Commerce à Novarogh (pv Arzhura)

57e jour du Printemps
Année impériale 399
Début d'après-midi

Parfois, un eorl guerroyait, complotait, buvait, tranchait des litiges aux côtés des druides, mais parfois il agissait comme un humble marchand, accompagnant un convoi vers un clan qui se montrait bon payeur et fidèle client. Novarogh était de ceux-là. Quelques artisans dans ce village aimaient user de l'ambre de l'Òmargleann pour confectionner leurs bracelets et leurs torques et en retour, le Borgne pouvait toujours compter sur quelques têtes de bétails ou des cages de poules dodues en retour, nourissant les membres du clan pendant plusieurs jours. La Bun Beag était le seul véritable obstacle qui séparait les deux villages et au fil du temps, une relation loyale s'était tissé entre le vieux Gwyngad et Wylan. Le seul véritable défaut de l'eorl de Novarogh selon le Borgne, était la relation d'amitié qu'il entretenait avec l'incompétent qui siégeait sur le trône de Dunlodunum. Nul n'était parfait, mais Wylan ne pouvait s'empêcher de ronger son frein lorsque Gwyngad en venait à partager quelques anecdotes avec son ami.

Le Borgne était donc assis à l'avant du convoi. Trois charrettes tirés par des couples d'âne qui dodelinaient de la tête en grimpant la pente douce qui les amèneraient jusqu'aux crêtes qui surplombaient le village, au coeur du vallon. À bien y repenser, cela faisait presqu'un an qu'il n'était pas venu en personne conclure une affaire avec les gens de Novarogh. Depuis la fin de la guerre des Brogues, il avait de plus en plus de mal à supprter les aroles qui louaient la moindre décision du Sanglier et Gwyngad était de ceux qui n'était pas avare en pommade à passer sur le dos poilu de Magetobrigos.

Bientôt, les charrettes entamèrent la descente vers le village et alors que le Borgne fouettaient doucement la croupe des animaux de bât aux grandes oreilles, il tourna son oeil unique vers une jeune femme à la chevelure ondulée qui marchait non loin.

Hé, toi ! L'eorl est-il chez lui ? Je viens amener l'ambre d'Òmargleann comme convenu lors de la dernière venue de vos marchands.

Lorsqu'elle se tourna vers lui, il eut la sensation d'avoir déjà vu cette dernière, mais n'étant guère physionomiste et encore moins intéressé par le prénom de la moindre fille à marier du Cnuiclarann, son nom lui échappait totalement.

57e jour du Printemps
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Début d'après-midi

Oonagh m’avait demandé d’aller chercher des plantes et j’avais obéi. Je ne discutais pas les ordres de ma maîtresse, c’était aussi un moyen de tester mes connaissances. C’était sans doute vrai aussi. Ça me permettait surtout de me changer les idées et oublier mes rêves. Celui avec la cane de mon jumeau me restait en tête, je n’arrivais pas à me le sortir de la tête, entre ça et les autres rêves que je pouvais faire… Je passais une main dans mes cheveux sans rien dire, en même temps à qui je parlerais ? À personne ! J’étais seule ! Je me baissai, me mettant à genoux dans la terre, pour couper herbes et racines avant de les glisser dans mon panier. Je continuais d’avancer dans la lande pour ramasser tout ce qu’il fallait, récitant la liste que ma mentor m’avait donné.

Au moins je profitais quand même du soleil printanier qui chauffait doucement ma peau. Je rajustais légèrement l’épaule de ma tunique avant de me tourner vers le village, rejetant en arrière ma chevelure brune. Ulter n’avait pas pu vraiment la coiffer depuis longtemps ! Et moi je me contentais de les tresser sobrement pour qu’elle ne me tombe pas dans la figure. Penser à mon jumeau m’allégea un peu le cœur comme à chaque fois. Entre les rêves avec sa canne et au début de la saison notre visite à la capitale… Cela faisait beaucoup pour nous deux. Et objectivement, je préférais largement mon petit statut de chamane, quand bien même je n’étais qu’apprentie, à celui de politicienne. Je détestais ça et je ne savais pas comment Lochan pouvait supporter ça. Mais je restais, malgré tout, fille d’un Eorl et il fallait que je fasse des efforts. Je n’en faisais jamais assez à mes yeux. D’un mouvement de main je fis tourner mon bracelet d’adulte autour de mon poignet.

Le bruit d’un convoi me fit tourner la tête, trois charrettes avec des ânes. Ah oui ! Père m’avait dit qu’on attendait une livraison d’ambre ! Il savait qu’elle devait arriver dans les prochains jours et comme il savait que j’allais souvent dans la lande, il m’avait prévenu pour que je ne sois nullement étonnée. Ce dont j’étais étonnée c’était que le Eorl Wylan lui-même vienne porter la livraison ! Ça c’était pas habituel, quand bien même il était ami avec mon père ! Véritablement ami ? Ou simple… amitié dû à leur statut ? Je ne savais pas. Je ne dis rien, continuant ma route, les laissant me rattraper avant que l’Eorl m’interpelle. Je me tournais vers lui avec un sourire.

« Bonjour Eorl Wylan ! Oui ! Mon père est là, il m’avait prévenu que nous attendions une livraison d’ambre, j’ignorais en revanche que vous viendrez en personne ! »

Je lui souris en tenant toujours mon panier d’herbe à bout de bras. Je vis dans son œil unique qui n’arrivait plus à savoir qui j’étais. En même temps ce n’était pas grave, je ne voyais que peu les Eorl et ils avaient autre chose à se souvenir que les quatre enfants de mon père. Lochan, son héritier, était celui dont on devait se souvenir. Moi j’allais être chamane.

« Je suis Arzhura, la première fille de Gwyngad. »

Je préférais lui remettre immédiatement avant qu’il ne pose une question. Je m’approchai un peu pour qu’on n’ait pas à crier pour s’entendre, quand bien même le val était calme.

« Tout c’est bien passé lors de votre voyage ? »

Autant se montrer polie également, je n’avais aucune envie de déclencher un conflit ou quoi. .

L'inconnue avait encore des traits ronds de l'enfance qui tutoyaient quelques lignes plus marquées. Pas tout à fait femme et plus tout à fait fille, elle sourit au Borgne, un petit panier rempli d'herbes fraîchement coupées dans les mains.

