Les chaudrons de Bailbeag – Gaukka le Voyageur[Terminé]

60e jour de printemps
(année impériale 399)

Enfoui dans les bois de la Coile Geal, le village de Bailbeag était réputé pour la qualité de ses chaudrons, mais pour rien d'autre. Malgré cela, ce matin-là, sa population était en ébullition. Ses habitants, rejoints pour l'occasion par ceux de villages voisins et des curieux venus de toute la région, s'attachèrent aux derniers préparatifs en vue d'un évènement qu'ils espéraient depuis le premier jour du printemps et désiraient depuis la fondation même du village. La nouvelle leur était parvenue tardivement ; le premier druide envoyé par le Seanadh, un novice de toute évidence, s'était perdu en route ; à son arrivée, le deuxième, suranné, avait oublié la raison de sa venue. Finalement, le Vergobret en personne avait dû faire le déplacement pour annoncer quelques jours plus tôt que Bailbeag avait été choisi pour le Turasìthe. À cette annonce, on dit que l'Eorl du village avait perdu connaissance, et que sa femme avait dû prendre en main les préparatifs.

Chaque année, le printemps venu, la tradition Aonghusa du Turasìthe voulait que le pouvoir royal parte à la rencontre de chaque Eorl du royaume. Ce périple remontait aux premières vagues de sédentarisation des peuples des plaines et aux craintes de rébellion face à un pouvoir qui s'était installé durablement à Plaincridhe. Avec les âges et l'accroissement du nombre de villages, cette tradition se modernisa quelque peu et, à défaut de tous les visiter, le pouvoir royal se rendait chaque année à six villages du royaume. Ceux-ci, différents tous les ans, étaient sélectionnés par le Seanadh lors du Cofhadthràth du printemps avant d'être annoncé à la cour par le Vergobret. À la suite de quoi, le souverain avait jusqu'au Grianstad d'été pour se rendre aux villages annoncés.

En sus de l'honneur que représentait la venue du pouvoir royal, une telle visite avait des retombées économiques notoires pour les villages visités qui pouvaient généralement compter sur un accroissement de leur population et du passage de visiteurs et commerçants au cours des mois suivants. Le sol foulé par le suzerain au sein du village devenait lieu quasi sacré, tout comme ce qu'il ou elle aurait pu toucher, et un véritable commerce d'artefacts à la valeur plus ou moins discutable florissait des suites de cette visite. Ainsi, être choisi par le Seanadh représentait une aubaine manifeste et afin d'éviter que les localités déjà affluentes et influentes se gardent l'honneur d'une telle visite, une répartition équitable était imposée en fonction de la taille des villages : deux devaient être de petite taille, deux de taille moyenne, et les deux derniers d'une taille plus grande. La "taille" du village se mesurait, non pas au nombre d'habitants, mais aux têtes de bétail. Bailbeag pouvait se targuer de trois beaux bœufs répondant aux doux noms de Garli, Omì, et Rinmi. Il allait donc sans dire que le village avait grandement bénéficié de cette sélection paritaire et que le Turasìthe était sur le point d'embrasser un renom auquel ses habitants–et au premier titre desquels, l'Eorl lui-même–n'étaient pas préparés.

D'abord, vinrent les Feargach. Cette unité de guerrières d'élite qui jurait, trois fois par jour, protection envers leur souverain au prix de leur vie. On les disait folles et assassines. Elles précédaient la cour en terrorisant quiconque se trouvait sur leur passage. Grimaces de rage et d'épouvante, cris déchirants, et danses frénétiques, elles s'étaient glissées dans le village sans que personne ne les eût vues venir. Mais ce spectacle épouvantable qu'elles offraient aux habitants occultaient d'autres motivations ; les Feargach avaient d'abord pour mission d'inspecter les lieux et de s'assurer de leur sécurité. Leur comportement intimidant leur permettait de fouiller tous les recoins rapidement et sans rencontrer de contestation.

