Beauté sur le marché [PV Honoria & Marcus]

Marcus, ah ce brave Marcus ! Il continuait son voyage sans fin, de ville en ville, vendant, achetant, négociant dans les unes et les autres, conduisant, surveillant, sifflotant sur les routes d'Oncmelia Minor qu'il connaissait si bien. Les pas de son cheval, Celer, le menaient, là, à Edelmia, la capitale. Il s'arrêta dans une auberge qu'il aimait bien : jolie, propre, pas trop chère et, surtout, dont le patron était quelqu'un avec qui il s'entendait bien. Il y passa une nuit fort reposante, bien qu'un peu trop courte - comme d'habitude - et, aux premières lueurs de l'aube, se rendit au marché - macellum - pour installer de la manière la plus agréable possible, sur l'étal de pierre qui lui fut attribué, ses marchandises. A cette heure là, le macellum était encore assez calme et silencieux. Les marchands semblaient concentrés sur leurs tâches et, économiser leurs voix pour les heures à venir pouvait sembler être leur priorité. Ainsi, petit à petit, les fruits, les légumes, les viandes, les aliments remplirent les étals de la partie nord du marché, tandis qu'au sud, les marchands de biens de toutes sortes les chargeaient de leurs objets multicolores, variés, disparates. L'étal de Marcus, lui-même, présentait une certaine variété d'objets qui n'avaient en commun que d'être relativement chers. En tant que négociant, le fils Cartae ne pouvait se permettre de transporter des objets de faibles valeurs dont les marges auraient été minimes. Ses bijoux, ses soieries, ses robes, ses armes n'étaient pas à la portée des premiers plébéiens venus. Preuve en était que seuls les patriciens s'arrêtaient pour examiner ses produits. Si, il y avait bien, parfois, quelques servantes se demandant si telle ou telle étoffe, tel ou tel collier ne pourrait plaire à leurs maîtresses ?

Marcus était justement en conversation avec l'une d'elle, au sujet d'un des bijoux qu'il tenait de l'atelier de son père, lorsqu'une jeune femme, visiblement de haute lignée, s'approcha de son étal.

- N'hésite pas à dire à ta maîtresse que je me ferais une joie de lui faire une ristourne si d'aventure ce bijou l'intéressait. Seulement, qu'elle vienne avant Meridies sinon je ne lui garantis pas qu'il soit encore là...

Une façon de se débarrasser de cette bavarde et - qui sait ? - d'encourager la dite maîtresse à venir. La servante partie, Les yeux clairs de Marcus se posèrent sur le visage de la nouvelle venue. Il lui adressa un discret sourire et un simple "bonjour". Il n'était pas comme les bouchers ou les maraîchers qu'on entendait, plus loin, obligé de crier toute la matinée pour faire venir à lui le chaland. Il préférait travailler être en accord avec ses produits : beau, élégant, authentique. Ainsi était-il bien coiffé, propre sur lui, ses vêtements sombres donnant à son allure un rien de mystère. La présentation de son étal, c'était, par exemple, des tissus nobles et sombres sous les bijoux pour les mettre en valeur, les robes, les étoffes et les tissus, rangés pour former un arc-en-ciel de couleurs chatoyantes. La seconde partie de son étal, définitivement plus masculine, regroupait, posés sur l'un de ses nobles tapis, les armes et les couteaux qu'il achetait en Delgica ou chez les barbares. Ces "lames" avaient le charme des objets étrangers. Et nombre de patriciens venaient - au risque de se couper - tester d'un oeil mi-charmé mi-interdit leur tranchant. Pour sûr que ce n'était pas de la camelote, la marchandise de Cartae.

La jeune femme dut s'en rendre compte. Et Marcus regarda les beaux yeux de sa cliente pour voir quels objets l'attiraient. Sous ce beau soleil matinal, nul doute que ceux-ci devaient tous être plus attirants les uns que les autres...

Honoria aime la relative tranquillité des premières heures de marché, loin de la cacophonie, loin du capharnaüm qui accompagne toujours les rassemblements de gens. Cela lui permet de respirer, de s’échapper un peu de l’atmosphère quelque peu étouffante et oppressante de la demeure familiale. Accompagnée de deux esclaves qui se tiennent tranquillement derrière elle, elle savoure ces quelques moments subtilisés à une journée à éviter les remontrances, les remarques ou les reproches. Malgré son attitude toujours digne et toujours aimable, sa plus grande crainte est et restera toujours de déplaire à celui qui pourtant la dédaigne aussi souverainement que sa paire de sandales. Quelle injustice.

