le jeune homme se livrer à une analyse oenologique plutôt poussé pour un homme de la plèbe.

Pour l'aimer, je l'aime ! En effet, son nez - à l'instar de sa robe - nous en fait voir de toutes les couleurs ! Pour autant sa longueur est consistante et révèle des tanins des plus agréables...

Avait-il de réelles connaissances ou se contentait-il de régurgiter des qualificatifs entendus ça et là tandis que des connaisseurs parlaient de ce douc breuvage ? Le Procurator n'en avait aucune idée et à vrai dire, il s'en moquait un peu. Ce qui l'intéressait c'était d'avoir la version de l'histoire de l'Aigle, du point de vue d'un héros. Et le héros ne se fit pas prier.

Alors voilà... j'étais parti en direction de Valtaia, je me dirigeais vers l'Est, c'est une route que je fais régulièrement. J'avais en tête d'aller un peu plus loin dans les territoires barbares car, malgré tout ce qu'on dit, ils sont de bons partenaires commerciaux, de bons clients aussi. Mais pour l'heure, j'avais en tête de me rendre dans les Castrums. J'avais quelques marchandises - dont du vin, d'ailleurs ! - que nos chers légionnaires apprécient à leur juste valeur ! Donc, voilà, j'étais sur ma charrette - une petite charrette fort modeste tirée par un brave cheval avec un plateau pas plus grand que... ce tapis là, tiens ! - et j'étais bien, tranquille, le temps n'était alors pas si mauvais qu'il allait devenir, je pensais arriver à Corsilvam à l'heure du déjeuner... mais mes plans furent rapidement chamboulé... J'entends quelques bruits au loin... difficile à distinguer. Des éclats de voix principalement. Je me dis que j'approche du Castrum que c'est normal. Des exercices, des entraînements sûrement... Et puis plus rien. Je continue mon chemin et, deux ou trois minutes plus tard, près de la rivière, je vois des tas de cadavres par terre. Des légionnaires visiblement. Là, je sais plus trop ce que je me dis... d'ailleurs j'ai pas le temps de me dire grand chose, deux barbares me sautent dessus et m'assomment ! Quand je reprends connaissance, je suis dans ma charrette, ligoté, saucissonné, bâillonné. On m'emmène dans une sorte de tente... une tente oui... une tente quoi ! Et, au début je le sais pas, mais c'est la tente du chef. Je vais le deviner petit à petit. Déjà ça commence quand deux barbares arrivent dans la tente, prêts à s’entre-tuer... Le chef arrive à les séparer. L'un est une sorte de sorcier qui m'examine pour voir si je suis pas blessé ou quoi... mais j'avais pas grand chose, des p'tits pains à droite à gauche mais rien de méchant... Là je vois l'Aigle d'Or... Il est planqué dans un coin de la tente... Je me dis "Marcus, il faut qu'tu récupères ça !" alors j'examine un peu mieux les lieux, le chef... D'autres barbares arrivent pour lui parler et puis au bout d'un moment, ça semble chauffer... Je crois que c'est à cause des légionnaires qui doivent approcher du camp. Ça évidemment j'en savais rien au départ. Il s'est mis à pleuvoir aussi. Fort. Moi, laissé comme ça, je me suis dit "Marcus, c'est ta chance !" Alors j'ai pris une dague qui traînait par là et j'ai commencé à essayer de couper mes liens. J'ai eu de la chance, personne n'est arrivé pendant que je faisais ça. Quand j'ai eu fini, j'ai été voir à la porte de la tente pour voir si je pouvais prendre l'Aigle et fuir... Mais c'est à ce moment là que le chef est revenu. Il était vraiment furax ! J'ai tenté de l'amadouer en lui disant que j'avais cru qu'ils partaient tous mais je me suis pris une droite ! Finalement, il a rassemblé quelques affaires - dont l'Aigle - et m'a emmené avec lui, sur ma charrette, pour tenter de percer les lignes de nos légionnaires et filer loin de là. Moi j'étais à l'arrière. Le chef m'a demandé de prendre une lance et de l'aider dans le combat à mener... Alors c'est là que j'ai pris la lance, j'ai attendu qu'on soit au cœur de la mêlée, et là, j'ai mis la lance en travers des roues de la charrette qui s'est stoppée dans la bouillasse. J'ai sauté de la charrette et le chef barbare a dû descendre et livrer combat.Bon là, vous avez dû entendre la suite : les combats étaient violents, dangereux et sanglants. Moi j'ai réussi à me planquer pas loin de la charrette et, pendant que les combats avançaient, je suis monté dans la charrette pour fuir et ramener l'Aigle à bon port. Malheureusement, une barbare a tenté de m'arrêter, j'ai cru que je pouvais la pousser hors de la charrette... mais elle avait une force ! Mais une force ! La force d'un homme ! Que dis-je ? La force d'un guerrier ! J'ai heureusement pu m'échapper de sa poigne tandis qu'elle se faisait percer par la lance d'un légionnaire, je crois... Malheureusement, je me suis directement retrouvé devant le chef barbare ! Et là, pareil, je me suis pas démonté. pour la Ruvia, pour l'Aigle, pour tous les légionnaires qui avaient péri ce jour là, je devais me battre et montrer que même un simple marchand pouvait donner un coup d'main à la plus grande armée du monde ! J'ai été touché au bras, au torse, mais j'ai vu que mes équipiers légionnaires s'approchaient sur le côté... alors j'ai mis un coup d'pied en direction du barbare pour le pousser vers eux... et, Dieux soient loués, l'un des légionnaires en a profité pour lui envoyer sa lance dans le buffet !

