Une fête pour des invités d'honneur (pv Caïus Protero Feles et Laelia Antia Protera)

Qui a dit que la vie d'un dignitaire était paisible ? Même ici, à Valtaia, pendant ces quelques jours qui devaient être reposants et l'éloignant de toutes obligations dû à son rang, l'élite du Joyau le sollicitait. Deux jours plus tôt, c'était le culte qui l'avait invité à partager la cérémonie en l'honneur de Valta, ce jour, c'était l'Edile local qui organisait un convivium où il jouerait les invités de marque. Nul doute que pendant cette soirée, il rencontrerait moults autochtones qui passeraient le plus clair de leur temps à le flatter ou à se plaindre de leurs voisins. Ainsi était la vie d'un patricien, où que l'on se trouvait dans l'Empire, critiquer son égal et chercher la faveur des puissants pour s'élever un peu plus vers le sommet de la pyramide.

Alors que le soleil teintait l'horizon d'orange et de mauve, s'enfonçant lentement dans l'écume de la Mare Tenebris, le Feles tendait les bras pour laisser Pesca enrouler habilement la toge autour de son corps. Il en avait, cette fois, choisi une jaune doré bordé de noir et une stola en bleu de Valta, saisissant cette occasion pour montré son attachement à une des spécificités de la cité. Le magister rabattit le pan de toge sur l'épaule de son maître et veilla à lisser un faux pli qui s'était formé. Les lèvres pincés, l'esclave inspecta la silhouette du Feles avec minutie avant de hocher la tête et de prendre la bague qui symbolisait son rang et la passa autour du majeur du patricien. Les traits de Pesca se détendirent légèrement alors qu'il inspectait une dernière fois Caïus, puis il lui offrit un petit sourire signifiant qu'il pensait avoir rempli son office. Le Procurator se tourna vers le miroir poli qui se trouvait sur la commode à sa droite avant de rendre au magister son sourire. Pas un mot ne fut échanger entre les deux hommes, mais ils s'étaient compris.

Caïus sortit de la pièce, Pesca emboitant son pas en gardant la tête légèrement baissé. Il entra dans la cubicula d'Octavia qui faisait vivre quelque cavalcade épique entre les coussins à un petit cheval en bois sous l'oeil de la nourrice de Terentius qui allaitait le poupon. Le magister resta à l'entrée de la chambre tandis que le père s'approchait de sa fille pour s'accroupir à ses côtés. La petite fille leva de grands yeux vers son père, lui souriant.

À demain, ma fille.
Pourquoi je peux pas venir avec vous ?

Les sourcils de l'enfançonne s'étaient froncés alors qu'elle prononçait cette phrase en laissant tomber son jouet. Déjà dans l'après-midi, la petite avait signifié son mécontentement d'être laissé à la villa plutôt que d'accompagner ses parents. Sacré caractère qu'elle avait hérité de sa mère, mais à la différence de Laelia, Octavia l'écoutait encore lorsqu'il s'opposait à elle. Puissent les Dieux faire qu'il en fusse toujours ainsi.

Je te l'ai dit tout à l'heure. Nous allons revenir tard et tu vas t'ennuyer là-bas. Il n'y aura que des grands ...
Mais je suis grande !
Des adultes. Il n'y aura que des adultes.
Hum ...
Et puis, il est bientôt l'heure de dormir, pour être encore plus grande.
Mais je suis pas ...

Elle bailla à s'en décrocher la mâchoire avant de terminer sa phrase.

Fatiguée !

Un petit rire s'échappa des lèvres du Procurator qui échangea un regard amusé avec la nourrice, assise quelques pas plus loin. Il revint à Octavia, les sourcils levés au milieu du front.

Pourtant tu as l'air prête à t'endormir.

Elle se mit à secouer la tête en poussant un petit chouinement enfantin qui laissait entendre à son père qu'il ne se trompait pas sur son état. Caïus renchérit, sûr de faire mouche avec son prochain argument.

En plus, nous allons manger des huîtres toute la soirée.
Beurk. C'est pas bon.
Eh oui, je sais. Raison de plus pour ne pas venir.
Hum ... D'accord ...
Un bisou ?

Octavia tendit les bras pour enlacer son père et déposer un petit baiser sur sa joue. Le sourire aux lèvres, Caïus se releva et se tourna pour sortir de la chambre. La silhouette gracile de son épouse se découpait dans l'embrasure de porte. Le Feles vit son sourire s'élargir un peu plus avant de déclarer.

Oh ! Prête ?

« Oui ».