Quoiqu’il en soit, elle est présente ce jour afin d’acheter du tissu qui permettront de confectionner une nouvelle tenue. Malgré l’absence de bijoux clinquant, d’or et d’argent, dans une tenue remarquablement simple mais de qualité, Honoria attire les regards tout autant que les cœurs. Et elle le sait. Elle pourrait très bien en jouer, elle pourrait parfaitement séduire n’importe qui, si elle en avait l’envie mais…l’envie n’est jamais là. Ayant sous ses yeux le triste exemple de ses parents et d’un amour à sens unique, elle préfère de loin rester seule plutôt que d’être très mal accompagnée. Cela étant, elle sait que cet état de grâce ne durera qu’un temps. Tôt ou tard, il lui faudra céder sur ce terrain-là, comme sur tous les autres.

Ce moment n’est pourtant pas encore venu. Son père a bien d’autres chats à fouetter que de se préoccuper de tout cela, d’autant plus que le départ de sa fille pas chérie sera synonyme de dot, donc d’une amputation – même minime – de sa fortune. Il ne cédera sa fille, et donc cette dot, qu’à un homme dont le prestige rejaillira un peu sur lui, cela elle le sait aussi. D’une certaine manière, elle est donc plutôt tranquille sur ce point, les beaux partis ne se bousculant guère à la villa Sicinii. C’est en songeant à tout cela d’ailleurs qu’elle approche de cet étal rempli de soieries et de voiles, de bijoux et d’armes diverses, saluant d’un sourire aimable le marchand.

Honoria affectionne les couleurs vives, le jaune, l’orange, le rouge, des couleurs chatoyantes qui agrémentent extrêmement bien son teint, elle aime également les beaux tissus de qualité, et ne peut d’ailleurs s’empêcher de passer ses longs doigts délicats sur une soie remarquable, sans doute fort chère. Elle attira l’attention du marchand par un geste de la main avant de soulever le tissu et de demander, d’une voix douce :

- Combien pour cette soie, Marchand ?

Les esclaves derrière elle tendent le cou pour mieux voir avant de se regarder d’un air de connivence. Honoria, elle, ne peut s’empêcher de toucher cette soie magnifique, avec un ravissement qu’elle ne cherche même pas à dissimuler.

- D’où provient-elle ? Le tissage est extraordinairement fin.

La jeune femme était si... désinvolte. Dans son drapé céleste, elle semblait flotter au dessus des pavés comme un spectre fantasmagorique. Ses lèvres charnues mais délicates, sa chevelure aux mille vagues océanes vous faisaient frissonner de leur fraîcheur sublime. Elle vous tournait le cœur, le sang, et - presque - vous faisait monter les larmes aux yeux. Un tel portrait, une telle idyllique beauté pouvait à n'en point douter vous mener à la démence. Non, vraiment, même pour Marcus, un bel homme s'il en est, voir pareille demoiselle n'était pas sans danger. Il en avait vu d'autres pourtant, vous imaginez bien, à voguer de marché en marché telle une bouteille à la mer entre deux récifs. Il en avait vu des roses et des bien pures, mais celle-ci, elle était spéciale. Elle avait, autant que les autres, la beauté, la grâce et la finesse. Mais elle était, en sus, ingénue et sereine. Comme trop consciente de son charme pour en user. Comme trop consciente de sa prestance pour en abuser. Elle était elle-même. Sûre, impériale et naïve, qui sait ? Qui pouvait croire qu'elle jouait quelconque rôle sous ce ciel azur. Non messieurs dames, il ne s'agissait nullement d'une vision, d'un spectre ou d'une cantatrice. Il ne s'agissait que d'une jeune femme sélène et enjouée, enivrée par les parfums matinaux, le calme des premières heures et la volupté des soieries du maître négociant.