Il parlait vite, mâchant une partie des mots comme le faisait les gens du peuple et surtout, il parlait trop. À chaque gorgée que le Procurator prit, il en profita pour décrocher de la logorhée du plébéien qui semblait enthousiaste à l'idée de conter son histoire. Bien qu'il ne prêta pas attention à tous les détails d'un récit trop riche en anecdote pour être totalement vrai, certaines parties semblaient encore plus invraisemblables. Une lance qui arrêtait un charriot lancé à pleine vitesse, voilà qui était des plus incongrues. Pendant la diatrybe de Marcus, des esclaves avaient amenés de petits morceaux de viande marinée dans l'huile et qui exhalait une odeur de thym, ainsi que de petits biscuits salés et ronds. D'une main, il invita son invité à se servir et engloutit quelques amuse-gueules une fois que le plébéien en eut fini.

La suite de l'histoire vous la connaissez. Le dernier barbare tombe et on m'emmène aux soins...Je ne peux que remercier la légion de m'avoir sauvé la vie... Sans eux je n'aurais rien pu faire. Voyez... je n'ai vraiment pas fait grand chose !

Avalant sa bouchée, il se rinça la gorge avant de s'écrier.

Allons, Citoyen ! Tu as fait beaucoup de choses au contraire.

Saurait-il entendre la petite pique derrière cette première phrase ? Rien était moins sûre, parfois même des patriciens habituaient aux joutes oratoires ne relevaient pas ce genre de taquineries. Il poursuivit.

Malgré l'adversité, malgré le danger, tu as agi en citoyen exemplaire en tentant de récupérer l'Aigle. Combien aurait détourné le regard ? Combien se serait peut-être même lâchement allié à leurs geoliers en espérant trouver une gloire illusoire ? Tu as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour aider nos braves soldats en remplir leur rôle. N'est-ce pas les traces de ta charrette qui ont permis aux légionnaires de retrouver l'emplacement du campement ?

Il vida sa coupe et la tendit vers l'esclave qui faisait le planton derrière lui, une vasque rempli du liquide fruité entre les mains.

Et le tout sans songer à toute la renommée que cela pourrait t'apporter. Quelle abnégation !

Il but une nouvelle rasade avant de terminer sa prise de parole.

Pourtant tu mérites une récompense, Citoyen. Dis-moi, que désires-tu ?