Prête, elle l’était depuis le jour de sa naissance. On l’avait éduqué, façonné afin de répondre au mieux aux attentes de tous. Elle, la nièce de l’Empereur, n’aurait pu être plus prête pour briller qu’aujourd’hui. Elle avait fait envoyé Naïra afin de s’enquérir des tissus choisis par son époux. Non qu’elle voulait à tout prix lui ressembler, mais les Deux Soleils seraient bien plus vivaces s’ils s’accordaient. Alors, après quelques recherches dans les malles ramenées depuis Edelmia, on l’avait drapé des tissus les plus beaux. Elle n’affectionnait pas particulièrement la mode, mais aimait à porter des choses simples et élégantes, des broderies discrètes et des soieries venues de l’autre bout de l’Empire. Si bien que dans habit noir liseré d’or, elle aurait fait pâlir la lune elle-même. Les esclaves avaient rassemblé ses cheveux sur son crâne, maintenus par quelques épingles d’argent et de perles. D’ailleurs, une seule nacre finissait de parer son front, hommage à l’activité marchande principale de la ville portuaire. Certes elle ne provenait pas des huîtres de Valtaïa, mais comment ces gens auraient-ils pu le savoir ?

Un sourire accroché au visage, elle avait assisté, émue, à l’échange entre le père et sa fille. Il l’aimait plus encore qu’elle, et cet amour paternel réchauffait chaque fois son cœur de mère. Il était dommageable que leur retraite familiale soit troublée par quelques obligations mondaines. D’ailleurs, lorsqu’ils avaient reçu l’invitation de l’Edile, elle avait fait connaître son mécontentement à Caïus – qui comme toujours, avait fini par calmer ses ardeurs futiles. Il avait raison et elle le savait ; c’était là leur devoir. Il n’était pas simple d’être quelqu’un en ce monde. Souvent elle repensait à sa jeunesse à l’abris des épais murs du palais impérial. Là-bas, s’était-elle jamais doutée de ce que serait sa vie ? Non, aucunement. Jamais elle n’aurait un jour imaginé quitter sa chère Ruvia pour une contrée froide et humide. Engoncée dans des marées et la misère, les Oncméliens n’étaient à ses yeux que des barbares sachant parler sa langue, quoique bien contente d’être protégée par le Limes.

Aussi s’était-elle donnée pour mission d’offrir à ces gens simples un aperçu de ce que l’on faisait de meilleur en ce monde. Saisissant le bras de son époux à son passage, les Proterii quittèrent la villa à flanc de falaise pour se rendre chez leur hôte. Ils avançaient sous bonne garde, alors que le jour offrait au Joyau ses dernières lueurs les plus pures. Là, dans cette lumière, la cité du bout-du-monde offrait un spectacle ravissant. Le quartier de Pasithéa, construit sur les hauteurs, était agréable. Les pavés étaient bien entretenus et les domus qui longeaient l’allée centrale étaient jolies. Moins que la villa offerte par son époux, mais d’assez bon ouvrage pour qu’elle le soulève. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, on les mena presque aussitôt dans un coquet jardin où avait été dressé une tenture et où jouait déjà quelques musiciens.

« Regarde Caïus, notre ami le tripoteur de barbiche ».
Laelia avait parlé tout bas, sur le ton de la confidence alors que se figeait sur son minois un sourire agréable. Elle avait mis des années à maîtriser l’art hypocrite des réceptions de ce genre, et avait développé un certain talent pour faire bonne impression. Pendue au bras de Feles, ses yeux balayèrent la foule avec un dédain non feint.
« On se croirait presque au forum ici ».
L’assemblage bigaré, et la musique qui valsait déjà, mêlée aux conversations, donnait à la réception des airs de capharnaüm. Respirant lentement, elle se répéta sa mission ; elle était venue ici pour apporter un peu de civisme à ces primitifs. Il était donc primordial qu’elle ne se laisse pas aller à la condescendance. Elle valait bien mieux que tous ces braves gens réunis, et les pauvres ères le savaient déjà assez bien. Rapidement un couple s’approcha d’eux. C’était là, de mémoire, les hôtes de la soirée.

Bien entendu qu'elle était prête. Elle resplendissait dans l'ébène et l'or dont elle s'était drapée. Comme à l'accoutumée, elle enroula son bras autour de celui du Feles et, entourés par une poignée de licteurs et leurs fidèles magisterii, les proterii descendirent des falaises où se nichaient leur villa pour gagner le quartier de Pasithéa. Les statues élégantes côtoyaient les colonnes finement gravées et les topiaires soigneusement taillés. Les beaux quartiers possédaient un charme opulent qui le démarquaient disctinctement des autres et, en même temps, donnait un charme particulier au Joyau d'Oncmelia. À l'horizon, l'astre diurne disparaissait dans les flots gris de la Mare Tenebris, beignant la ville d'une lumière orange et carmin. Caïus et Laelia arrivèrent bientôt en vue de la demeure de l'Edile, une belle domus à la porte massive.