« Combien pour cette soie, Marchand ?
- Belle matinée, n'est-ce pas ? s'amusa-t-il. Certes elle n'étais pas du même monde que lui mais, tout de même, n'était-il pas possible d'échanger quelques mots de plus que cela ? As-tu vraiment besoin de savoir le prix d'une si douce étoffe ?

Il lui sourit. La qualité de sa soie était sans commune mesure avec ce qu'on pouvait trouver ailleurs sur ce marché... et cette jeune femme ne semblait pas manquer d'argent, loin s'en fallait ! Il lui indiqua néanmoins un prix au mètre ; élevé, certes mais pas astronomique. Le prix juste pour une telle marchandise... plus un petit supplément pour prouver que cette soie était d'une qualité unique, pour s'offrir quelques jours de tranquillité dans une bonne auberge ou simplement pour se permettre de négocier sans y perdre !

« D’où provient-elle ? Le tissage est extraordinairement fin.
- Du sud de la province de Delgica... tu as l’œil. C'est la plus fine soie du pays. L'atelier de l'artisan qui la tisse est caché dans les ruelles d'une petite cité portuaire. Laissez-moi vous dire qu'il ne m'a pas été simple de trouver cet incroyable artisan de la soie. Aucun des marchands de la cité ne voulait me révéler ce secret. Il a fallu un incroyable concours de circonstance - la vie que je sauva à l'un d'eux - pour qu'il daigne me chuchoter, un soir autour d'un bon repas bien arrosé, l'adresse de cet homme aussi discret que talentueux. Et s'il t'était possible, un jour, de le rencontrer, je ne doute pas que tu serais fascinée par l'habileté de ses doigts, sa dextérité au travail... Enfin... je dois t'ennuyer ! Quelle couleur aurait ta préférence ? Ce bleu crépuscule serait un tel contraste avec l'or de ta chevelure ! »

Disant cela, il imaginait qu'elle pourrait peut-être en acheter plusieurs. Pourquoi se limiterait-elle à un seul tissu ?


« Mais si tu veux mon avis, cet orangé-doré, serait également magnifique. Plus en harmonie avec la teinte de ta peau et de tes cheveux... il serait à la fois plus discret et extraordinairement classieux... »

Jusqu'où pouvait-il aller dans la métaphore "flagorno-poétique" ? Très loin sans doute... mais il sentait que l'heure était venu d'arrêter de parler et d'écouter un peu ce que la jeune femme avait à répondre à tout cela !

- Delgica ?

Il venait, en un mot, d’attirer son attention. Tout en gardant la soie entre les doigts, elle le scrutait désormais, détaillant son visage – remarquablement beau d’ailleurs, pour un homme – de ses grands yeux vairons.

- Tu ne m’ennuies pas, Marchand.

Elle reprit son inspection des tissus, s’attardant avec un plaisir coupable sur la douceur d’une soie orangée, flamboyante, ornée de fils dorés. Une pure merveille. Elle dédaigna la soie bleu nuit et saisit à pleines mains le tissage luisant avant de sourire. Une découverte telle que celle-là mérite bien une dépense, un petit plaisir frivole.  Elle n’écoute que très peu les flatteries, agréables au demeurant, de cet homme, cela la laisse totalement indifférente. Non pas qu’elle en a l’habitude, c’est qu’elle sait parfaitement que les compliments ne sont jamais que des façons détournées d’obtenir ce qu’on veut : une attention, un cadeau, ou dans le cas présent, une dépense considérable. Elle ne peut pas vraiment lui en vouloir, il ne fait que son métier, après tout. Et un marchand qui ne flatte pas sa clientèle n’en est pas réellement un. En ce moment, elle se contentait juste de s’imaginer dans un pareil tissu, assorti à des voiles de la même gamme de couleur, ou tranché par une couleur tirant sur le pourpre ou le violet, voire même du rouge.

- J’aime entendre les nouvelles d’ailleurs. Dis m’en plus sur Delgica. Je doute de rencontrer un jour l'artisan responsable d'une telle merveille, ou même de me rendre là-bas. En tout cas, tu sembles mener une vie passionnante. Raconte-moi, pendant que j’observe ceci de plus près.

Les deux esclaves derrière elle se regardent à nouveau et observe les alentours. Ils savent très bien qu’Honoria va passer quelques minutes à cette échoppe, elle agit toujours ainsi quand elle veut apprendre des choses. Et quoi de mieux qu’un marchand, constamment sur les routes, pour apprendre ce qu’il faut savoir, prendre le pouls de ce qu’il se passe ailleurs, obtenir des informations ?

