Une villa au bord de l'eau (pv Virginia) [Terminé]

16e jour de Primo Seminare
An 399

Avec les premières lueurs du jour, tandis qu'Aurin grimpait dans le ciel depuis l'Est, le Procurator arriva à Valtaia. Comme il l'avait annoncé à la Curie quelques jours plus tôt, le Procurator avait entrepris son voyage pour rencontrer les soldats en faction dans les castrae du Limes. Il avait laissé Laelia dans la capitale sous la surveillance des meilleurs licteurs à son service. Après quelques échanges avec Julius Dorinus Flavus, le Tribun Laticlave, il avait choisi de parcourir la frontière du Nord vers le Sud, depuis le castrum Aquilanegra jusqu'au castrum Tacitus. Son itiniéraire lui permettait également de visiter les deux grandes cités d'Oncmelia Minor : Valtaia et Telioprate. La renommée du Joyau d'Oncmélie avait franchi les frontières de la province isolée et même à Ruvia, on avait connaissance de la ville portuaire et de sa teinture bleue unique.

La cité était cise au coeur du delta de la Nera et dévoilait deux visages au visiteur qui la découvrait. À première vue, on découvrait des bicoques de bois sur pilotis s'extirpant de marais où planaient une odeur âcre et incommodante. Dans chaque ville ruvienne, les quartiers populaires étaient loin des standards les plus prestigieux de l'Empire, mais il régnait ici une atmosphère presque délétère. Puis au fur et à mesure qu'on grimpait sur le flancs des falaises qui enserraient les tourbières nauséabondes d'où s'élevaient des reflets plombés, les bâtiments et les rues devenaient plus ordonnés et propres. Comme une allégorie des Palais Célestes, c'est vers les sommets qu'on trouvait les plus belles statues et des domii élégantes et élancées, décorées de fleurs parfumées et de solides colonnes gravées de bas-reliefs mythiques. Et puis, tout en haut, dominant la cité comme un saphir coiffant une couronne, la grandiloquente silhouette de l'Aedes Valtai veillait sur la ville et ses habitants.

Quelques patriciens zélés accueillirent le Procurator et son escorte à grand renforts de courbettes et de politesses sous l'arche qui marquait l'entrée dans le quartier de Pasithea. Caïus ne quittait pas son masque sévère, se contentant de léger sourire à l'encontre des divers patriciens gras qui s'étaient enroulés dans des toges aux couleurs vives. Il semblait qu'il jouait des coudes pour inviter le Procurator dans leur demeure pour lui offrir vin et nourriture. Nul doute que celui qui aurait l'honneur de recevoir à sa table un des Dimuvir de la province pourrait se vanter pendant plusieurs semaines de son influence et faire quelques jalousies parmi ses pairs. Pourtant, depuis les débuts de son ascension sur les flancs des falaises, le Feles avait le plus grand mal a retenir son regard de fixer la magnifique opulence du temple du Dieu des Mers. Le temple, même à si bonne distance, paraissait somptueux et aussi gigantesque que les rumeurs le laissaient entendre. D'un geste de la main, il repoussa une énième invitation à prendre quelques instants de repos dans l'oecus d'un gros patricien au triple menton, avant de pointer le temple qui dominait la cité.

J'aimerai avant tout prendre le temps d'honorer Valta dans son temple le plus célèbre !

Quelques petits gloussements ravis s'échappèrent de la foule qui l'entourait. Ici comme ailleurs, les patriciens étaient sensibles à la flatterie et parler élogieusement de la cité avaient naître plus d'un sourire, bien plus sincère que ceux qu'on lui avait servi jusqu'alors. L'enrobé personnage se présenta sous le nom de Marcus Carrus Gemelus et se proposa de guider Caïus le long du sentier qui montait jusqu'à l'Aedes Valtai. Le Procurator sourit légèrement avant de donner son accord d'un petit hochement de tête militaire. Il emboîta le pas du gros bonhomme, suivi de près par son escorte et commença l'ascension tandis que Carrus jouait les guides.