Si si, c'est ce qu'ils m'ont dit : ils ont suivi les traces de ma charrette... voilà encore une action bien involontaire de ma part ! Non, vraiment, je... je n'ai fait tout ça... qu'à l'instinct, à vrai dire ! Certes, d'autres aurait fait pire... mais pour sûr que d'autres auraient fait bien mieux...

Sous le regard amusé du Feles, le plébéien avait du mal à ne pas rougir devant les flatteries que lui servait son illustre interlocuteur. Un petit gaussement suivit la réponse du négociant et Caïus était déterminé à en rajouter une couche.

Action involontaire ? Ou Kotha qui t'a placé là pour que l'Aigle soit retrouvé ?

Une question toute rhétorique qui n'attendait aucune réponse. Il se contentait de passer de la pommade et de gagner la confiance du marchand qui commençait à prendre ses aises sur son lit à manger. Ce fut le moment d'évoquer le paiement pour la bravoure et l'instinct patriotique de Marcus. Ce dernier vit ses lèvres s'étirer jusqu'aux oreilles alors qu'il ne parvenait plus à cacher l'orgueil qui lui empourprait les joues.

Bons Dieux ! Une récompense, tu dis ! Et bien ! Si je m'attendais à ça ! Tes hommes ont déjà fait tellement pour moi ! Malgré tout, si tu tiens vraiment à m'offrir quelque chose... Je... J'aimerais une place pour assister à ces fameux combats que l'on donne au Colosseus... Je n'y suis jamais allé et c'est quelque chose qui m'intrigue grandement !

Un nouvel éclat de rire s'échappa du sourire aimable du Procurator. Ses yeux se plissèrent légèrement en échangeant un regard avec le négociant qui ne devait pas avoir improvisé une telle demande. Derrière ses paroles pleine d'humilité, il laissait poindre quelques calculs pour le montrer en bonne compagnie et faire parler de lui dans les insulae des quartiers populaires. Ils joueraient donc ensemble à ce petit jeu politique puisque Marcus semblait s'y intéresser.

Hélas, les Jeux ne sont pas monnaie courante à Edelmia. En dehors des célébrations des Alkanales, la province n'accueille pas souvent ce genre d'évènements.

Il prit une longue gorgée de vin de Sintamie et fit tanguer le nectar sur sa langue avant de poursuivre.

Cependant, je te fais la promesse que tu seras à mes côtés lors des prochains Jeux. Tu as ma parole, Marcus.

Le Procurator se pencha pour se saisir d'une fraise couverte de miel avant de l'enfourner et de se sucoter le bout des doigts pour ne louper aucune saveur. Il continua, retrouvant le sourire qui rayonnait sur son visage depuis le début de leur entrevue.

Encore une fois, tu fais preuve d'une réelle modestie, même dans l'obtention de la récompense qui t'est dû. Laisse-moi te faire une proposition alors. Un militaire se voit monter en grade et sa solde augmente après avoir accompli de tels exploits et il me semble qu'il n'est que justice que toi aussi tu reçoives une ... disons "prime" ... Pour ton héroïsme.

Caïus était satisfait de son petit effet, cette fausse hésitation qui laisserait penser une vraie improvisation dans ses propos alors qu'il avait pris le soin de préparer cette rencontre. Il jaugea rapidement son commensal, estimant rapidement le salaire que pouvait se dégager un tel individu qui s'abaissait à faire commerce avec les peuplades barbares au-delà des frontières, puis déclara.

Je suis prêt à te donner cinq cents deniers pour ton courage, ton civisme et ton abnégation.

En offrant cinq ans de salaire d'un ouvrier lambda, Caïus était sûr de piquer l'intérêt d'un plébéien.

Je suis convaincu qu'une telle somme te permettra de remplacer les pertes que cette aventure t'aura occasionné et que tu pourras refaire tes stocks et peut-être même en finir avec l'itinérance pour t'acheter une échope dans la capitale. Peut-être même que tu pourrais payer une cotisation auprès de la Guilde des Négociants, j'ignore le montant mais j'ai ouï dire que c'était une somme rondelette.