   

Puis, aussitôt que les Feargach s'eurent été figées sur place, comme à l'unisson, l'appel rauque du carnyx royal résonnait en écho aux quatre coins de la forêt. Les premiers cavaliers déboulèrent sur les lieux, suivis bientôt par les hauts noms de la cour tel que le Pasganstìr accompagné de la meute royale. Trois chars firent enfin irruption entre les arbres et vinrent fermer le cortège qui débordaient maintenant des limites du village. Sur l'un d'eux, une femme à la chevelure rousse éclatante et nattée en tresses dominait son entourage de toute sa hauteur de corps et d'âme. Elle portait une tunique rutilante de couleurs rouges et bleues et un épais manteau de fourrure. Droite, sans émotion, elle balayait les lieux du regard cherchant ses Feargach qui lui retournèrent une à une des hochements de tête imperceptibles. La musique éclata aussitôt que Morgana mit pied à terre et l'atmosphère sembla se relâcher un peu tandis qu'on acheminait la reine vers la maison de l'Eorl du village.

Les chaudronniers Aonghusa, loin de n'être que des artisans de récipients à soupe, étaient réputés pour leur expertise en martelage et les détails et motifs qu'ils appliquaient à leurs chaudrons. En l'absence quasi totale de culture manuscrite, le chaudron Aonghusa faisait office d'objet d'art commémoratif et sépulcral, de don et d'offrande, d'archive d'évènements marquants et de dettes, et même parfois de missive ; et ce, en sus de ses fonctions plus ordinaires. Ce fut donc sans surprise qu'on fit défiler devant la reine des chaudrons de toute taille et confection. Au sein de la maison de l'Eorl, Morgana se tenait debout près de l'âtre et de ses flammes étincelantes afin qu'elle soit bien vue de tout le monde. À ses pieds, le Pasganàrd tapissait sagement le sol. On lui avait offert un siège mais il n'aurait nullement pu agrémenter sa taille ; elle en avait l'habitude. Une distance la séparait de sa cour, du Vergobret, et de ses conseillers. Une autre, encore plus grande et respectée, avait été instaurée entre elle et ceux qui voulaient la rencontrer, lui présenter leurs respects, lui conter des histoires, ou lui faire un don. Parfois, mais rarement, Morgana faisait un pas en avant pour inspecter d'un peu plus près le travail des chaudronniers qu'on lui présentait. Ce simple geste était certain de générer maints gloussements dans la bâtisse comble. Mais ce que tout le monde attendait, c'était bien sûr que la reine touche un des objets qui lui étaient présentés ; là était le véritable honneur et la promesse d'une certaine prospérité. Elle ne disait mot, rythmant ce ballet de visiteurs à l'aide de simples regards et légers hochements de tête. Qui pouvait savoir ce à quoi elle pouvait bien penser en ces moments-là ? Personne, et Morgana s'y appliquait avec vigilance ; les pensées d'une reine pouvaient faire et défaire un monde.

L'attention de la reine fut momentanément détournée de la farandole de chaudrons. Le vert de ses yeux s'était porté sur Prasutag qui, se lassant de la compagnie des bêtes du Pasganàrd, avait commencé à faire sa ronde parmi la foule entassée dans la bâtisse. L'animal avait bien conscience de son rang et, s'il partageait beaucoup de son temps avec le reste de la meute royale, il se savait être en rien obliger d'obéir au Pasganstìr, ou à quiconque d'autre que Morgana, d'ailleurs. Plus loup que chien, il était têtu, indépendant, et avait l'habitude de disparaitre des jours durant avant de revenir chercher l'affection de sa maîtresse. D'allure légère mais de corps puissant, il arborait un pelage blanc et brun foncé, tirant sur l'auburn. La foule se défaisait pour lui laisser passage, par peur, sans doute, mais aussi parce qu'en tant que compagnon de la reine, un respect ineffable lui était dû. Si bien que lorsqu'une fillette s'échappa du giron de sa mère, sa faufila à travers la masse des gens réunis, et tendit sa main pour caresser la bête, une voix retentit dans la bâtisse avec la clarté de la foudre : « NON ! » Le mot figea toute l'assemblée, coupant le souffle à tous et suspendant jusqu'à la respiration des bêtes. Il ne faisait nul doute que l'injonction avait été prononcée par la reine, et pourtant elle n'avait pas bougé d'un cil et son visage était toujours aussi impassible. Le silence qui suivit ne fut que rompu par le bruit des pattes de Prasutag sur le sol alors qu'il revenait s'asseoir auprès de sa maîtresse. La cérémonie reprit bientôt, les villageois continuèrent de défiler devant la reine, et personne ne se douta qu'elle venait de sauver la vie de l'un des leurs.