Sais-tu que tout le long du chemin qui mène à l'Aedes Valtai, nous allons voir les trentes filles de Valta représentées ? Il est de coutume dans la cité, de faire parcourir à la jeune vierge qui va se marier ce chemin pour que les Valtéides veillent sur elle. La Nuptiis Nuntiatam permet à la future épouse d'apporter le regard des Dieux sur elle et de bénir sa future union et son foyer.

Caïus répondit par un soulèvement de sourcil et un petit bruit de gorge, feignant l'intérêt pour les paroles du patricien. Il espéra en silence qu'il ne pousserait pas le vice jusqu'à lui parler en détail de chacune des statues qu'ils croiseraient en chemin. En vain. Rendu zélé et nerveux par la présence du Feles, l'obèse se perdit dans d'interminables explications alors que son souffle devenait de plus en plus court à force de traîner son adipeuse caracasse vers le sommet de la falaise. Le Procurator avait même accéléré légèrement le pas dans l'espoir de couper le flot ininterrompu de parole et de pouvoir admirer le paysage en paix. C'était pourtant mal connaître le ventru qui avait bien plus de ressources qu'il ne l'avait escompté. Le patricien au tour de taille remarquable finit par se taire après la vingtième statue, cherchant son souffle avec une pointe d'écume gluante sur la commissure des lèvres. Les derniers instants de l'ascension se firent au bruit des calcei et du chant des mouettes qui se gaussaient de la mine cramoisie de Gemelus.

Puis, enfin, la silhouette grandiose du temple de Valta se révéla au regard de Protero. Les larges colonnes soutenaient un toit pyramidale cyclopéen. Les embruns salés vinrent chatouiller les narines du Procurator et ses cheveux bouclés dansèrent au sommet de son crâne sous le souffle marqué du vent. Le guide de Caïus prit quelques instants pour reprendre son souffle en posant les mains sur les genoux, sa bedaine s'étalant sur ses cuisses épaisses. Il sourit en voyant le patricien rendu muet par l'effort alors qu'il poursuivait son chemin vers l'entrée du temple. Même parmi ses licteurs, on échangeait des regards amusés en se gaussant en silence du faciès rougeaud du guide. Il valait pourtant mieux regarder devant soi lorsqu'on marchait. Le Procurator eut à peine le temps de reposer ses yeux devant lui qu'il se cogna dans une jeune femme qui avait une grosse jatte en terre cuite dans les mains. Le récipient tomba sur le sol et éclata en de nombreux bris, répandant des fruits (probablement en offrande à Valta) qui roulèrent dans toutes les directions. Caïus cligna des paupières de façon agacée l'espace d'un instant, puis réalisa qu'il était probablement le fautif dans cette affaire. Il s'éclaircit la voix d'une légère quinte de toux et se baissa pour se saisir d'une pomme qui avait roulé jusqu'à ses pieds.

Excuse-moi, Citoyenne, je ne t'avais pas vu.

La jeune femme lança un regard farouche à l'attention de Caïus. Elle semblait particlièrement agacée suite au choc qui l'avait envoyé par terre. Les vestiges de la jatte avaient volés autour d'elle dans un grand fracas et après une petite hésitation, elle siffla avec morgue.

Tu devrais t'excuser pour Valta plutôt que pour moi, Citoyen. C'est son offrande que tu viens de briser, en même temps que mes efforts pour gravir la colline viennent de devenir inutiles.

À peine eut-elle achevée sa phrase que la silhouette rebondie du gros patricien s'approcha d'elle en vociférant.

Sotte ! As-tu la moindre idée d'à qui tu t'a...

Le Procurator leva sa main pour faire taire l'adipeux personnage. Il lança un regard sévère vers le patricien qui vit sa lipe trembler de colère. La voix grave du Feles souligna son geste.