Bonjour Eorl Wylan ! Oui ! Mon père est là, il m’avait prévenu que nous attendions une livraison d’ambre, j’ignorais en revanche que vous viendrez en personne ! Je suis Arzhura, la première fille de Gwyngad.

On dit que le hasard faisait parfois bien les choses et tomber sur la fille de l'eorl en était la preuve. Novarogh n'était pas un mégalopole et le convoi aurait tôt fait de retrouver la longère de Gwyngad, mais avec la jeune femme en guise de guide, ils s'éviteraient quelques détours.

Tout s’est bien passé lors de votre voyage ?

Wylan se tourna vers Talegos, qui était assis à ses côtés et lui fit un petit signe de tête pour lui indiquer le plateau arrière. L'eorl posa de nouveau son oeil sur Arzhura, un léger sourire déforma ses lèvres et ses cicatrices.

Très bien ! Les Dias ont été cléments pendant tout le voyage. Pas une goutte de pluie, pas de brouillard et pas une ornière.

Il se décala d'un petit bond pour prendre la place précédemment occupé par Talegos et désigna le banc de conduite du plat de la main.

Allons, grimpe. Nous allons au même endroit. Et il m'arrive parfois d'accompagner les convois, une bonne occasion de rencontrer les autres eorls et de renouer nos serments d'alliance et de commerce.

Il lorgna vers le panier avant de déclarer, curieux.

Et ça ? Qu'est-ce que c'est ? Tu veux préparer des onguents ?

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Début d'après-midi

J’allongeai un peu le pas pour rester à hauteur de la charrette, jetant un regard au contenu qu’il pouvait y avoir. J’aimais bien l’ambre même si je n’en portais pas plus que cela. J’avais des breloques et des colifichets, mais pas spécialement d’ambre. Je rajustais machinalement mon torque autour de mon cou en continuant de le regarder avec attention. Non pas à cause de ses cicatrices, simplement pour lui montrer mon intérêt. Dans le même temps je faisais attention où je mettais les pieds pour ne pas me tordre une cheville. Je vis l’homme assit près de lui passer à l’arrière sur son ordre. Je souris à sa remarque sur les dias, jouant machinalement avec les amulettes de Feidh et Nathair, les tuas jumeaux.

« Tant mieux alors si le temps et le voyage vous ont été cléments. »

Il se décala et je compris avant qu’il ne parle. Je le remerciais d’un sourire avant de grimper rapidement pour m’asseoir à ses côtés. Les ânes étaient presque aussi beaux que Barrique. J’adorais mon fjord gris, même s’il s’appelait en réalité Storm. J’inclinais la tête en l’écoutant, j’eus à nouveau un sourire. Mon père voudrait sûrement offrir un bon repas à tous, cela promettait l’ouverture d’un bon tonneau de bière !

« Merci ! Père sera heureux de vous voir. J’imagine sans mal qu’il vous proposera de vous reposer quelque temps avant de repartir ainsi que de partager au moins le repas du soir le connaissant. »

Ça donnerait une belle occasion à Ulter de montrer ses talents de barde ! Ça j’en étais sûre ! Je passais une main dans mes mèches pour les repousser en arrière avant de baisser les yeux sur mes herbes. Je relevai les yeux vers l’Eorl avant de simplement lui faire un petit sourire mystérieux :

« Peut-être bien. Peut-être aussi que cela va servir pour des potions, ou pour une séance de divination de notre chamane. Je n’y ai pas le droit pour ma part. »

Je perdis légèrement mon sourire. Pas besoin de vision en effet… Mes rêves suffisaient largement, pas besoin de provoquer davantage. La vision des brumes sacrées voleta un peu dans mon esprit avant que je ne la chasse d’un revers, mentale, de main. Ce n’était nullement le moment de penser à cela ! Mes rêves devaient rester au cœur de la nuit. Je préférais poursuivre la conversation d’un ton détachée :

« Comment se portent votre épouse et votre fils ? »

J’espérais de par son oubli de qui j’étais, qu’il ne me pose que peu de question sur les visions et les divinations. Je n’aimais pas, de base, en parler à d’autres que mon jumeau ou Oonagh, alors à un presque inconnu… Je passais mon tour. Machinalement, je brossais mon pantalon pour en ôter les derniers brins d’herbe collés dessus. Je gardais mon panier entre mes pieds, la chaleur du début d’après-midi était très agréable et je souris largement en le regardant tranquillement. .

Tant mieux alors si le temps et le voyage vous ont été cléments.

Polie, la jeune femme était souriante et avenante, presque trop pour un être aussi pragmatique que Wylan. Elle avait encore l'âge d'être naïve et gentille, lui n'avait plus cette chance depuis des années, probablement le jour où il était né et où sa mère avait rejoint le Tùsshaogal. Elle poursuivait, visiblement de bonne humeur.

Merci ! Père sera heureux de vous voir. J’imagine sans mal qu’il vous proposera de vous reposer quelque temps avant de repartir ainsi que de partager au moins le repas du soir le connaissant.

Le Borgne se contenta d'un hochement de tête avant de s'interroger sur le contenu du panier que portait Arzhura. Elle répondit avec le même entrain et la même jovialité. Douce innoncence que celle des jeunes gens.

Peut-être bien. Peut-être aussi que cela va servir pour des potions, ou pour une séance de divination de notre chamane. Je n’y ai pas le droit pour ma part. Comment se portent votre épouse et votre fils ?

L'eorl tourna son oeil unique vers la fille de Gwyngad, lui rendant un léger sourire. Il avait presqu'oublié ce que c'était de partager une discussion innocente avec une demie inconnue. Demie car il avait de vagues souvenirs des enfants de l'eorl local. Son premier né était un fils dont il rabâchait les exploits depuis son plus jeune âge, à croire qu'un enfant capable de tirer à l'arc mérité milles louanges. Cynique réflexion que celles qui vivaient derrière la trogne couturée de Wylan. De mémoire, venaient ensuite des jumeaux dont une des deux se tenaient devant lui. Il répondit à la question en gardant un ton courtois.