Tel le chat qui avait bondi sur sa proie, il ne l'avait pas achevé au premier coup de griffe. Il surenchérit sur le ton de la confidence.

Nul doute que ta présence ici, aujourd'hui, ainsi que ton aventure exemplaire risque de t'attirer les bonnes grâces de nombreux citoyens, parmi les familles les plus influentes de la province même. Je suis prêt à t'offrir cent deniers de plus à chaque fois que tu apprendras un de leurs petits secrets et que tu m'en feras part.

Le sourire était toujours présent mais il semblait plus carnassier et son regard avait perdu un peu de douceur.

Bien entendu, cela resterait entre nous. Vois cela comme un échange de bons procédés. Qu'en dis-tu ?

Grand merci Caïus Protero ! Tu es d'une générosité...

Les yeux écarquillés et le visage illuminé d'un franc sourire, le plébéien ne cherchait pas un seul instant à cacher son enthousiasme devant les mots du Feles. Ce dernier rendit à son invité un sourire équivalent, avant de faire une proposition qu'il jugeait alléchante, souhaitant profiter de l'euphorie du négociant ainsi que de son attrait pour l'argent. Un bref moment de réflexion fit tomber un silence dans le bureau avant que le jeune plébéien ne se risqua à répondre.

Ecoute Caïus. Je ne suis pas si tu auras raison et si les gens, les patriciens, se livreront à moi... mais si tel est le cas, sache que je pourrais t'en toucher mot.

Silencieux depuis le début de l'entrevue, se contentant de consulter diverses tablettes d'un oeil distrait mais gardant l'oreille attentive à l'échange entre son dominus et le citoyen, Pesca s'agita. Il avança vers les deux hommes, les sourcils froncés et les joues creusées d'une moue désapprobatrice. Caïus l'apaisa d'un simple regard, un fin sourire toujours dessiné sur son visage. Sans un mot, Caïus tira la jatte débordant de fruits vers lui pour la mettre hors de portée du plébéien. Ces gens du peuple étaient de plus en plus confiant et pensait pouvoir ignorer leurs rangs en s'adressant à lui. Il y avait d'abord eu cette femme à Valtaia, puis voilà que ce marchand utilisait le conditionnel en lui répondant. Pesca s'avança vers Marcus alors que Caïus voyait son sourire se dissiper en déclarant.

Il n'y a que mes amis qui m'appelle par mon prénom. Ce sera "Procurator" pour toi.

Même si le ton restait calme et aimable, le patricien avait perdu son visage chaleureux dont les traits se resserraient ostensiblement en une moue contrarié. Une bourse ventrue tinta sur la table lorsque le magister la déposa devant Marcus. Le jeune homme pouvait sentir le poids des regards qui le toisaient avec dédain. Le Feles poursuivit.

Il me semble que tu n'as pas compris ce que je t'ai dit. Tu vas fouiner, espionner, chercher et trouver des informations pour moi et si je les juge pertinentes tu seras payé. Il n'y a pas de "peut-être", pas de "si", tu le feras et je m'assurerai que tu tiennes ton engagement.

Le Procurator se redressa sur son lit. Assis, il joignit les mains entre ses genoux et dévisagea le plébéien. L'amabilité et la douceur avait disparu et la menace devenait plus tangible dans ses yeux comme dans sa voix.

J'ai prévu de me rendre à Valtaia sous peu. Je ne doute pas que je trouverai facilement les Cartae, une famille de joalliers de la cité. Il serait fortuit et déplorable que cette famille se retrouve à la rue ... Voir pire, ne penses-tu pas ?

Les yeux du Feles ne lâchait plus son interlocuteur et ses mâchoires battaient d'exaspération à mesure que les mots franchissaient ses lèvres.