Un peu plus tard, un certain remous agita à nouveau la foule. Morgana se demanda un instant si Prasutag en était une nouvelle fois la cause mais l'animal n'avait pas quitté ses côtés. Sa stature lui permit néanmoins d'être la première à voir clairement ce qu'il se passait. L'attention portée par la reine vers l'arrière de la pièce suffit à mettre quelques Feargach en mouvement. Deux d'entre elles glissèrent comme des ombres et vinrent se placer à distance rapprochée de Morgana, stridulant des sons aigus et grimaçant déjà. Elle leur fit sitôt signe de se détendre. Un homme, de grande taille, encapuchonné, se frayait un chemin vers les premiers rangs. Il s'inclina et prit la parole. À mesure qu'il parlait, le Vergobret Aonghusa s'était lui aussi avancé à une distance rapprochée mais non moins respectable de la reine. « Gaukka le Voyageur, druide du Seanadh Pluincéid, dit-il dans sa barbe à l'intention de Morgana. » La reine détailla le druide du regard, laissant s'installer un silence qui n'était pesant que pour ceux qui n'était accoutumé à son entourage. « Tehach s'est toujours montré bienveillant à mon égard, répondit-elle finalement, ses pensées se tournant subrepticement vers Sùilgòthan. Je ne peux que le remercier si nos routes se croisent aujourd'hui de sa volonté. Parle librement, Gaukka, mais sois bref. Ce jour de Turasìthe, mon attention appartient aux Aonghusa de ce village. »

Silence, à nouveau, et embarras. Une audience, à l'improviste, et privée, en sus. La requête du druide ne manqua pas de secouer l'entourage de la reine. Les us et coutumes Aonghusa étaient sanglés d'une fermeté implacable, en particulier pour ce qui avait trait au pouvoir royal. Une caractéristique qui pouvait s'expliquer par un amalgame de facteurs, au premier rang desquels, l'étendue du royaume et de sa population. Ces codes immémoriaux avaient apporté paix et prospérité aux plaines Aonghusa, et ce, depuis maintes générations. Et Morgana, en tant que Gardienne de Martalamh, était non seulement garante de ces règles, mais savait qu'elles étaient le fondement même d'un pouvoir royal fort et plus souverain que celui d'autres peuples voisins. Néanmoins, de tous les monarques récents, il n'était pas nécessaire de sonder le règne de l'Insoumise outre mesure pour savoir qu'elle maniait les codes Aonghusa avec une dextérité sans pareil. À ce titre, ses silences légendaires pouvaient prendre une teinte toute autre à qui saurait bien voir par-delà le voile complexe de son autorité de reine. Ce regard impitoyable, ces traits impassibles, et cette stature altière veillaient ensemble à dissimuler les engrenages du pouvoir et de la bonne gouvernance Aonghusa. « Il ne m'appartient pas de disposer de cette maison qui n'est pas la mienne, dit-elle finalement sur un ton neutre, avant d'ajouter. Marchons, Voyageur. » Elle fit un pas en avant et tout un dispositif se mit en branle. Les cris perçants des Feargach se fit à nouveau entendre. Prasutag était déjà sur ses talons. Sa cour, visiblement prise de court par une telle décision, était résolue à jouer des coudes au sein de la foule pour quitter la bâtisse à la suite de la reine.

     

À l'extérieur, les célébrations continuaient. Des odeurs de viandes rôties, des airs de musiques, et la clameur enthousiaste des villageois emplissaient la clairière où était sis Bailbeag. Chacun des pas de Morgana avalait une distance que beaucoup avaient peine à suivre. Elle se dirigeait manifestement vers l'orée de la forêt, traversant la place du village où un barde, juché sur une estrade, faisait l'éloge de la cavalerie Aonghusa et de la trimarcisia. Une tactique de guerre du peuple des plaines, aussi appelée volte des trois cavaliers, selon laquelle un guerrier monté était suivi de près par deux de ses serviteurs, montés eux-aussi. Si le guerrier ou son cheval venait à tomber, un des deux esclaves lui cèderait sa monture ; si le guerrier venait à mourir, un esclave prendrait sa monture et sa place ; si le cavalier et sa monture venait à mourir, un autre était prêt à rejoindre immédiatement les rangs. Lorsqu’un cavalier était blessé, un esclave pouvait le ramener au camp, tandis que l’autre prenait sa place. Cette technique de guerre permettait aux Aonghusa de continuer à renforcer leurs effectifs imperceptiblement et au cœur même des batailles. Elle permettait aussi d’éviter à la cavalerie de se faire déborder en prévenant des trous dans ses rangs et elle donnait l’impression que leur nombre restait inchangé, décourageant leurs adversaires.