Ils franchirent l'huis et furent accompagnés vers les jardins par un esclave aux cheveux attachés à l'arrière du crâne. Un petit air de musique accompagnait les babillages qui bourdonnaient au-dessus des convives déjà présent. Laelia se pencha vers son époux, un petit sourire espiègle accompagnant un regard sur leur droite.

Regarde Caïus, notre ami le tripoteur de barbiche.

Le Pontife local était en effet présent. Il continuait à se lisser la barbiche en devisant avec une jeune femme, les yeux peinant à rester fixé sur le visage de son interlocutrice, pourtant affichant le quart de son âge. Elle poursuivit son étude de la foule qui se massait sous les tentures qu'avaient fait installés l'Edile. Laelia fut bien moins amusée en voyant quelques plébéiens, certes riches et portant moults bijoux et fines étoffes pour montrer leurs réussites, mais d'un statut si inférieur au leur qu'elle y verrait incontestablement une insulte.

On se croirait presque au forum ici.

Les lèvres du Feles s'étirèrent, s'amusant de la saillie pleine de morgue de son épouse. Caïus avait toujours eu un rapport cordial avec les plébéiens, surtout ceux qui connaissaient leurs rangs et ne tentaient de lui parler comme un égal. Depuis son arrivée en Oncmélie, il avait déjà du en remettre deux ou trois à leur place, mais globalement, même ici, au bord de l'Empire, la plèbe savait mettre les formes en sa présence, ce qui lui suffisait. Mais pour Laelia, issue de la famille impériale, née dans la soie et choyée par l'Imperator lui-même, cela ne suffisait pas et ne suffirait jamais. La voix du l'Edile de Valtaia retentit aussitôt, l'empêchant de pouvoir faire une remarque pour tempérer un peu son épouse.

Le Procurator d'Oncmelia Minor et sa vénérable épouse ! Soyez les bienvenus. Merci d'avoir accepté mon invitation, c'est un grand honneur. Prenez place, je vous en prie.

Le Feles échangea un bref regard avec son épouse, puis avec pesca qui attendait en silence, la tête basse, deux pas derrière ses maîtres. Ils se dirigèrent vers les lits qu'indiquait Arius alors que Caïus répondait avec la même courtoisie dont le valtaien faisait preuve.

Nous te remercions pour ton invitation, Edile. Laisse-moi te présenter, Laelia, mon épouse.

Ils gagnèrent les places qu'on leur avait désigné et bientôt des esclaves s'approchèrent pour remplir les coupes d'un vin à la robe violacée. Les jeunes femmes empestaient un parfum floral, à croire qu'on les avait plongés directement dans la cuve du parfumeur. Il leur lança à peine un regard, comme à un meuble joliment fabriqué mais parfaitement inintéressant et tendit sa coupe pour s'attarder sur son hôte. Il sentait le poids des regards des invités qui semblaient hypnotisés par le spectacle des deux couples qui s'installaient. On ne pouvait pas dire qu'il adorait être le centre d'attention, même s'il avait appris à s'en accomoder au fil du temps et il ne doutait pas que pour l'Edile, il était toujours bon que son électorat le voit en compagnie des personnes les plus influentes de la province. Un regard vers pesca suffit à faire comprendre au magister que les esclaves à demi-nues qui puaient la lavande bon marché étaient une gêne et ce dernier s'attela à les chasser poliment en les emmenant vers les cuisines pour s'enquérir du menu proposé. Une mauvaise excuse, pourtant suffisante pour laisser traîner une oreille entre deux conversations. Qui pouvait savoir ce qui se chuchotait mieux qu'un esclave que chacun s'attelait à ignorer cordialement.

Je crois savoir que vous êtes bien installés. Comment trouvez-vous Valtaia ?

Caïus porta la coupe à ses lèvres. Du vin local à en croire l'amertume mal camouflée par un cocktail d'épices , même s'il avala la gorgée avec un sourire de façade. Il tenta d'avaler un peu de salive pour ôter l'arrière-goût qui s'accrochait à sa langue. Il répondit à la question après avoir toussoté derrière son poing.

J'ai découvert peu de temps après mon arrivée que mes prédécesseurs avaient fait bâtir cette villa, surplombant la ville et toute proche de l'Aedes Valtai. Elle est confortable et idéalement placée, offrant un point de vue magnifique sur la cité. Une cité magnifique d'ailleurs, elle n'a pas usurpé son surnom de Joyau d'Oncmélie.

Il reprit une gorgée, parvenant à ne pas grimacer devant l'âpreté du liquide, puis poursuivit.

Et nous avons eu l'honneur d'assister à la cérémonie en l'honneur de Valta il y a deux jours, avec ce cher Pontife.