Ils vont bien. Mon fils grandit, il a déjà huit ans et mon épouse, toujours aussi fière. Elle veille sur le clan pendant mon absence et je sais qu'il est entre les meilleures mains du monde.

Une étincelle de fierté brillait dans son oeil vif, malgré son côté taciturne et un brin austère, il ne pouvait retenir ses sentiments lorsqu'il évoquait sa famille. Il tira sur les rênes pour faire ralentir le couple de bourrique alors qu'ils s'engageaient sur un chemin qui remontait vers les hauteurs du vallon. Arquant un sourcil, l'eorl interrogea sa passagère.

Etonnant de ne pas avoir vu ton père nous accueillir plus tôt. Il est souffrant ?

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Début d'après-midi

On aurait pu aussi bien l’appeler le silencieux que le borgne, j’avais l’impression de faire la discussion toute seule. Enfin… Soit, je ferais donc une partie de la conversation seule, ce n’était pas grave. C’était pas non plus comme-ci mon père était du genre très bavard. Enfin… ça dépendait pour quoi. Lui semblait juste ne pas avoir envie de parler. Alors je faisais la conversation de quoi être joyeuse et aimable. Tout pour le mettre dans de bonnes conditions avec les discussions avec mon père. Qui pouvait se montrer… grincheux ou froid. Mon père était un homme dur et quelque brusque parfois. Et après on s’étonnait qu’il s’entendait avec le borgne. Je préférais lui parler de sa famille. Visiblement le sujet lui plaisait ça se voyait dans son œil. Je souris simplement à sa mention en hochant la tête. Il en était touchant :

« Je vois, tant mieux si tout va bien alors. »


Mon père n’était pas encore là ? Je secouais la tête avant de me couvrir les yeux pour regarder le village au loin. Je secouais la tête :

« Oh non, ce matin il allait très bien, particulièrement en forme. Il doit être en train de s’entraîner ou de régler une affaire. Mais je crois qu’un cavalier arrive. »

Je me mis debout gardant mes mains en visière pour regarder au loin. J’eus un sourire :

« Le voilà, il devait finir une affaire ! »

Je ne fis pas un signe de main, il devait nous avoir vu, il s’avançait simplement au petit trot jusqu’à notre hauteur et salua avec respect son voisin :

« Eorl Wylan, c’est un plaisir de te voir. Je vois que tu nous amènes l’ambre comme prévu, je t’en remercie. Arzhura. »

Il me fit signe. J’attrapais mon panier d’herbe avant de grimper en croupe derrière lui, un bras autour de sa taille pour ne pas glisser, de l’autre main je gardais mon panier à la main.

« Arzhura n’a pas trop fait son petit moineau à parler à tort et à travers, j’espère. »

J’eus un sourire en secouant la tête alors que mon père pressa les genoux pour remettre en marche son étalon qui souffla un peu, mais suivit le mouvement. Mon père avait une chevelure aussi brune que la mienne et aussi épaisse qu’il entretenait et gardait longue. Comme Wylan il avait quelques cicatrices sur le visage, mais rien de comparable à lui. Il était immense et large d’épaule. C’était bien grâce à lui que j’étais aussi grande qu’un garçon..

Oh non, ce matin il allait très bien, particulièrement en forme. Il doit être en train de s’entraîner ou de régler une affaire. Mais je crois qu’un cavalier arrive. Le voilà, il devait finir une affaire !

Comme pour sublimer la réponse de la jeune femme, un cavalier à la stature imposante arriva en effet. Même à une bonne dizaine de foulées de cheval, la large et haute silhouette de Gwyngad était reconnaissable. Un solide gaillard, au corps massif, qui avait d'ailleurs transmis ce trait à sa fille. Même assise, elle culminait plus haut que l'eorl d'Òmargleann lui-même. Celui de Novarogh tira sur les rênes de sa monture qui piétina en sentant sa tête se coller à son cou sous la poigne puissante de son cavalier qui fit tonner sa voix grave.

Eorl Wylan, c’est un plaisir de te voir. Je vois que tu nous amènes l’ambre comme prévu, je t’en remercie. Arzhura.

La jeune femme se redressa et sauta à l'arrière de la monture paternelle en entendant son nom prononcé. Gwyngad n'accorda qu'un bref regard à sa progéniture avant de poser son regard une nouvelle fois sur Wylan et de surenchérir.

Arzhura n’a pas trop fait son petit moineau à parler à tort et à travers, j’espère.

Le cavalier et sa passagère se mirent à avancer au rythme régulier mais lent des ânes. Le Borgne secoua la tête, grimaçant un léger sourire avant de répondre calmement.

Pas du tout. Elle m'a accueillit cordialement et a brisé la monotonie du voyage pendant quelques instants.

Le convoi avança tranquillement, alors que Talegos reprenait sa place aux côtés de Wylan. Ce dernier poursuivit, d'un ton oscillant entre fierté et taquinerie.

Et concernant l'ambre, ce n'est pas demain la veille que la parole de l'Òmargleann sera flouée. J'ai promis à tes négociants trois charrettes aujourd'hui, elles sont là ! Puis, je me suis dit qu'il y avait bien longtemps que je n'étais venu dans ton vallon, Gwyngad, preuve en est la jeune femme derrière toi. Je pensais que tes jumeaux avaient à peine reçu leur Faingàirdeann.

Le petit groupe arriva au pied de la palissade qui ceignait le village et il s'engouffra à travers la porte. Wylan laissa son oeil vif parcourir les quelques masures qui s'élevaient ça et là, entourées de volailles et de porcelets qui gambadaient en liberté. Le Borgne conclut, un petit sourire narquois étirant ses lèvres.

Et j'avoue que c'est plutôt joli chez toi. Pas autant qu'Òmargleann, mais pas mal tout de même.

Il tira légèrement sur les rênes, déclenchant le cri plaintif des bêtes à grandes oreilles avant de conclure.

Où est-ce que mes hommes peuvent décharger la cargaison ? Et charger le paiement ?

