Sur les rives du Lagan Tuinn [Arzhura]

Onzième jour de printemps, an 399

Le vieux songe était revenu le hanter au plus noir de la nuit. Comme les fois précédentes, son esprit divaguait de l'obscurité de sa chambre à l'ombre d'une futaie ; sur un chemin cabossé cerné d'arbres et de ronces, il courait sans jamais s'épuiser, courait comme porté par les ailes de Fitheach. A certains moments, sa conscience l'interrogeait quant à savoir s'il était le chasseur ou la proie ; sans doute était-il les deux à la fois. Au bout de son errance, il s'éveillait empli d'un curieux sentiment de tristesse, celui des occasions manquées. Mais aussi loin qu'il puisse sonder les profondeurs de sa mémoire, de son rêve ne lui restaient que des bribes, et ces souvenirs épars ne levaient guère le voile sur le sens de sa quête onirique. Seule lui revenait avec acuité la touffeur moite du sous-bois. Quelquefois, néanmoins, un détail revenait avec plus d'importance que les autres nuits ; le hurlement lointain d'un loup, un clair de jour s'éveillant au plus profond de la forêt, l'étrange mélodie d'un luth, et, depuis quelque nuits, le hululement d'une chouette. Rien qui puisse, hélas, l'aider à déchiffrer le sens du songe.

Attegiovanos ouvrit les yeux. Une lueur blanche traversa la chambre, bientôt suivie d'un grondement. Un orage s'abattait sur Nemodia ; l'on entendait tomber les gouttes de pluie sur les toitures de chaume et le vent siffler au travers des fenêtres. L'Eorl de Nemodia ne craignait pas l'orage ; en revanche, les rêves qui agitaient son sommeil depuis quelque temps le laissaient perplexe. Voilà quelques nuits, il s'en était ouvert au sage Remicos, son chaman, dont la sagesse avait malheureusement ses limites ; bien incapable d'interpréter le songe, Remicos avait demandé plus de détails. Aussi Attegiovanos s'était fait fort, les nuits suivantes, de mieux sonder ses rêves.

Hélas ! Comme si les songes se jouaient de lui, la forêt rêvée avait alors cessé de le hanter. Il avait attendu, vainement, qu'elle revienne le visiter au plus profond de son sommeil, espérant entrevoir un détail qui put le mettre sur la voie. Mais le songe se refusait obstinément à lui.
Jusqu'à cette nuit.

Il ignorait au juste après quoi il courait dans les profondeurs du bois, mais il avait, cette fois, la certitude de traquer quelque chose. Un autre détail avait fini par retenir son attention : au détour d'un étroit sentier, il s'était trouvé nez à nez avec une grande étendue d'eau, baignée de brumes et de ténèbres. Ce grand lac, il le connaissait, cet endroit aussi ; c'était la rive nord du Lagan Tuinn, sur les terres de Novarogh.

Il avait cessé d'être la proie, pour enfiler le costume du chasseur.

**

Treizième jour de printemps, an 399

S'élevant des eaux du Lagan Tuinn, un léger courant d'air frais rafraîchissait les lisières. Sur une sente étroite, Attegiovanos menait avec relâchement son cheval, le visage empreint d'une profonde lassitude. Il avait délaissé son domaine et ses gens depuis deux jours pour parcourir la forêt, espérant trouver de jour ce que les nuits persistaient à lui cacher. Il n'avait fait que poursuivre une chimère, s'enfonçant dans les profondeurs jusqu'à s'y perdre, avant finalement de déboucher sur la berge. Les Spiors s'étaient joués de lui ; il faut dire qu'à ce petit jeu, ils l'avaient souvent dupé. Un jour, peut-être, il cesserait de pourchasser des fantômes.

Il songeait qu'il serait temps, peut-être, de rebrousser chemin lorsqu'un bruit attira son attention.