 

Au seuil de la forêt, Morgana fit signe à sa cour de ne pas la suivre et au Voyageur, le contraire. Tous deux glissèrent sous le couvert des bois de Coile Geal, le bruit des festivités se faisant de plus en plus distant. Prasutag rôdait dans les parages, disparaissant derrière des buissons pour réapparaitre ailleurs. Et il n'était pas le seul. Les Feargach, aussi, étaient là. Et même s'il était impossible de les voir, les sons de bouche qui leurs étaient typiques se faisaient entendre à intervalle régulier. « J'imagine que ces affaires dont tu souhaites me parler ne sont pas de bon augure, Voyageur. Et que, si elles me concernent, tu es sur le point de mettre sur mes épaules une charge qu'il te faudra habilement manœuvrer. Alors, parle sans détours, Gaukka, car je préfère connaitre tout le poids d'un fardeau avant de choisir ou non de l'endosser. »

Morgana fit halte lorsque le Voyageur eut terminé de parler. Une trouée de lumière dans la frondaison laissait les rayons du milieu du jour se déverser sur eux, enflammant plus encore l'incandescente chevelure pourpre de la reine. Toute en jambes et courbes puissantes, elle toisait le druide d'un air qui alliait méfiance et vigilance. S'il disait vrai, il avait alors déjà fait défaut à son intention car le fardeau d'une telle nouvelle était bien réel et n'avait rien d'une simple devise sacerdotale. Ce n'était pas la première fois que le nom des Hommes-Chevaux de l'Orient parvenait aux oreilles de Morgana. Elle se rappelait encore que des guerriers Aonghusa, rentrés bredouille de leur quête du Sudrìghrean de Wulrrekk, avaient fait mention de ce peuple dans le récit de leur épopée. Mais, à moins que sa mémoire ne lui fît à présent défaut, la reine ne se souvenait point qu'ils aient été décrits comme une menace à l'époque. Tout au plus, ce furent leurs prouesses à cheval qu'on relata à la cour et qui retint l'attention du peuple des plaines, cavaliers eux aussi.

Morgana releva légèrement le menton. « Quand pourraient-ils au plus tôt se trouver à nos frontières ? » De toutes les questions que l'Insoumise aurait pu poser, celle-ci était sans doute la plus terre-à-terre. Mais, en soi, c'était aussi la seule chose que la reine avait réellement besoin de savoir. La seule information qui articulerait le reste de sa démarche ; des efforts menés pour confirmer les dires du druide jusqu'aux préparations potentielles en cas de leur véracité, tout était une question de temps. Et si Morgana ne comptait pas ouvertement mettre en cause la sincérité du druide Pluincéid, elle n'avait non plus aucune raison de lui faire confiance. « Les plaines Aonghusa ne sont pas les seules à se trouver à l'ouest. Dois-je comprendre qu'Ultàn a été informé de la situation ? Auquel cas, je m'étonne du fait que tu ne te sois pas présenté comme son émissaire. Est-ce là un signe que ton roi préfèrerait nous cacher cette information ? » Le visage de la reine était tout aussi implacable que son ton mais elle avait prévenu son interlocuteur : de la dextérité de sa manœuvre dépendait beaucoup.