Mais que pouvons-nous prédire pour la famille d'un traître qui travaille avec, peut-être même pour, les ignobles barbares et ennemis de notre empire ? Pesca viendra récupérer tes informations régulièrement lorsque tu seras sur le forum. Ne penses pas que tu as le choix ... Citoyen.

Le dernier mot fut prononcé avec une pointe de dégoût qui réaffirmer la différence qui existait entre lui et son hôte. Caïus se saisit d'une prune qui pressa doucement entre ses doigts avant de conclure.

Ai-je été plus clair ? Ma générosité n'est ni gratuite, ni à sens unique.

Le sourire narquois du plébéien qui se dissipait sur son visage trop enjoué était un spectacle dont se délectait le Procurator. Le Chat jouait avec la souris et de voir sa proie perdre de l'aplomb semblait exciter ses sens de prédateur. Le négociant formula une réponse plus conforme aux attentes de son hôte.

Bien sûr, bien sûr...  qu'il en soit ainsi, s'il faut que je fouine je fouinerais, bien sûr... Autre chose, maître Procurator ?

Pendant quelques secondes, Caïus se contenta d'observer le plébéien avec défiance. Un silence s'abattit comme une chappe de plomb dans le bureau. Il fit tournoyer son vin dans la coupe en rendant à Marcus le petit sourire que ce dernier lui offrait. Il but une gorgée avant de déclarer.

Il va s'en dire que si quiconque apprend que tu travailles pour moi, toi et ta famille allaient devoir en répondre. Si tu décides de me faire faux-bond, tu seras déclaré traître et ennemi d'Oncmelia Minor. Tu deviendrais un paria, traqué et chassé comme un vulgaire brigand. Et si tu aimes tant commercer avec les castrae du Limes, ta tête y sera mise à prix.

Le Procurator reposa sa coupe vide sur la table avant de se lever pour toiser de haut le plébéien. Il se saisit de la bourse posée par son magister quelques instants plus tôt avant de la soupeser. Il la fit rebondir dans sa main avant de poursuivre.

Cependant je n'ai qu'une parole. Montre-toi efficace et discret et tu deviendras riche ... Très riche, en plus de mettre ta famille à l'abri du besoin et de toute menace. Et pour mener ta fonction à bien, je vais te donner deux conseils.

Protero leva l'index de sa main libre et dit.

Reste toi-même, sûr de ton charme et insolent. Mes pairs te verront comme la nouvelle attraction à la mode et seront enclin à tolérer quelques outrages si tu sais te limiter à quelques piques. Tu as survécu au coeur d'une bataille à la frontière, voilà une preuve de ta capacité d'adaptation et de tes ressources.

Il tendit son majeur avant de poursuivre son explication.

Ne pose pas trop de questions. Laisse les patriciens parler, ils se livreront plus volontiers s'ils ont la sensation de pouvoir t'impressionner.

Pendant sa petite leçon, le Procurator s'amusait à faire sauter la bourse dans sa main qui jouait une douce musique. Il considéra la poche de cuir avant de tourner un nouveau regard vers Marcus, étirant ses lèvres en un sourire mauvais.

Dis-moi Marcus ... À combien estimes-tu ta vie et celle de ta famille ?

Le plébéien avait écouté les paroles de son hôte dans un silence que le Procurator appréciait. Lorsqu'il lui rendit la parole, c'est effaré que Marcus se risqua à donner sa réponse.

Tu me demandes le prix de ma vie et de celle de ma famille ?!

Un simple hochement de tête suffit à confirmer au négociant ce qu'il craignait. Pourtant, le bavard et insolent Cartae reprit de plus belle, montrant qu'il n'avait pas compris la question.

En tant que négociant, j'ai appris pas mal de choses sur les différents facteurs à prendre en compte pour fixer un prix aux choses. Et même s'il ne s'agit pas là de biens matériels, je pense qu'il en va de même pour le prix des vies humaines. Je pense que dans ce cas présent, le facteur le plus important est le danger que représente l'opération d'assassinat à proprement parler. Le deuxième est sans nul doute le rapport entre... l'importance de la victime et celle du commanditaire, si vous voyez ce que je veux dire... Autrement dit, en notre cas, la vie de mes parents comme la mienne ne devrait guère te coûter grand chose... eu égard, surtout, à ta fortune !