Comment pourrait-elle savoir Gemelus ? Je suis arrivé ce matin dans la cité et il y a moins de deux décennales dans la province.

Au moins ces quelques mots achevèrent de faire taire l'envahissant bonhomme et le Feles tourna son regard vers la jeune femme. Comme souvent, le Procurator toisait sévèrement son interlocutrice. Même s'il avait interrompu son hôte dans son emportement, il ne goûtait guère le ton dont avait usé la citoyenne pour s'adresser à lui. Il savait parfaitement se défendre seul et il allait le démontrer. Il fit claquer les mots avec cynisme en retroussant légèrement sa lèvre supérieure.

Je glisserai un mot à Valta pour me faire pardonner des quelques pommes qu'il ne verra pas aujourd'hui. Nul doute que le Dieu des Mers se sentira mieux après ça.

Il tendit sa main pour aider la jeune femme à se remettre sur ses pieds tout en poursuivant ses remontrances.

Je t'ai présenté mes excuses, Citoyenne, ce qui est bien plus que beaucoup d'autres n'auront jamais. Il faudrait que tu apprennes à ne pas aboyer sur un inconnu qui pourrait te faire écarteler dans l'heure pour avoir hausser le ton contre lui.

Les sourcils froncés de Protero se détendirent alors qu'il jetait un oeillade à ses licteurs mal à l'aise. Aucun d'eux n'avaient vus débarquer la femme et son saladier mal fichu. Si elle avait porté un poignard au lieu de quelques fruits, elle aurait pu enfoncer sa lame jusqu'à la garde avant que quiconque réagisse. Il ne ferait pas d'esclandres à leur encontre devant le temple de Valta, mais dès qu'ils seraient descendu de la sainte falaise, ils allaient recevoir une belle soufflante ces incapables. Il reprit.

Et si nous reprenions depuis le début. Je suis Caïus Protero Feles, Procurator d'Oncmelia Minor. Et toi, qui es-tu ?

Comme quoi il suffisait de se présenter pour que les gens changent de ton et pour que l'insolence disparaisse dans le regard de son interlocutrice.Bien moins prompte à envoyer de nouvelles saillies, elle se présenta avec une humilité bien plus agréable à l'oreille du Feles.

Ave, Caius Protero Feles. Je m'appelle Virginia. Je suis l'épouse du citoyen Spurius Vipsanius, argentier de cette cité.

un franc sourire égaya les traits austères du Procurator en voyant la jeune qui se radoucissait en saisissant l'occasion qu'il lui avait laissé de se présenter plus formellement. Le gros Gemelus sembla s'agiter en entendant la femme décliner l'identité de son mari et ses lèvres épaisses se tordirent en une moue désapprobatrice. On aurait dit qu'il avait mordu dans un fruit trop amère, tant son visage se crispait de dégoût. Un bref regard de Caïus à son encontre lui rendit le sourire, même s'il piétinnait sur place, visiblement avide de faire un commentaire.

Un argentarius ? Ils sont généralement peu ami avec le clergé.

Protero sourit à son petit trait d'esprit. Pendant des générations, les ruviens avaient placés leurs économies dans les temples et la pratique des argentiers demeuraient assez récentes et nombre de flamines et de pontifes voyaient d'un mauvais oeil, encore aujourd'hui, ces gens qui se mettaient à gérer les richesses de leurs ouailles. Virginia reprit la parole, plus encline à faire la conversation que précédemment.

Est-ce ta première venue sur la falaise de Valta ? Nous les habitants de Valtaia, nous pensons qu'il n'existe rien de plus beau nulle part dans le monde. Mais les habitants de la capitale ont peut-être un regard différent ?