Onzième jour de printemps, an 399

Parfois il y avait des nuits plus insupportables que d’autres. Et… les jours les plus insupportables il ne restait plus que la terreur au réveil et rien d’autre. Cette nuit… ne fut pas des meilleures, la sueur collait mes mèches à mon crâne alors que je cherchais mon souffle en observant les ombres percées par les flammes des bougies qu’Oonagh allumait autour de moi. Elle me caressa doucement le crâne pendant un moment avant que je ne puisse me lever, retrouvant l’usage de mes membres. Heureusement, c’était l’aube. Je m’assis devant la maison d’Oonagh en respirant profondément l’air frais du matin. Je m’enroulais dans la cape bleue qu’Ulter m’avait offert il y a longtemps. Ma mentor me donna gentiment une tisane avant de venir manger avec moi. Tout en mangeant, elle commença à me donner ses leçons et ses enseignements. Elle le perdait jamais de temps, et moi non plus. C’était un jeu de question réponse ce matin et ça m’amusait beaucoup. J’apprenais beaucoup et autant dire que je n’aurais échangé ma place pour rien au monde. Enfin si, pour Ulter, mais c’était autre chose.

Nous fîmes les honneurs aux dieux avant qu’Oonagh me demande une liste entière d’herbe près du lac. Tant mieux, les eaux m’apaisaient quand je les regardais longtemps. Elle le savait bien sûr. Je m’éloignais à pas lents du village, perdue dans mes pensées, j’avançai lentement en jouant avec mon torque, ou un de mes colifichets. Je ne me souvenais pas de ces cauchemars. Non, vraiment, je ne savais pas. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Tous ces souvenirs de rêves… J’enroulais une mèche autour de mon doigt, machinalement. Je finis par me mettre à fourrager dans les herbes pour trouver ce qu’elle avait besoin. Ce que ma mentor avait besoin. Je chantonnais un peu, aussi bien pour me souvenir de la liste que pour me distraire un peu. En tout cas, le panier commençait à se remplir. Oonagh adorait m’envoyer cueillir des herbes, soit c’était parce qu’elle voulait réfléchir, soit parce qu’elle en avait vraiment besoin, au vu de la situation et de la saison… C’était logique ! On devait préparer l’hiver…

Je me redressais un peu trop vivement et glissais en arrière, je jurais un peu avant de me redresser et d’épousseter ma cape, heureusement elle n’était pas sale. Je secouais la tête avant de reprendre mon panier et de vérifier que mon poignard était à sa place. Je relevais la tête en entendant le bruit d’un cheval. Je fronçais les sourcils avant de voir l’homme. Je lui fis un signe de la main avant de me diriger vers lui. Il me disait quelque chose, mais pas beaucoup plus.

« Bonjour ! Puis-je vous être utile ? Vous êtes sur les terres du Eorl Gwyngad. »

autant prévenir, au cas où il n’était pas au courant.

Au bord du lac, sous les ombres de hauts arbres, il y avait une femme. Elle s'était redressée brusquemment à son approche, comme surprise en pleine sieste, et lui coulait un regard un brin méfiant, quoiqu'elle le salua avec la plus élémentaire des politesses. Attegiovanos la considéra un instant, tiraillé entre le regret de rompre avec sa quête de solitude et le soulagement de voir enfin un visage parce que, par les Spiors, ça faisait un bout de temps qu'il n'avait croisé personne.