J’eus un petit sourire satisfait quand l’autre Eorl affirma que je ne l’avais nullement dérangé. Mon père eut un simple sourire et posa une seconde sa main sur la mienne. Il n’était pas toujours doué pour dire ou exprimer ses sentiments, parfois il le montrait… mais c’était plus difficile. C’était comme ça, je le prenais bien. J’avais mon frère et Oonagh, Lochan et Fiona pour m’apporter ce que mon père n’arrivait pas toujours à exprimer. Quand bien même parfois il réussissait, mais je continuais d’écouter avec attention ce que les deux hommes se disaient. Je ne voulais pas manquer une seule information. Mon père eut un large sourire entendu envers son ami à l’évocation des promesses et des paroles tenue. Il éclata de rire et adroitement ébouriffa ma tignasse d’une main à l’aveugle.

« Oh je le sais fort bien que tu tiens tes paroles. C’est toujours un plaisir de faire affaire avec toi. Et oui… le temps a passé. Arzhura est apprentie chamane, Ulter lui suit la voie des bardes. »

Je retiens un regard vers le ciel. Il avait eu du mal avec Ulter et je ne lui pardonnais pas les mots plus que dur qu’il avait eu à l’annonce de l’handicap de mon jumeau. Mais je ne dis rien, les laissant parler.

« Si tu n’as pas reconnu cette grande perche qu’est ma plus grande, tu ne reconnaîtras pas Fiona. Elle a dix ans maintenant… Quel âge à ton garçon ? »

Je n’aimais pas du tout ce qu’était en train de penser mon père ! Je pouvais voir les rouages sous son crâne. Enfin, on arrivait au village ! Je mis aussitôt pieds à terre en esquivant un âne qui voulait manger mes herbes. Oonagh allait probablement me disputer pour avoir tardé ! Mon père eut un sourire à la remarque de Wylan, nullement gêné de cela :

« Son foyer est toujours le plus bel endroit du monde. Arzhura, montre où déposer l’ambre et où est le paiement. Wylan, si tu veux venir boire une bière et discuter un peu. »

J’indiquais le petit entrepôt aux gens de Wylan avant de leur indiquer les ballots de laine, les tonneaux de bière et le cuir qu’il fallait prendre. Je ressortis et vis Oonagh me faire un signe de main, je détalais aussitôt avant que mon père ne me rappelle que je devais venir sûrement au dîner. De toute manière Oonagh n’aimait pas que j’y aille. Trop de tension pour elle. Je souris simplement à Wylan avant de repartir dans la petite maison d’Oonagh.

La nuit était tombée depuis quelque temps. Il commençait même à faire frais… Je sortis de chez Oonagh, ma cape de laine drapant mes épaules. Père ne m’avait pas fait appeler, j’en doutais qu’il ait estimé que ma présence n’était pas nécessaire. J’inspirais l’air froid de la nuit du printemps avec soulagement. Je profitais toujours d’un moment de solitude et de calme avant le coucher, dans l’espoir d’une nuit paisible. Pieds nuits j’avançai un peu dans l’herbe avant de m’appuyer contre la barrière de l’enclot des chevaux. Je tendis la main pour flatter l’encolure d’un âne… il eut des bruits de pas que je ne connaissais pas… Je me redressais un peu en observant les alentours… Est-ce que j’étais vraiment réveillée ?! Ou est-ce que je dormais ?

Le solide eorl de Novarogh répondit avec une fierté non dissimulée.

Oh je le sais fort bien que tu tiens tes paroles. C’est toujours un plaisir de faire affaire avec toi. Et oui… le temps a passé. Arzhura est apprentie chamane, Ulter lui suit la voie des bardes. Si tu n’as pas reconnu cette grande perche qu’est ma plus grande, tu ne reconnaîtras pas Fiona. Elle a dix ans maintenant… Quel âge à ton garçon ?
Huit ans. Les enfants grandissent bien trop vite si tu veux mon avis.

Le convoi avança entre les bâtiments et Gwyngad gardait ce sourire sur le visage qu'il affichait depuis le début de la discussion. Il se tourna à moitié vers sa fille alors qu'il rebondissait sur les propos du Borgne.

Son foyer est toujours le plus bel endroit du monde. Arzhura, montre où déposer l’ambre et où est le paiement. Wylan, si tu veux venir boire une bière et discuter un peu.
Avec plaisir. La route donne soif !

Tandis que les charrettes remplies d'ambre se dirigeaient vers une sorte de grange haute à la suite de la fille de l'eorl, Wylan suivit ce dernier et entra dans la demeure du chef du vallon après avoir lancé un dernier regard vers le convoi qui s'éloignait tranquillement. Une bière suivit la première, puis une autre vint ensuite, la discussion autour de quelques chopines se mua lentement en une inviation à prendre un repas et la longère de Gwyngad résonna des échanges entre les eorls, tantôt concernés, tantôt légers.

La nuit tomba, revêtant son manteau bleu moucheté de lumières. Le Borgne se remplit la panse de ragoût et de bière, de pain et de légumes et bientôt, il ressentit son bas-ventre gonflé à bloc. Il se redressa, se tenant un bref instant à la table pour compenser le sol qui tanguait lentement autour de lui. Il sortit de la demeure d'un pas peu assuré et s'éloigna un peu pour aller vidanger sa vessie. Une fois son affaire faite, il voulut retourner profiter de la chaleur du feu qui crépitait dans l'âtre. La nuit dans les vallons était fraîche et même les bouffées de chaleur alcoolisée avaient bien du mal à compenser le fond de l'air.

Il remarqua alors une silhouette qui était accoudé sur une barrière face au petit pré où les ânes du convoi broutaient en somnolant. Une grande femme aux pieds nus et la pâle lueur qui émanait de la lune suffit à identifier celle qui avait servi de guide au convoi plus tôt dans la journée. Le Borgne s'approcha, son oeil vif légèrement vitreux.

Hé ! Bah ça alors. T'étais passé où ? Ton père avait beaucoup de choses à dire.

Il regarda le mulet qui était tout proche et qui se faisait caresser le chanfrain par la fille de Gwyngad. Il posa une main sur un des piquet de l'enclos avant de poursuivre.

Je crois qu'il t'attendait. Il n'a pas arrêté de me parler de ses filles.

Mon père hocha la tête et se tourna vers moi quand Wylan évoqua que les enfants grandissaient vite. Il hocha la tête.