Le Feles arqua un sourcil en regardant la vue qui s'offrait à lui par-delà le bord de la falaise. Les flots de la Mare Tenebris s'écrasaient dans de grandes gerbes d'écumes sous les rayons d'un soleil un peu moins timide que dans le reste de la province, du moins en avait-il l'impression. Peut-être était-ce juste parce qu'il se trouvait un peu plus près de lui que dans les plaines entourant Edelmia. Il n'était pas suffisamment porté sur la science pour en être certain. Il répondit en gardant son regard qui vagabondait sur l'horizon.

C'est la première fois en effet. En même temps je suis arrivé dans la province en tout début de mois et Ruvia n'est pas la porte à côté.

Il tourna son visage un bref instant vers la jeune citoyenne et lui adressa un sourire poli sans être vraiment chaleureux. Quelque chose d'automatique qu'on adressait à son interlocuteur sans y penser pour ne pas paraître fait de marbre brut et froid. Il reprit son examen visuel de la ville en contrebas tandis qu'il poursuivait.

C'est en effet très joli. Je ne sais pas si c'est le plus bel endroit du monde, mais le plus beau d'Oncmélie, certainement ! Ruvia a d'autres charmes ... Plus urbain et moins sauvage.

Il sentait dans son dos le souffle du gros patricien qui se faisait de plus en plus profond, cachant nullement l'exaspération que le goret en toge ressentait. Caïus lui lança un nouveau regard et hocha la tête pour qu'il s'approche. Cachant sa bouche de sa main épaisse et grasse, il chuchota quelques mots au creux de l'oreille du Procurator pour lui expliquer l'aversion qu'il ressentait, espérant probablement que le Feles s'offusqua à son tour. Et tandis qu'il écoutait les murmures suintant de fiel du patricien, il remarqua légèrement en contrebas de leur position, une villa élégante mais qui semblait quelque peu défraîchie. Un détail pour le moment mais qui aurait son importance par la suite. Il écarquilla légèrement les yeux lorsque le gros Gemelus en eut terminé et le regarda avec étonnement. Il tourna son regard vers la jeune femme et la toisa pendant quelques secondes en silence avant de s'écrier.

Le citoyen Carrus, ici présent, me dit que tu es une affranchie. Une Liberta ! M'aurais-tu menti en me donnant ton identité, Virginia ? Si cela est bien ton nom ...

Le regard neutre et sévère du Procurator se posait sur la jeune femme. Son visage ne montrait ni colère, ni répulsion lorsqu'il posa sa question, mais le côté sérieux et droit qu'il dégageait naturellement avait déjà mis plus d'un interlocuteur dans un inconfort palpable qui aidait bien souvent à obtenir la vérité.

Caïus toisait la jeune femme d'un air circonspect, alors qu'il sentait dans son dos le patricien obèse qui offrait un sourire carnassier à l'affranchie. Ravi d'avoir livré le secret de la jeune femme au Procurator et ne cachant même pas le dégoût qu'elle lui inspirait, il respirait bruyamment comme le bovin dont il partageait le poids. Après quelques secondes, Virginia répondit à l'interrogation résolument.

Je ne t'ai pas menti. Je t'ai dit que j'étais l'épouse de l'argentier Spurius Vipsanius et c'est la vérité. Demande-le à n'importe qui en ville, il te dira la même chose que moi. Mais oui, je suis aussi une affranchie. Serais-je indigne de ta présence ?

La mine renfrognée de la jeune femme soulignait l'aplomb avec laquelle elle avait offert sa réponse. Le visage cramoisi de Gemelus devint encore plus foncé alors qu'il éructait ses paroles.

Tiens ta langue, petite effrontée !

Un regard suffit pour le faire taire. Le Feles détaillait le pachyderme qui devenait de plus en plus pénible en se substituant à lui. Pensait-il que le Procurator avait besoin d'un messager pour porter sa parole et remettre à sa place la Liberta ? Il échangea un regard avec Protero avant de baisser les yeux en se maurigénant. Le Procurator tourna de nouveau le visage vers Virginia, les lèvres légèrement pincées. Il dit alors d'un ton égal teinté d'une ferme autorité qui le caractérisait bien.