- Quel est le dernier vêtement à la mode là bas ? Qu’est-ce qui raconte dans les rues ? Y a-t-il un artiste qui se démarque des autres ? Un événement notable ?

Elle lui tendit la soie, tout sourire. Elle l’achète évidemment. Elle passe à une autre pièce, intéressée par les voiles rouges étalés sous ses yeux.

Les doigts fins de la jeune femme s'attardaient sur le tissu orangé. Et si son choix semblait fait, elle ne comptait visiblement pas le ramener trop rapidement chez elle. Charmée par le négociant - ou, peut-être, par ses histoires ! - elle lui demanda plus de détails sur la Delgica. Marcus fut ravi par l'attention qu'il avait, d'une manière ou d'une autre, réussi à obtenir.

" Et bien, en effet, je ne me plains pas de ma vie. J'ai la chance d'avoir des parents aisés et compréhensifs... et ni frère, ni sœur. Je peux ainsi profiter de ma jeunesse pour vivre la vie dont j'ai toujours rêvé : voyager, rencontrer des gens. Que demander de plus ? Et oui, la Delgica est une bien belle province. Les gens y vivent paisiblement. Ils semble bizarrement hantés par la question de la succession de notre cher Paetus... comme s'ils prévoyaient un malheur... imagines-tu ? Notre puissant empereur ! Ah ah, voilà qui serait bien surprenant... Enfin, on le dit affaibli. Je ne l'ai jamais rencontré, je ne saurais t'en dire beaucoup au sujet de sa santé ! "

Marcus observait Honoria et ses mouvements gracieux.

" Pourquoi ne penses-tu pas pouvoir aller en Delgica ? Je t'imaginerais très bien suivant ton ma... Suis-je bête, je n'avais pas vu que tu ne portais pas d'alliance... "

Le négociant marqua une pause puis sourit.

" Je te ferais signe la prochaine fois que j'irais en Delgica, ainsi tu pourras m'accompagner et voir de tes propres yeux toutes les merveilles dont regorge cette province. Il y a leur poisson également, je ne t'en ai pas parlé mais il est si... délicieux ! Enfin, surtout leur façon de le cuisiner. J'aurais dû demander comment ils le préparaient mais, étant pourtant originaire de Valtaïa, je dois avouer que leur dorades sont fabuleuses ! "

Il se sentit emporté par un élan de nostalgie.

" Je ne sais pas si tu as déjà été jusqu'au bord de mer... Ah voilà que ma cité me manque ! Pourtant, j'y étais il y a deux décades encore ! Mais... rien ne peut remplacer un coucher de soleil sur la mer en Aestas ! "

Le temps ici était pourtant plaisant. Il passait tranquillement, bien loin des tourments politiques et du tumulte des frontières extérieurs

" En Delgica la toge s'agrémente de rubans chatoyants, les robes, quant à elles, sont souvent ornées de broderies délicates, blanches ou couleur écu. Les femmes les ferment également à l'aide de grandes broches... Ah mais voyez ! "

Le marchand prit une broche en or sur son étal. Elle avait la taille d'un doigt et la finesse de sa gravure était merveilleuse.

" En voici une... " dit-il simplement, sûr que la demoiselle serait émerveillée sans qu'il ne la survende.

Il offrit un large sourire à Honoria tout en lui tendant le bijou.

" Je m'appelle Marcus Cartae... " osa-t-il ajouter, espérant que la belle daignerait lui glisser son nom à son tour.

Honoria écoute très attentivement ce qu’il raconte, même si elle semble toute occupée et accaparée par les soieries magnifiques qui se déroulent devant elle. L’empereur ? Affaibli ? Vraiment ? Voilà qui serait une information de premier ordre. Elle ne manifeste pourtant qu’un intérêt très limité à cette partie de l’histoire même si elle note cette précieuse information dans un coin de sa tête. L’Empereur est loin d’ici. Parfois, elle a l’impression de vivre dans un autre monde, un monde coupé de tout, ce qui accentue son besoin maladif d’apprendre, de savoir, de découvrir toutes ces jolies choses dépeintes avec brio par le marchand.