« Huit ans ? Déjà ! Ne m’en parle pas ! Quand je regarde les jumeaux j’ai du mal à me dire qu’ils ont dix-huit ans et qu’ils ne sont pas nés la veille. »

Je levais les yeux au ciel avant de m’occuper des livraisons. J’avais du travail aussi à faire pour Oonagh et de toute manière elle ne voulait pas réellement que jaille à ce repas. J’avais besoin de me reposer et de calme selon elle. Je me demandais si elle y croyait vraiment. La vision avec la brume, les chaînes et la canne de mon frère me perturbait encore beaucoup et je crois que je préférais ne pas en reparler… Ou même éviter de dormir à nouveau. Mais l’homme avait besoin de dormir. Je jouais machinalement avec ma torque et mon bracelet. La terre était froide sous mes pieds et le bruit de quelqu’un arrivant par-derrière me plongea dans la confusion. Je reconnus brusquement la voix de Wylan et j’inspirais profondément pour me calmer et cacher le tremblement de mes mains alors que le mulet voulait des câlins que je lui offris. Je souris simplement à l’homme, espérant que l’obscurité de la nuit cache ma pâleur :

« Et après c’est moi le petit moineau ? »

J’eus une espèce de rire en secouant la tête avant de reprendre la parole :

« Oonagh n’avait pas très envie que je vienne, elle avait besoin de moi. »

Parler de ses filles ? Et bien… voilà qui était étrange. Quoi que… Ce n’était pas très important. Je souris un peu plus.

« Ah ? Pour une fois il n’a pas parlé de Lochan en permanence…
- Zouzou ! »

Fiona ! Je me retournai pour attraper au vol et la soulever dans mes bras. J’observais à nouveau Wylan.

« Je vois en tout cas que le repas vous a plus.
- Père a dit que tu devais venir ! »

Urgh… Saloperie de petite sœur que j’aimais. Je hochais la tête avant de la reposer au sol. Que me voulait mon père ? Je souris à Wylan :

« Je vous raccompagne à l’intérieur puisque mon père souhaite visiblement que je passe un peu de temps avec tout le monde. »

Ça me donnerait l’occasion de voir un peu Lochan et ma mère. Je ne passais pas autant de temps avec eux qu’avec mon frère. Fiona me tira par la main, je soupirais et la suivis sagement jusque dans la maison de mon père. Ça sentait bon le ragoût et les légumes. Je n’avais pas envie forcément d’une bière, mais bon, peut-être qu’il voulait juste laisser Wylan me poser des questions ? Ou canaliser un peu Fiona qui était un petit feu follet ! En prouvait la manière dont elle me tirait derrière elle.

À croire que l'arrivée du Borgne avait surpris la jeune femme qui tenta maladroitement de cacher le tremblements de ses doigts en les dissimulant dans le pelage gris de l'âne qui ruminait de l'autre côté de la barrière. Wylan avait l'habitude de créer ce genre de trouble. Lui qui fut jadis un bel homme sur lequel les femmes se retournaient au grand agacement de Riga, était devenu, après l'acquisition de ses cicatrices lacérant son visage, de ceux sur qui on tournait la tête pour regarder ailleurs.

Oonagh n’avait pas très envie que je vienne, elle avait besoin de moi.

Elle suivait les préceptes des chamans, il se souvenait de ça. Pourtant, il semblait étonnant que les ordres d'une prêtresse des Spiors, toute puissante fusse-t-elle, outrepassa les commandements d'un eorl. À moins que ce fut Gwyngad qui n'avait pas souhaité la présence de sa fille aînée, mais pourquoi avoir évoqué ses filles pendant la moitié du repas ?

Ah ? Pour une fois il n’a pas parlé de Lochan en permanence…
Zouzou !

Wylan s'esclaffa doucement, autant en réaction à la phrase de l'apprentie chaman qu'à l'arrivée impromptue de sa cadette qu'elle prit dans ses bras.

Ton aîné est là, il n'a pas eu besoin de parler beaucoup de lui.

L'étreinte des deux soeurs se poursuivait tandis qu'Arzhura se tournait vers l'eorl.

Je vois en tout cas que le repas vous a plus.
Père a dit que tu devais venir !
Je vous raccompagne à l’intérieur puisque mon père souhaite visiblement que je passe un peu de temps avec tout le monde.

Le Borgne hocha la tête en tendant le bras sur le côté pour inviter les filles de son hôte à faire le premier pas. Le trio regagna bien vite la porte de la longère et ils regagnèrent la chaleur qui baignait la pièce. Refermant la porte derrière lui, Wylan lança à Gwyngad, un petit sourire au coin des lèvres.

Regarde qui j'ai trouvé dehors ! La fille dont tu n'as eu de cesse de me parler !

Le ton était aimable et plutôt jovial, pourtant au fond de lui, l'eorl d'Òmargleann ne pouvait s'empêcher de nourrir une certaine amertume envers tout cela. Sa famille, son vallon, son clan, voilà tout ce qui semblait intéresser l'eorl de Novarogh. À croire qu'il n'avait d'autres ambitions et pourtant il savait que si le Sanglier battait le rappel pour repartir s'embourber dans un énième conflit contre les fangeux, il caracolerait en tête de sa troupe, se jetant dans la mêlée sans réfléchir, en bon boeuf de Cléirigh qu'il était. Aussi vrai qu'il était fier de ses origines et de son sang, il ne pouvait s'empêcher de déplorer ce manque de planification. Un Cléirigh vivait l'instant, de toutes ses forces, sans penser au lendemain, ni à la saison prochaine. Des animaux, voilà ce qu'ils étaient, des moutons qui sauteraient du haut d'une falaise si celui de tête y allait. Wylan était convaincu de pouvoir être un berger, même s'il avait parfois la sensation d'être le seul dans ces foutus collines. Le Borgne regagna sa place, remarquant qu'on avait rempli sa chope pendant son absence. Au moins la bière était bonne. Il prit une bonne rasade et essuya la mousse qui avait recouvert sa lèvre supérieure du revers de la main avant de relancer la conversation.

Et donc, Gwyngad. Maintenant que tu m'as parlé de chacun de tes enfants et qu'il y en a trois de présent. Tu disais plus tôt avoir une proposition à me faire ?

Il posa son coude sur la table, le menton dans la paume de sa main et attendit de voir où son hôte voulait en venir.