Ce sera en effet la dernière fois que je tolèrerai ce ton défensif et acerbe, Liberta. Ou la prochaine fois, tu goûteras une nouvelle fois aux chaînes et ton époux aussi. La dignité de ma présence se mesure à la manière que tu as de t'adresser à moi, pas à ton vécu.

D'un geste de la main, il repositionna le pan de toge qui pendait à son bras sans relever les sourcils qui s'étaient affessés en entendant le ton de la jeune femme. Il avait planté ses yeux sombres dans ceux de Virginia et ne cillait pas. Il poursuivit cependant, gardant un ton neutre sans céder à la colère.

Cela dit, je comprends mieux le comportement du citoyen Carrus à ton encontre. Un argentier épousant une ancienne esclave, voilà qui doit faire jaser dans la cité.

Un léger sourire étira ses lèvres et une lueur d'amusement illumina le regard de Caïus de façon presque imperceptible. Il se doutait que ses prochains mots allaient faire virer le visage du gros patricien dans des teintes inédites.

Si tu es encline à ne pas m'aboyer dessus, il se peut que tu puisses m'aider.

Il leva sa main à l'intention de Gemelus qui ne put retenir un hoquet de protestation. Le Procurator pointa alors le toit de la villa qu'on aperçevait légèrement en contrebas du temple. Il continua sa diatrybe.

J'envisage d'acheter cette villa, comme résidence secondaire. Mon épouse va bientôt mettre au monde notre deuxième enfant, et j'aimerai qu'elle puisse récupérer de son futur accouchement au bord de l'eau, loin du tumulte permanent d'Edelmia. Cependant, comme tu peux le voir, la construction me paraît un brin ... défraîchie. On m'a confié que ce fut la propriété du Procurator précédent Pulcher, mon propre prédécesseur. Nul doute qu'il va falloir y mener de grands travaux de rénovation.

L'obèse qui flanquait le Procurator respirait tellement fort qu'il devait friser l'apoplexie. Peu attentif au sort du porcin personnage, Caïus poursuivit, son sourire s'élargissant.

Je crois qu'il est dans les capacités d'un argentier de pouvoir estimer le montant des travaux. Si Valta a fait que nos chemins se croisent, c'est pour que nous en tirions tous deux quelques bénéfices. Ne penses-tu pas ?

La demande pouvait paraître saugrenue pour qui ne réfléchissait pas beaucoup mais elle paraissait des plus évidentes pour le Feles. En sollicitant le concours d'une famille en bisbille avec la majorité des bien-pensants de la cité, il s'assurait d'un travail honnête, où on ne chercherait pas à gonfler le prix pour en mettre un partie dans sa poche. Autre aspect à ne pas négliger, il faisait confiance à des gens du peuple, continuant de nourrir, à raison, cette proximité avec les habitants qu'il avait toujours eu, même lorsqu'il vivait à Ruvia. Enfin, il s'assurait de ne pas se montrer redevable envers une famille de patriciens plus qu'une autre, qui aurait voulu recommander tel ou tel architecte ou accointance, afin de fanfaronner en suggérant qu'il avait l'oreille du Procurator. Il leva son index avant d'en terminer avec son intervention.

J'aurai cependant une requête sinéquanone. J'attends que toi ou ton époux me communiquiez l'estimation d'ici demain matin au plus tard. Je quitte la ville avant midi pour le Limes et ne reviendrai pas avant au moins un mois. Penses-tu que tu peux le faire ?

Pendant une seconde, une lueur d'inquiétude se lut dans les yeux de Virginia puis ce fut enrobé de sourire rassuré et probablement reconnaissant de la clémence du Procurator qu'elle s'exclama.

Pourquoi attendre demain matin ? Viens avec moi visiter cette villa et je te donnerai ta réponse sur place.