Elle ne peut s’empêcher de rire en l’entendant énoncer cette énorme proposition d’être emmenée avec lui sur les routes. Un rire sans moquerie, un rire frais et léger, une pure chanson à lui tout seul. La main devant la bouche, très amusée, elle dit alors :

- Non, je ne suis pas mariée mais c’est presque pareil, marchand. Mon père ne tolèrera jamais une pareille aventure. Je crois qu’il serait capable de lancer toute une cohorte à tes trousses si cela arrivait.

Oh oui. Primo Sicinius Scorpa en est absolument capable. Qu’il se rassure, jamais Honoria ne ferait une chose pareille, même si l’envie est parfois présente de s’en aller vagabonder sur les chemins, pour avoir un peu de cette liberté qui lui manque tant. Elle écoute à présent le marchand avec une vrai sourire gentil, s’imprégnant des descriptions, comme si elle y était. Elle pourrait rester là des heures, à demander détail sur détail.

- Je t’envie. Cela doit être fabuleux de voir tant de choses.

Voir d’autres choses. D’autres gens. Sortir de la demeure de son père. Rencontrer du monde. Voir d’autres paysages…Autant de choses qui ne lui sont pas permises ou alors elles le sont avec des restrictions si drastiques qu’il est presque impossible de s’y plier. Alors, pour voyager, pour apprendre, elle lit. Beaucoup. Elle écoute. Beaucoup. Et elle vient ici, sur le marché, afin de saisir au vol les nouvelles, les rumeurs, elle vient prendre le pouls des citoyens, elle s’informe en ne disant mot. Les gens ici n’ont pas de filtre. Ils parlent, ils discutent, parfois avec véhémence, mais il n’y a pas de prisme politique venant perturber les discussions. Les gens parlent avec leur cœur, sans calcul. Et c’est cela qui lui plaît. Elle a, de cette façon, des informations fraîches – dont tout le monde se fichera, sans aucun doute – mais qui pourront servir à alimenter une conversation. C’est toujours cela de pris.

Elle tend la main pour récupérer le petit bijou dont elle examine les détails avec ravissement. Le travail est magnifique, la finesse de la gravure est tout simplement remarquable. Cela étant, elle ne peut réellement se permettre d’acheter ceci, même si l’envie est là. Dépenser autant d’argent en parure risque fort de déplaire à son père. Déçue de ne pouvoir satisfaire ce désir, elle rend la broche au marchand.

- Je suis Honoria Sicinia. Ravie de faire affaire avec toi, Marcus. Je vais prendre les tissus que j’ai désigné tout à l’heure. Soie et voile. Je ne prends pas la broche, par contre, même s’il s’agit d’un bijou exceptionnel.

Un sourire entendu.

- Peut-être à ta prochaine visite sur ce marché. Y viens-tu souvent ? Nous sommes nombreux, à la villa sicinii. Et tes tissus sont d’excellente qualité. Peut-être pourrions-nous envisager de nous fournir chez toi de manière régulière. Qu’en dis-tu ?

Deux personnes arrivèrent près de l'étal de Marcus. Il s'agissait d'un homme et d'une femme de haut rang également qu'il salua rapidement, se demandant - par intérêt commercial - si elles étaient ensemble.

La voix et le rire d'Honoria, clairs, légers, cristallins, le ramenèrent à elle. N'avait-elle point un charme divin ? Le négociant n'était pas loin d'y succomber. Et si sa proposition de l'accompagner lors de son prochain voyage était évidemment une boutade - qui comme chaque bonne boutade recèle toujours un fond de vérité - elle avait sans doute permis, dans une certaine mesure, de briser la glace entre ces deux sympathiques personnages... Evidemment, appartenant à deux mondes assez différents, il était fort peu probable que leur relation aille plus loin qu'un simple intérêt pour la conversation.

La broche qu'il avait présenté à la jeune femme sembla faire son petit effet. Elle l'examina attentivement, non sans une certaine brillance dans le regard mais, malheureusement pour Marcus, cet intérêt ne se traduisit pas par un achat. Il conserva malgré tout le sourire car son interlocutrice lui dévoila son nom. Et c'était, sans qu'elle soit pécuniaire, une bien belle donation qu'elle lui faisait là. Son élégante main aux doigts fins et précieux lui rendirent la broche et elle lui fit part de sa volonté d'acheter quelques longueurs de cette soie et de ce voile qui lui plaisaient tant. Le jeune homme répondit alors :

" Très heureux d'avoir pu faire ta connaissance, Honoria. Je te prépare cela..."