« Les terres de l'Eorl Gwyngad, hmm ? » Il savait où il se trouvait, de même qu'il connaissait l'Eorl Gwyngad qui, après tout, était son voisin. Il répugnait toutefois à décliner son identité, pour des raisons bassement terre à terre : en tant qu'Eorl de la contrée voisine, sa présence dans le val de Novarogh aurait dû le contraindre à gratifier Gwyngad d'une visite de courtoisie. Ce qu'Attegiovanos n'avait pas prévu de faire, car c'étaient les esprits et les choses cachées qu'Attegiovanos était venu chercher dans sa solitude, et qu'il avait imaginé ne rencontrer personne pendant son périple. Il était las et n'aspirait qu'à retrouver son foyer au plus vite, qui plus est il était seul, et guère présentable après deux jours d'errance forestière. La transpiration qui émanait de ses vêtements couverts de terre lui donnait l'impression de sentir aussi fort que son cheval, si bien qu'il n'osait trop s'approcher. Il avait tout simplement l'air d'un proscrit, un de ces parias dont nul ne veut, fuyant dans les profondeurs des bois les conséquences de leurs crimes. Sans doute son interlocutrice envisageait-elle cette hypothèse. Alors, pensez donc, s'il révélait maintenant son nom ! La fille allait bavarder, et l'on saurait qu'Attegiovanos de Nemodia s'était trouvé dans les parages et qu'il avait snobé l'Eorl Gwyngad. En plus on dirait de lui qu'il puait, alors qu'il était connu au contraire pour accorder une grande importance à son hygiène. Mauvaise affaire, tout ça. « Je crois que je me suis égaré », dit-il, choisissant une voie de secours. « N'aie crainte, je ne te veux aucun mal », précisa-t-il, bien qu'elle ne parut pas avoir peur de lui - témérité ou inconscience ? « Je veux juste conduire mon cheval au lac. » Il mena la bête au bord de l'eau. Comme il quittait le couvert des arbres, un rai de lumière lui inonda le visage ; la sensation était revigorante, car il avait peu vu la lumière du jour depuis quelque temps. Tandis que son cheval se désaltérait, Attegiovanos glissa un regard curieux vers le panier de la jeune femme ; il remarqua également son amulette. « Tu es guérisseuse ? » Sa voix était un peu trop rocailleuse, bien qu'il tentât maladroitement de retrouver le sens de la conversation, lui qui n'excellait déjà pas dans cet art en temps normal.

Il sentait relativement fort et il était couvert de terre… Je ne savais pas où il venait… mais en tout cas… la route semblait avoir été fort longue… Pourtant il me semblait le connaître. Était-ce parce que j’avais vu son visage dans un songe ? Possible… Mais je n’en étais pas sûre. Je continuais de le dévisager avec attention, sentant quand même mon long poignard contre ma cuisse. Si mon père m’avait appris à me battre c’était pour une excellente raison. Il voulait que, malgré mon rôle de chamane, futur, je puisse me défendre en permanence. Et au besoin je sortais toujours armée. Poignard et scramasaxe, nous n’étions jamais assez prudents. Je regardais l’homme avec attention.

« Oui, en effet. Les terres du Eorl Gwyngad. »

Il ne semblait pas être un idiot… Mais juste un peu perdu. Je ne dis rien d’autre, l’observant s’approcher un peu avec plus d’attention. Il semblait relativement noble quand même ! Malgré la saleté qui le recouvrais. Je lui fis malgré tout un sourire :

« Je ne crains que peu de gens. Et le lac est assez grand pour que vous puissiez faire boire votre cheval. »

Il avait une voix rauque, comme-ci cela faisait très longtemps qu’il n’avait pas parlé. Je ne dis rien du tout sur cela, préférant lui laisser la place de boire et peut-être même de faire un brin de toilette. Je le laissais m’observer à loisir sans frémir une seconde. Guérisseuse ? Je secouais la tête :

« Apprentie chamane. Tout simplement. Je suis Arzhura et vous ? D’où venez-vous ? »

J’étais curieuse et je voulais surtout savoir d’où venait cet étranger sur les terres de mon père. Je préférais ne pas lui dire que j’étais sa fille, s’il n’aimait pas mon père je n’allais pas lui donner des aides pour éventuellement l’aider. Il ne semblait pas être un de nos boueux de voisin. Je secouais la tête pour chasser mes cheveux de mon visage en continuant de l’observer.

« Peut-être pourrais-je vous aider pour trouver votre chemin et votre voie. »

J’étais là pour ça, j’étais formée pour ça, c’était de mon devoir d’aider les gens, j’avais quelques herbes sur moi, et avec l’eau du lac au besoin je pouvais laver de potentielles plaie qu’il avait. Je faisais attention à garder mes armes cachées à son regard. Mais normalement… les chamanes et leur apprenties restaient quelque part intouchable… avec de la chance il n’oserait pas me faire du mal.