L'automne. C'était peut-être le seul mot du Voyageur qui vint vrombir aux oreilles de la reine, reléguant le reste des propos du druide à un distant délayage. L'automne. Était-ce assez de temps pour préparer les plaines à une telle menace ? Fallait-il alerter les Eorl sans délais ? La paix du royaume Aonghusa avait été source d'essor et prospérité depuis si longtemps qu'il était difficile d'envisager ces terres en butte à l'hostilité de ces envahisseurs venus de l'est. Pourtant, Morgana le savait, il n'aurait fallu qu'un mot de sa part pour que son royaume s'enfièvre d'un effort de guerre. L'automne. Tout était une question de temps. La reine fut extirpée de ses pensées lorsque le Voyageur se rapprocha d'elle d'un pas en avant. L'Insoumise se redressa de tout son long, remarquant immédiatement deux choses : l'une était le ton du druide qui avait changé, laissant transparaitre contrariété et impatience, et tarissant quelque peu la sagesse dont il avait affecté jusque-là. L'autre était la Feargach qui, comme sourdant du sol, s'était glissée derrière le Voyageur dans le silence le plus total aussitôt qu'il s'était rapproché de la reine et dont la lame pointait maintenant à quelques centimètres de la nuque du druide.

Le Coinmeamh Righrean. Nous en venons donc au fait, pensa l'Insoumise. Là était finalement le motif de cette rencontre. Ce vagabond entendait unir les peuples barbares sous la tutelle d'un nouveau Roi des rois. Le Coinmeamh Righrean. Ces mots résonnèrent à nouveau dans l'esprit de la reine, seulement cette fois murmurés par une voix différente ; celle d'un autre vagabond, le sorcier de Dùn dà Abhainn, l'adorateur de Tehach : Sùilgòthan. Lui qui avait, près de deux décennies plus tôt, porté le destin de l'Insoumise à la lumière, traçant son passé et esquissant son avenir. Morgana lui devait tant et son peuple, sans le savoir, tout autant. Il lui avait parlé du Coinmeamh Righrean qui fut et de celui qui sera. Il lui avait parlé de la Longue Guerre et de Wulrrekk, le dernier Roi des rois, dont elle était la descendante directe. Et si son quatrième aïeul était finalement tombé sous le coup de l'Empire, l'alliance qu'il avait forgée entre les peuples resterait à jamais une source inépuisable d'un insaisissable espoir. Aujourd'hui, plus que jamais, elle aurait aimé que Sùilgòthan soit à ses côtés et la guide comme il l'avait fait avec l'insoumise de treize ans à l'époque.

Tous ces égarements d'esprit avaient momentanément émoussé les traits de son visage. Morgana revint finalement à elle et, d'un bref regard tout aussi anodin qu'indiscernable, renvoya la Feargach au couvert des fourrés. « Ne fais pas l'erreur de croire que mes pensées te sont accessibles, Voyageur. La charge qui t'incombe est celle de conseil. La mienne est affaire de vie et de mort. De mes choix présents germeront le chant des bardes et l'enseignement des druides des générations à venir. Je n'ai pas la luxure de balayer l'histoire de nos peuples au simple rang de querelles de voisinage. » Elle fit un pas en arrière, restaurant une distance entre eux qui, plus encore maintenant, soulignait la différence de leur rôle à chacun. Ce faisant, et contre toute attente, un sourire se dessina sur ses lèvres, réchauffant les traits de son visage. « Je t'ai entendu, Gaukka. L'avenir dira bientôt si le peuple des plaines te doit toute leur reconnaissance. Mais, pour le moment... » La reine sortit une dague de son ceinturon, attrapa une tresse de sa chevelure rutilante et en trancha une mèche. Les Feargach, où qu'elles pouvaient se cacher, se mirent aussitôt à siffler. Morgana ceignit la mèche d'une lanière de cuir et l'offrit au druide. Le Dìonfalt, un don d'exception dans la tradition Aonghusa, conférait à son porteur la protection de la reine, un droit d'audience à la cour et au Seanadh Aonghusa, et l'assurance que sa mort soit honorée par vengeance ou sépulture ; et ce, jusqu'à ce que la mèche se délite et perde son éclat. Le règne de Morgana avait vu l'honneur n'être conféré qu'à une seule autre personne, même si celle-ci n'en avait jamais fait usage.

L'Insoumise reprit finalement le chemin du village où la suite des célébrations du Turasìthe l'attendait. Alors que les Feargach et Prasutag émergeaient de nulle part pour resserrer les rangs autour de leur reine, celle-ci fit halte le temps d'un instant et, sans se retourner, eut un dernier mot pour le Voyageur : « Le Coinmeamh Righrean sera convoqué. »