Par Tidé, il était lent d'esprit ou totalement inconscient. Caïus se laissa aller à un petit rire amusé par l'insouciance et la médiocrité de son invité. Il secoua la tête avant de répondre en continaunt à faire rebondir la bourse dans sa paume.

Quel négociant laisse le client fixer le prix ? Tu ne dois pas faire beaucoup de bonnes affaires, Citoyen.

Il arrêta son petit jeu avec les deniers qui tintaient en s'entrechoquant dans leur cocon de cuir. Ses yeux plongèrent dans le regard inquiet du plébéien tandis qu'il surenchérissait.

Il ne m'en coûtera rien, en effet. Cependant, je te demandais ce que, toi, tu étais prêt à payer pour que vos vies soient épargnées.

Le Procurator haussa les épaules avant de lancer la bourse vers Pesca qui s'empressa de la raccrocher à sa ceinture.

Tu es sûr de vouloir me laisser choisir ?

Je suis sûr de vouloir te laisser choisir.

Les yeux du Procurator s'arrondirent légèrement en entendant les mots décalmés d'un ton las. Le jeune homme était visiblement inconscient et d'une candeur ubuesque. Puis, il se leva et se mit à déambuler dans le bureau sous le regard interloqué d'un Feles qui s'agaçait de plus en plus de la nonchalance et de l'impertinence de son invité.

Tu sais, je n'accorde pas grande valeur à la vie. A la mienne en particulier. Et mes parents... je ne sais pas si je les aime autant que tu sembles le croire. Je ne sais pas si je verserais des larmes quand j'apprendrais leur mort... Alors tu sais, tous tes mots, tes menaces, ton argent... Je ne sais pas... Ce n'est pas ça qui m'empêchera de dormir. Je me débrouille. J'avance. Je suis assez heureux comme ça. J'espérais un peu mieux de la vie, c'est sûr. Quand j'étais jeune, les voyages me faisaient rêver. Aujourd'hui, maintenant que je les ai expérimenté, je m'aperçois que les gens sont partout pareil. En toge ou en peau de bête, les poches pleines d'or ou vide comme mes bourses, ils courent tous après des idéaux qu'ils n'atteindront pas. Les optimistes mourront déçus, les pessimistes vivront malheureux. Je ne sais pas dans quel camp tu te situes mais je suis certain que tu n'es pas plus comblé qu'un barbare de Broin.

Voilà qu'il voulait la jouer philosophe. Ce morveux n'avait même pas atteint les trente printemps et il pensait tout connaître de la vie et s'aventurer à faire des conclusions sur le prix de la vie. Bien souvent le jeune fou se prenait pour un vieux sage et avait la condescendance de donner des leçons qu'il ne comprenait même pas lui-même. Il se saisit du raisin que Caïus avait éloigné de lui, outrepassant l'interdiction silencieuse que le Procurator avait formulé. Ce traîne-savate pensait qu'il pouvait parler avec lui d'égal à égal. Il conclut avec un regard qui puait le défi.

Alors, qu'est-ce qu'on fait, Procurator ? On fait c'qu'on a dit ou t'as un meilleur plan ?

La main de Caïus fouetta l'air avant de rencontrer la joue du négociant. Le bruit de la claque se répercuta en écho sur les murs blancs du bureau. Le visage du Feles n'avait plus rien d'aimable et ses traits s'étaient crispés en un masque colérique et méprisant. Les mots claquèrent comme un fouet sur l'échine d'un esclave pas encore maté.

Te taire. Voilà ce que tu vas faire, Plébéien. Garde tes leçons idiotes pour toi et cesse de manger ce qui ne t'appartient pas.

Il se tourna vers Pesca qui souriait doucement. Le magister emporta la jatte de fruit hors de portée du pique-assiette tandis que son dominus poursuivait.