J’eus un sourire à l’évocation de Lochan. Entre lui et mon père… je l’aurais presque pleins si j’en avais eu la force. Mais la désagréable impression de toujours évoluer entre la frontière d’Eadar ne me quittait pas. Je n’aimais pas cela même. Vraiment pas. Quand bien l’homme ne semblait pas… agressif et même plus éméché. Je plissais légèrement le nez, sans rien dire avant que ma sœur ne se jette à mon cou… Petit feu follet… Enfin retourner à l’intérieur, mon père éclata de rire à la réplique de Wylan et son regard croisa le mien, m’ordonnant de venir. Lochan attrapa au vol Fiona pendant que je m’approchais de ma mère, esquivant pour l’instant mon père. Je lui embrassais la joue, le faisant à nouveau pour Lochan. Mon père se pencha à mon oreille en me faisant asseoir :

« Où étais-tu ?
- Oonagh avait besoin de moi, nous avons fini il y a peu de temps… Et elle préfère que j’évite trop de chose avant de dormir.
- Pense t-elle vraiment qu’un repas avec ton père influence tes rêves ? N’a-t-elle toujours pas mis au point une potion pouvant t’apaiser ?
- Oonagh fait ce qu’elle peut père ! Si un Tuas souhaite me parler, Oonagh est impuissante face à eux…
- As-tu eu une autre vision ? »

Je détournai les yeux, profitant de l’intervention de Wylan pour glisser loin de mon père et attraper ma petite sœur pour la serrer contre moi. Je posais mon menton sur son épaule en lui chuchotant de se tenir un peu tranquille. Mon père sourit et poussa à moi une choppe de bière. Je la pris sans la boire.

« Oui ! Tu m’as dit que ton fils avait huit ans. Je me dis, depuis le temps que nous nous connaissons.… nous pourrions lier nos familles. »

Oh la ! Oh la ! je le sentais mal. Je plaquais par précaution une main sur la bouche de Fiona qu’elle commençait à ouvrir.

« Est-ce que cela t’intéresserait de fiancer ton garçon avec ma Fiona ? »

Je me mordis les joues en étouffant un cri de surprise de ma sœur.

« Feu follet, calme-toi. »

Ni ma mère, ni Lochan n’étaient surpris… D’accord. À part moi, et Ulter, et Fiona, tous étaient au courant. Super manière d’annoncer à tous père… J’adorais. Et j’allais devoir tout raconter à Ulter. Je me mordis les joues sans rien dire avant de repousser légèrement ma bière. Pas avant de dormir, je n’en avais vraiment pas envie. Je claquais la langue, contrariée de la situation, avant de braquer mon regard sur Wylan, voir son idée, si cela lui plaisait ou non. J’observais Fiona… qui avait l’air… toute fière… Alors… à sa place… j’aurais piqué une crise. Mais j’avais mon frère jumeau avec qui j’avais ma relation fusionnelle… Fiona elle semblait vraiment être heureuse de pouvoir rendre fier mon père… Je pouvais la comprendre… Je caressais doucement ses cheveux sans rien dire.

Wylan observait patiemment l'eorl de Novarogh en l'interrogeant sur toute la cérémonie peu discrète à laquelle il avait droit depuis le milieu de l'après-midi. Toute la petite famille se rassemblait et avait tourné leurs visages vers le chef, attendant, comme le Borgne, qu'il dise ce qu'il avait à dire.

Oui ! Tu m’as dit que ton fils avait huit ans. Je me dis, depuis le temps que nous nous connaissons.… nous pourrions lier nos familles. Est-ce que cela t’intéresserait de fiancer ton garçon avec ma Fiona ?

Wylan tourna un regard sans enthousiasme vers la petite fille qui se tenait fièrement contre sa grande soeur et aux côtés de sa mère. Les regards s'étaient tournés vers la petite Fiona, puis vers le visage lacéré de l'invité. Son oeil vif, d'un bleu profond, était rivé sur la petite fille, tentant de voir au-delà des traits poupons quel genre de femme elle deviendrait. Pouvait-elle seulement convenir à Gorlan ? Riga jugerait que non, à coup sûr, mais il ne pouvait pas, à minima, ne pas considérer l'offre que lui faisait son hôte. Le menton toujours bien calé au creu de sa main, il tapota du bout des doigts de la seconde sur le plat de la table. Il prit une grande inspiration en quittant l'alcôve de sa main.

Une proposition intéressante, Gwyngad.

Son regard quitta enfin le visage de Fiona pour se diriger vers celui de son père. Wylan haussa les épaules, annonçant ce qu'il estimait être l'évidence.

Une union des vallons de part et d'autre de la Bun Beag ne peut être une bonne nouvelle, symbole de paix pour l'ouest du Cnuiclarann. Mais ils sont encore jeunes, un mariage n'aurait pas lieu avant bien des années et seul Ruigsin sait ce qu'il peut advenir d'ici là.

Les lèvres du Borgne s'étirèrent en un petit sourire espiègle alors que s'arquait un sourcil au milieu de son front.

Mais par curiosité, quelle dot proposes-tu, mon ami ?

J’inspirais profondément en ôtant ma main de la bouche de Fiona qui observait son potentiel beau-père. Elle avait dix ans ! Je passais mes bras autour d’elle pour essayer de me calmer. J’allais m’amuser moi demain à tout raconter à Ulter… J’observais à mon tour l’homme qui dévisageait ma petite sœur. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ce n’était pas à moi de me mêler de la politique ! Vraiment pas ! Mais… ma petite sœur quoi ! Je ne pouvais pas… accepter qu’on la propose en mariage si jeune ! Je comprenais les alliances, tout cela… mais quand même ! Et puis… Je détournais les yeux avant de me mordre machinalement le gras du pouce pour m’assurer que j’étais bien réveillée. Je ne dis rien cependant, attendant que Wylan reprenne la parole. Mon père hocha la tête avant de tourner les yeux vers moi à l’évocation de Ruigsin. Je ne dis rien, préférant ne pas relever.