Il désigna le vieil homme d'un petit coup d'oeil avant de le saluer d'un signe de tête. Le bougre ne dissimulait même plus ses oeillades vers la poitrine généreuse de sa partenaire du moment. À croire que Laelia avait raison, il n'aimait pas tripoter que les poils de son menton visiblement. Le Feles surenchérit.

Je pense que je peux dire en notre nom à tous les deux que c'est une cité agréable où il fait bon vivre.

Il coula son regard vers Laelia, lui laissant le loisir de confirmer ses dires. Du coin de l'oeil, il vit un groupe vêtu à la mode de ses grands-parents qui l'observaient avec insistance, des plébéiens à n'en point douter, qui cachaient leur ascendance basse derrière un amas de bijoux trop ostentatoire pour être vraiment de bon goût.

Qui sont ces gens qui nous dévisagent depuis tout à l'heure ? Des négociants ? Des joalliers ?

L’odeur qui assaillait ses narines auraient tôt fait de lui filer la migraine si elles ne disparaissaient pas de son champ olfactif. Par la même, ce serait une excuse suffisante pour qu’elles s’éclipsent également de son champ de vision ; elles n’aimaient guère les minauderies, encore moins quand elles venaient d’esclaves. Il était d’ailleurs fâcheux de voir qu’ici aussi l’on préférait une pute incompétente à une esclave servile et a minima éduquée pour les tâches qu’on lui confiait. Et même si la réception manqua de tout ce qui faisait un patricien une personne de bien, Laelia, confortablement installée sur le lit, souriait poliment. Se pliant depuis toujours aux joies incommensurables de son éducation, elle n’aurait certes pris le risque de montrer à son hôte le style tout à fait provincial de son accueil. N’eut-il d’ailleurs pu être autrement ? La récente cena avec le Censeur Galba lui avait sûrement donner trop d’espoirs. Quoique l’homme eut plus de miellerie qu’une bonne pâtisserie, il avait fait preuve d’une grande érudition et d’une bonne intelligence. De quoi lever les doutes de la nièce de l’Imperator sur la capacité des gens à s’extraire de leur fange. Mais ici, au milieu des marais, il semblerait que la boue eut plus de mal à ne pas souiller chaque habitant.

Elle trempa ses lèvres dans le liquide qu’on lui avait servi, avant de se raviser aussitôt d’avaler la moindre gorgée. Gardant le même minois égal, elle reposa la coupe et se retint de tout commentaire. Cette boisson étrange qu’on lui avait servie pouvait presque aussi bien se manger : n’était-il pas curieux pour un vin de se mâcher ? Au moins ne serait-elle pas déçue par les fruits de mer qui arrivaient. C’était là disait-on la spécialité de la région. Heureusement pour les Valtaïens, ils possédaient d’autres charmes que la vulgarité et la piquette. L’on disait de la ville qu’elle regorgeait de joailliers et de teinturiers de renoms. Elles les auraient certes préférés dans leurs échoppes plutôt qu’à leur réception, mais l’Edile n’avait sûrement pas voulu l’offenser de leur présence. Bientôt invitera-t-on les métayers et les pénules, les infirmes et les pêcheurs ! Là, quel beau monde cela serait ! Un ensemble bigarré, dont le privilège ne serait-ce que de respirer le même air qu’un patricien, contribuerait à leur orgueil. Alors les plébéiens ne se contenteraient plus de leur condition, et viendraient à vouloir égaler ce dont ils avaient été privés à la naissance : un sang convenable.

L’amertume de son épouse aurait pu faire sourire le Procurateur s’il eut été dans sa tête. Il savait qu’elle aimait le peuple, mais loin de sa porte. Après tout, n’était-elle pas la descendante d’un Dieu ? Faisant fi des quelques badauds – qui n’avaient rien à faire ici – qui s’étaient arrêtés dans leur conversation, elle acquiesça avec grâce à la question de l’Edile. Valtaïa lui plaisait beaucoup. A moins qu’il ne s’agissait du temps en compagnie de son époux ? Elle n’aurait su en donner la raison, mais le Joyau d’Oncmélie lui rappelait tout de même un peu son foyer, à Ruvia. C’était là une maigre consolation face à l’exil forcé, mais au moins elle prendrait plaisir à se rendre dans sa villa qui surplombait la mer.

« Vous êtes un homme du peuple à n’en pas douter Edile. Ces gens-là ont de la chance d’avoir votre considération. Je serais aussi curieuse d’entendre ce qui vous a conquis au point de les convier à vos banquets ! ». La patricienne, l’air aimable, se tourna vers la foule. Rien dans sa voix ou dans son attitude ne laissa à penser tout le dégoût qu’un tel mélange lui inspirait ; elle préféra plutôt rester d’humeur égale. « Nul doute que ce doit être des gens d’exception ».