Les lèvres de Caïus s'étirèrent devant les propos de la jeune femme. De l'autre côté du Feles, Gemelus transpirait à grosses gouttes pour son plus grand amusement. Il leva les mains devant lui en signe d'apaisement et déclara avec un ton légèrement amusé.

Après tout pourquoi pas ? Tant qu'à être monté jusqu'ici autant en profiter.

Il tenait là un prétexte idéal pour fausser compagnie au pénible patricien couleur pivoine et trop bavard. Il secoua pourtant la tête légèrement avant d'ajouter.

Mais je suis venu ici pour honorer Valta avant tout. Je me dois de rencontrer les flamines du temple dans un premier temps, ils m'attendent.

Il jeta un bref regard à ses liteurs qui patientaient en silence quelques pas en retrait. D'un petit hochement de tête, il approcher deux d'entre eux.

Si tu es impatiente de commencer, voici ce que je te propose. Ces deux hommes t'accompagnent jusque là et je t'y rejoins une fois mes prières faites. Le citoyen Carrus s'est proposé d'être mon hôte jusqu'à l'Aedes Valtai, je ne peux pas lui fausser compagnie ainsi.

Même si l'envie l'en démangeait. Il valait mieux parfois garder certaines paroles silencieuses pour ménager les suceptibilités. Il arqua un sourcil en croisant le regard de Virginia. Les deux licteurs encadraient le Diumvir, la tête droite et le regard fixe, attendant la confirmation des ordres.

Qu'en dis-tu ?

C'est d'accord, je te laisse à tes prières. Puissent-elles t'accorder la bénédiction de Valta, à toi et à ta famille.

Et sur ces mots, elle s'éloigna du Procurator, flanquée de deux licteurs qui l'encadrèrent après un hochement de tête de Caïus. Il observa le trio redescendre la pente en silence. À ses côtés, le gros Gemelus respirait toujours bruyamment et fit un pas pour s'approcher du Feles un peu plus, trop près même. La bedaine du patricien touchait presque le bras de Protero lorsqu'il brisa le silence qui s'était instauré.

Une habile manoeuvre pour nous débarasser de cette tique, Procurator. Je suis navré qu'elle t'est importuné de la sorte.

Le regard froid du Procurator se tourna vers le pachyderme qui lui offrait un sourire mielleux, étirant ses lipes épaisses en créant des rides dans ses bourrelets. Les sourcils de Caïus se crispèrent en une moue agacée qui estompa la jovialité forcée du visage de Carrus. Caïus prit une longue inspiration en croisant le regard de l'obèse avant de s'adresser à lui.

T'ai-je donné l'impression d'avoir besoin d'un roquet qui aboie contre la première venue ? Ou que je suis incapable de me défendre seul face à une jeune femme maigrelette ?

Les petits yeux de Carrus, enfoncés dans le gras de ses joues, s'écarquillèrent face à la saillie du Diumvir, mais ce dernier n'en avait pas terminé, malgré les balbutiements du patricien.

À l'avenir, je te serai gré de garder tes remarques pour toi tant que je m'adresse à quelqu'un, même s'il s'agit d'un esclave barbare ou d'un mendiant pouilleux. Est-ce bien clair ?
O... Oui, Procurator.
Bien ! Allons jusqu'au temple, alors. J'ai à faire ensuite.

***

Au bout d'une heure, Caïus s'était acquitté de ses devoirs religieux et politiques. Il avait pu constater la magnificence de l'Aedes Valtai. Les riches ornements à l'intérieur du temple valaient largement le paysage qui entourait l'édifice fantastique. Les Flamines s'étaient empressés de présenter leurs hommages au Procurator et il avait pu prier Valta et ses filles face à la statue gigantesque qui gardait le fond du temple, son trident solidement dressé dans sa main large. Il laissa le citoyen Carrus derrière lui en prenant le chemin de la villa qu'il avait repéré pus tôt et où Viriginia avait été envoyé pour estimer le montant de la rénovation. Si elle avait montré autant d'entrain à s'acquitter à sa tâche qu'à proposer de la remplir, elle pourrait peut-être offrir une première estimation au Feles.