Et puisque tu aimes tant les Jeux, je te réserve une place de choix, au centre de l'arène, en compagnie des fauves. Puisque tu n'accordes que peu d'importance à ta vie, au moins sa fin aura le mérite de divertir les foules. Cela me semble un meilleur plan ! Licteurs !!

La porte s'ouvrit pour laisser apparaître deux hommes enarmurés et au casque enplumé de noir.

Mettez cet homme au fond des geôles ! Qu'il y réfléchisse à la valeur de sa vie. Tu auras le temps de philosopher tout ton saoul en compagnie des rats et des cafards.

Excuse-moi, Procurator ! Je ne voulais pas t'offenser ! Toutes mes excuses, vraiment ! Ce raisin était trop bon... et... Je suis désolé, ce que je voulais dire c'est que je n'ai guère le choix... Et que puisque tu l'as voulu ainsi, je le ferai ce... métier. Je le ferai. Je ne sais pas quoi te dire de plus ! Je fouinerai et je te ferai passer les informations, toutes les informations que je récolterai... Je serai le meilleur de tes espions, je te le promets ! C'est vrai que je suis un peu énervant... Je parle trop, je suis un peu filou... Mais je sais faire parler les gens, garanti ! Je n'te décevrais pas ! Mais... s'il te plait, ne m'envoie pas aux geôles ! Je t'en supplie... j'ai la phobie des endroits clos ! C'est horrible pour moi ! Je t'assures ! Non, ne fais pas ça ! Par tous nos Dieux ! J'te promets que si tu me laisses partir, je ferais ce que tu m'as dit ! J'le jure ! Et je le ferai bien ! Promis ! Juré !

Parfois même le plus fidèle des chiens avait besoin qu'on lui rappelle qui était le chef de meute. Ironiquement, c'était un Chat qui dirigeait et ce sale cabot venait enfin de le comprendre. Le regard noir du Procurator toisait avec dédain la comédie pathétique du négociant qui se jetait à ses pieds pour essuyer ses larmes avec le sol.

Ô mon Procurator... par tout ce qui est sacré en notre monde, je t'implore de me laisser une chance... une dernière chance de te prouver ma bonne foi !

Pendant quelques secondes, seuls les trémolos et les sanglots de Marcus résonnèrent dans le bureau. Caïus échangea un regard avec son magister dont les traits étaient tendus comme un arc. Les mâchoires du patricien demeuraient crispés en battant de rage. Il expira bruyamment en secouant une main en direction du misérable négociant qui avait reçu un rappel du gouffre qui le séparait de son hôte. D'une voix sèche, il s'adressa aux licteurs.

Relevez-le.

Les deux soldats se baissèrent et saisir le négociant sous les aisselles avant de le redresser. Le Procurator se pencha vers le visage de son nouvel espion, toujours plein de morgue.

Nous allons voir si tu dis vrai. Je te laisse une dernière chance car je sais être magnanime.

Il se redressa et croisa le regard des licteurs en leur faisant un petit signe du menton. Ils ne leur fallut qu'un bref instant pour comprendre l'ordre silencieux et ils commençèrent à traîner le plébéien vers la porte.

Cependant je reste convaincu qu'une petite décade dans une cellule saura te faire prendre la pleine mesure du serment qui nous lie. Tu pourras y réfléchir à la façon dont tu peux t'adresser à moi et à tes obligations. Je t'ai promis de belles récompenses et elles viendront si tu me sers bien. Je t'ai également promis un séjour aux geôles, le voici. Emmenez-le et s'il continue de chouiner, baillonnez-le, sa voix me vrille les tempes.

Sans un mot de plus, Caïus tourna le dos au pauvre hère qui se faisaient embarquer de force par les licteurs. Les portes du bureau se refermèrent avec fracas alors que le Feles se saisissait d'un grain de raisin qu'il observa un bref instant avant de l'éclater entre ses mâchoires. C'est vrai qu'il était bon ce raisin !