« Plusieurs tuniques de laines tissées et brodées, des tonneaux de bière, sans doute un cheval ou deux, j’ai quelques poulinières et de bons étalons à faire se reproduire, et des ballots de laine ainsi que du cuir également. Nous avons le temps et seul Ruigsin peut nous dire ce qu’il se passera. Nos enfants sont jeunes, mais cela nous laisse le temps de nous préparer, et eux de se rencontrer autrement que le jour du mariage. »

Il lui sourit tranquillement en posant son menton dans sa main en soutenant le regard de l’autre homme. Je baissais les yeux sur ma petite sœur en embrassant son crâne. Elle avait une bouille de… sûre d’elle. Je me penchais à son oreille :

« Et toi ? Ça te plairait ?
- Il faut savoir faire des sacrifices pour le bien de son peuple. »

Ma petite sœur grandissait beaucoup trop vite. J’inspirais profondément pour ne pas avoir envie de dire… Que c’était peut-être beaucoup trop tôt ! C’était des enfants. Ne pas exploser, ne pas exploser… Ne. Pas. Exploser. Je cherchais le regard de ma mère qui me fit un simple sourire avant de pousser vers moi quelques fruits. Elle ne voulait pas parler de ça, elle préférait clairement aussi que je me taise. Je rajustais mon torque à nouveau dans un silence légèrement… agacé.

Le regard planté dans celui de Gwyngad, Wylan se mordillait le gras de la lèvre inférieure, attendant que l'eorl local annonça le prix qu'il était prêt à payer pour envisager le mariage entre leurs enfants.

Plusieurs tuniques de laines tissées et brodées, des tonneaux de bière, sans doute un cheval ou deux, j’ai quelques poulinières et de bons étalons à faire se reproduire, et des ballots de laine ainsi que du cuir également. Nous avons le temps et seul Ruigsin peut nous dire ce qu’il se passera. Nos enfants sont jeunes, mais cela nous laisse le temps de nous préparer, et eux de se rencontrer autrement que le jour du mariage.

Jusqu'ici, le Borgne était resté penché au-dessus de sa chope, le dos légèrement arrondi, une posture de soudard qu'il ne connaissait que trop bien, tant cela avait paru être la tenue que son père adoptait en toutes circonstances. Il se redressa sur son céans en entendant les paroles de Gwyngad et ses mains quittèrent la chope pour venir se poser à plat sur la table. Le petit sourire qui barrait son visage pendant le début de la discussion s'était estompé et les commissures de ses lèvres se pliaient désormais vers le bas. Une nouvelle fois, l'oeil unique de Wylan se posa sur le visage joufflu de la petite fille qui faisait de son mieux pour paraître fière et droite. Un petit rire, presqu'un hoquet teinté de mépris, vint répondre à la proposition de Gwyngad. Le Borgne secouait la tête avec amertume.

Mon fils unique, prochain eorl de mon clan, contre deux bourrins, trois tuniques, de la bière et de la laine ? ...

Malgré la sympathie qu'il pouvait éprouver pour l'eorl et sa smala, la proposition qu'il venait d'entendre venait d'étriller la considération que l'eorl d'Òmargleann pouvait ressentir à leur égard. La voix de Wylan claqua comme un fouet sur l'échine d'un esclave.

Des chevaux ? Me prends-tu pour une de ces chiffes molles d'Aonghusa ? Peu importe la bière qui sera consommée en noces. Soyons sérieux, Gwyngad, si la dot n'est pas pérenne, l'offre n'en vaut pas la peine. Parlons vaches, veaux, brebis et béliers, poules et coqs, de quoi nourrir le clan sur le long terme. Et plutôt que de la bière et du cuir, parlons acier et bois.

Wylan avala une longue rasade de bière avant de faire claquer le cul de la chope contre la table et de conclure.

As-tu une vraie offre à faire ? Ou on oublie ça et on parle d'autres choses ?

À la remarque de Wylan mon père sourit et hocha la tête. Je me coupais machinalement de la réalité pour me plonger dans mes pensées. Je les entendais parler métal, bois, vache, six vaches, huit veaux, douze chèvres et deux béliers ? Acier et bois. Coq et poules. Je dérivais, pensive sur bien des choses, les dernières visions que j'avais eu. Je voulais percer leur secret j'en avait parlé à Ulter, mais pas à mon père. Enfin si, mais pas discuté plus profondément contrairement à mon frère. Poules, canards et oie. Acier et bijoux. Je clignais des yeux sans prendre part à la conversation. Le bruits de la maison se mêlaient dans une affreuse cacophonie mentale et je n'arrivais plus à suivre. De toute manière... Ça ne me concernait pas.

Lochan croisa mon regard et fronça les sourcils, interrogatif, je ne dis rien. J'avais sommeil, tout cela m'ennuyais au plus haut point. J'étais fatiguée, Fiona restait sage sur mes genoux. Je posais mon front contre son crâne pour essayer de faire taire la douleur du mien. Dormir... Si je dormais je replongerais dans des visions avec le peu de chance que j'avais. Je détournais les yeux. Il me sembla entendre un rire et une poignée de main. Acier, bois, vaches et veaux. Cuir et laine. Je regardais les motifs de la jolie robe de Fiona, mère était douée en broderie sur laine. Fiona suivrait le même chemin. Femme d'eorl. Elle serait heureuse elle en était déjà fière. Patience petite Fiona. Tu avais le temps... Ces motifs répétitifs me sautaient aux yeux. Quoi qu'avec les fils on aurait dit des petites rivières.

Un coude s'enfonça brusquement dans mes côtes ainsi que la douleur fulgurante d'être pincé au creux du poignet. Je redressais aussitôt la tête, comme-ci tout allait bien. Fiona me fit une mine innocente et je la chatouillais gentiment, soulagée qu'elle m'ait réveillé discrètement. Lochan inclina légèrement la tête sur le côté et me fit un clin d'oeil. D'accord bien reçu, c'était grâce à lui. Je regardais les deux Eorls qui semblaient s'être, enfin, mit d'accord ? Oula... J'avais loupé beaucoup ? Euh... Non mais j'étais tout a fait d'accord. De toute manière ce n'était pas à moi qu'on allait demander son avis. On était quand même sur un dot conséquente de ce que je compris en quelques mots. Tant mieux. Tout le monde semblait content.