Il se saisit de sa grande, belle et précise paire de ciseaux et en découpa la longueur que désirait la patricienne.

" Hum, hum... " fit l'homme de tout à l'heure, engoncé dans une toge bien trop serré.

Marcus ne comptait pas se presser pour autant... D'une jolie caissette de bois, il sortit un bel et noble ruban vert émeraude qu'il plaça minutieusement le long des étoffes soigneusement pliées.

" Tu verras, cette soie est très légère... et si finement tissée qu'elle isole parfaitement du froid... comme du chaud. Tu pourras la porter aestas comme nix sans problème !

L'homme grommela quelque chose à sa femme et Marcus fit un joli nœud pour tenir les tissus vendus.

" Voilà pour toi, Honoria. N'hésite pas à revenir ici si quelque chose ne va pas avec ces tissus ou si un autre produit t'intéresse... Je reste encore quelques jours à Edelmia, sur ce marché, au moins quatre ou cinq. Sinon, je ne saurais dire quand je reviendrais. Cela dépend de tant de choses... Mais peut-être laisserais-je un message à la villa sicinii la prochaine fois que je viendrais. J'aurais sans doute quelques nouvelles lointaines à te compter !"

L'heure semblait être à la séparation... La femme qui attendait semblait soulagée... contrairement à l'homme - visiblement son mari - rouge d'impatience malgré les gentils tapotages d'épaule que sa femme lui prodiguait.

Pour Marcus, s'il avait gagné quelques belles pièces avec Honoria, rien ne lui indiquait que l'affaire suivante serait aussi juteuse, bien au contraire ! Enfin, il avait le sourire pour quelques bonnes minutes encore.

Honoria, fidèle son attitude digne et respectueuse, salue d’un élégant signe de la tête le couple qui venait de s’arrêter près de l’étal. Elle n’oublie pas qui elle est. Jamais. Et il serait bien malvenu de la part de la fille du Prêteur d’ignorer d’autres membres de sa caste, fussent-ils d’odieux personnages. L’homme semble être à bout, impatienté par l’attente qui lui est imposée par le marchand tout affairé à préparer l’achat de la jeune femme. Une jeune femme qui le regarde, amusée de voir toute sa prévenance. C’est inutile, vraiment. En rentrant, elle confiera cela à une de ses esclaves pour qu’elle lui confectionne une nouvelle tenue. Cela étant, le geste et l’attention sont vivement appréciés, même si elle n’en montre rien. Cela lui laisse également l’occasion d’apprécier la beauté de ce visage masculin. Et ils sont rares, en cette ville, les hommes qui ont la chance de posséder une telle beauté douce et virile en même temps.

Elle fit un signe à un de ses esclaves pour qu’il se saisisse du paquet et dit enfin de sa voix douce :

- Si tu dis vrai alors je glisserai ton nom auprès de mes amies et de quelques oreilles influentes. Peut-être reviendrai-je ici avant ton départ pour d’autres contrées. Je te remercie pour toutes les nouvelles que tu m’as apprises, j’en entendrai d’autres avec joie, lorsque tu reviendras.

Elle s’inclina très légèrement, avant de céder la place au couple qui semble soulagé de voir l’échange se terminer. La jeune femme s’éloigna alors, en quête d’autres bruits à écouter, tandis que derrière elle ses esclaves la suivent de près, les bras encombrés. Nul doute que drapée dans un si beau tissu, elle sera tout simplement magnifique. Quel dommage que cette silhouette de sylphide soit condamnée à rester cloîtrée entre quatre murs sous la férule d’un père bien trop autoritaire. Peut-être est-il temps de prendre le chemin des thermes ? Après tout, c’est le seul endroit où elle peut parler à d’autres personnes dans une demi liberté très appréciable. Peut-être y reverra-t-elle cette si jolie dame de la dernière fois. Rêveuse, elle s’éloigna tout à fait pour disparaître de la vue du marchand.