Un bref moment de flottement suivi la remarque de Wylan, puis l'eorl local sourit avant de hocher la tête avec un brin d'appréciation dans le regard. Il semblait que l'homme s'attendait à négocier et que sa première proposition, dérisoire, n'était qu'un test pour voir si le Borgne saurait mener la tractation. La seconde offre fut bien plus alléchante.

Six vaches, huit veaux, douze chèvres et deux béliers. Acier et bois. Coq et poules.

On pouvait dire que Gwyngad était un amateur du grand écart. Il était passé de broutilles qui aurait suffi à se payer un esclave à demi-crevé, à une dot royale, qui viderait champs et poulaillers de Novarogh pour presqu'une année. Passé d'un extrême à l'autre fit naître un sourire non feint sur le visage couturé de cicatrices de Wylan. Il jeta un nouveau regard vers la gamine, observant son teint rose et sa silhouette menue. Par certains côtés, elle lui rappelait Riga lors de leur enfance. D'ailleurs, la mère de Gorlan ne verrait pas cet arrangement d'un très bon oeil. À dire vrai, la rouquine pourrait voir Tuinn elle-même se proposer en mariage à leur fils unique qu'elle ne la jugerait pas assez bien. Même si elle s'en défendait régulièrement, elle avait, par bien des aspects, bien plus de la poule que de la louve lorsqu'il s'agissait de leur enfant. Wylan revint vers Gwyngad, dodelinant de la tête pour marquer sa réflexion, puis frappa du plat de la main sur la table.

Je crois que nous avons un accord, mon ami.

Un accord qui ne pourrait se conclure devant les Dias que dans plusieurs saisons, après que les deux enfants eurent reçus leur anneau. Six ans. Six ans pour que Novarogh s'acquitta de la dot considérable qui était proposé. Peut-être que d'ici là, bien des choses auraient changés, peut-être même que le Righ du Cnuiclarann ne serait plus porcin mais borgne. Et si la conquête de Novarogh n'était pas d'actualité, ou si par un triste hasard, l'amitié que le vallon portait à cet abruti de Magetobrigos venait à les faire pourrir empaler sur une pique, il serait toujours temps de trouver une nouvelle épouse à Gorlan. Wylan se leva de son tabouret en brandissant sa chopine, désespérement vide pour sceller un pacte.

Qu'on remplisse nos verres !

Il fit quelques pas pour venir empoigner l'avant-bras de Gwyngad qu'il serra avec une joyeuse et virile fermeté. Il mit une tape amicale sur l'épaule massif de l'eorl de Novarogh tandis que le doux son de la bière qui claquait au fond des chopes accompagnaient les rires et les commentaires enjoués qui régnaient dans la demeure. Le Borgne s'approcha alors de Fiona, assise patiemment sur les genoux de sa grande soeur. Il se pencha en avant, approchant sa trogne dérangeante du minois innocent de sa future brue, si l'accord était un jour mené à terme.

Eh bien, ma petite, j'espère que tu aimes les rouquins. Gorlan possède la chevelure de Lochran lui-même !

Il se redressa en riant, même si son oeil mort semblait fixer intensément les deux soeurs. Sa pupille blanche et fixe pouvait parfois vous donner la sensation de vous sonder l'âme et de dévoiler vos terreurs les plus enfouis. Le chaman qui vivait près de son village lui avait dit que cet oeil voyait au-delà du monde des mortels, comtemplant le Naom, l'Eadar et le Tùs en même temps. Une fable qui ne l'avait pas vraiment rassuré, mais que certains superstitieux avaient appris à craindre. Wylan posa les mains sur ses hanches avant de déclarer.

Il faudrait qu'ils se rencontrent ! Il est toujours bon de connaître son futur mari. Pas vrai, petite ?

Tous amis, youpi, la fête est une folie… Une belle dot pour la plus belle de mes sœurs. J’en avais qu’une aussi. Nous avions le temps de préparer cette dot, et je connaissais assez les affaires de mon père pour savoir qu’il n’y aurait pas réellement de problème. Surtout dans six ans… Minima. Six ans. Beaucoup de chose pouvait se passer en si longtemps. Seul Ruigsin savait ce qu’il pouvait se passer. Le rire et la claque de Wylan sur la table me vrilla les tempes que je finis par me masser discrètement. Merde… Ulter… où es-tu moitié de mon être ? J’ai besoin de toi petit frère ! J’avais l’impression que le monde tournait autour de moi et que mes tempes étaient comprimées avec violence. J’eus un petit frissonnement. La dot était belle. Six vaches, huit veaux, douze chèvres, deux boucs… Belle dot, oui… Mais je savais que cela serait possible, je n’étais pas étonnée. Verre… Bière ? Non. J’évitais de boire, pas avec ce mal de tête. Oonagh ne serait pas du tout contente.

J’observais l’homme arriver et observer ma sœur qui soutient son œil unique sans détourner un millimètre le sien. Elle n’eut qu’un sourire à sa remarque avant de hocher la tête :

« Je n’ai aucune préférence. Mais je suis sûre qu’on s’entendra très bien. »

Je plantais mon regard dans cet œil blanc sans bouger, laissant ma sœur répondre, tout comme mon père à l’affirmative de faire se rencontrer les enfants. Ma sœur sourit largement :

« Oui ! Avec plaisir ! Quand est-ce qu’on pourrait père ? »

La pression de mes tempes augmenta, menant presque à une douleur dans la nuque. Je fermais les yeux avant de tapoter la hanche de Fiona pour qu’elle libère mes genoux. Il fallait que je sorte, que je prenne l’air que je retourne… chez Oonagh. Je souris à Wylan et mon père :

« Excusez-moi père, je suis très fatiguée, je crois que je vais retourner chez Oonagh. »

Je vis ma mère faire une moue. Je devais être très pâle, mais je préférais retourner chez Oonagh. Je souris à Wylan.

« Je vous souhaite une bonne soirée Eorl Wylan. »

Je commençais à me diriger vers la sortie d’un pas aussi naturel que possible. Bordel… le sol tanguait dangereusement où c’était moi ? Et dire qu’Oonagh était légèrement hors du village. Merde ! L’air froid me fit du bien. J’inspirais profondément avant d’enfouir mes mains glacées sous mes aisselles et de me mettre en route vers la maison d’Oonagh. J’avais juste besoin de dormir un peu.