À une cadence militaire, Caïus et ses licteurs avalèrent rapidement la distance sur le sentier qui serpentait jusqu'à la bâtisse. Les herbes folles avaient commencés à envahir les parterres qui s'étalaient devant l'entrée au fronton haut de la villa. Une allée de gravier blanc passait sous des arches à la peinture écaillée et conduisait jusqu'à la porte d'entrée. Caïus aperçut un des licteurs qui avaient accompagnés la jeune femme jusque là et l'homme se redressa pour saluer le Procurator. Il s'écria alors.

Où est-elle ? A-t-elle commencé ?

Les licteurs n'eurent même pas le temps de répondre que la silhouette fine de la jeune femme apparut dans l'embrasure qui menait à l'atrium. Elle s'approcha du Procurator avec les traits légèrement crispés par la concentration. Alors qu'elle approchait ses lèvres s'ourlèrent timidement en un sourire et elle s'arrêta à quelques pas. La Liberta avait visiblement bien oeuvrée pendant qu'il s'était acquitté de ses obligations dans le temple de Valta et elle s'apprêtait à annoncer la facture. Peu importe le montant qu'elle annoncerait, c'était toujours un moment douloureux que celui où on apprenait de combien notre bourse allait s'alléger.

Cette maison est grande et le cadre est magnifique. Tu as la mer à proximité et la tranquillité à deux pas de la cité. C'est l'idéal pour que ton épouse se repose. Seulement, si tu veux la rénover, tu vas devoir dépenser gros. Cela fait longtemps que cette villa n'a pas été habitée, depuis qu'un de tes prédécesseurs l'a laissée abandonnée. Les murs ont besoin d'être consolidés, la plupart des portes doivent être changées. Sans parler de l'ameublement... Il va falloir faire venir des matériaux des autres provinces et les importations sont chères en ce moment car le marché ne se porte pas très bien. Je pense que tu en aurais pour entre quatre vingt mille et cent mille sesterces, en fonction de la flexibilité des fournisseurs.

Les sourcils du Feles se soulevèrent et ses lèvres s'arrondirent en une moue contrite en entendant la somme qu'avait calculé Virginia. Il leva les yeux vers le fronton dévoré par le lierre et la façade ternie par la poussière et le sel charriait depuis la Mare Tenebris. Il prit une grande inspiration en s'apprêtant à faire une remarque acerbe dont il avait le secret mais se ravisa bien vite en se rappelant qu'il n'était plus à Ruvia ou dans les provinces les plus riches de l'Empire. Il était au fin fond de celui-ci, là où tout était cher et tout devait être importé à part le bois et la bière. Certains affirmaient produire du vin, mais l'infâme picrate qui massérait dans les amphores tenait plus du vinaigre que de l'alcool sirupeux qu'il avait bu dans les oecii des bonnes familles patriciennes de la capitale. Il finit par dire malgré tout.

C'est une sacrée somme, par Loïmu.

Il se frotta le menton entre le pouce et l'index, avançant d'un pas vers la jeune femme. Il surenchérit en arrivant au niveau de son interlocutrice.

Faisons le tour de la bâtisse ensemble. Je peux consentir à dépenser autant, mais j'ai quelques exigences concernant l'aménagement.

Caïus fit deux pas en faisant crisser les gravillons sous ses semelles puis s'arrêta et se tourna vers Virginia.

À moins que tu ne te sentes pas de superviser la rénovation pendant mon absence. Je ne veux te forcer à rien et je pourrais en parler à un architecte de Valtaia. Tu m'as déjà bien aidé et tu as peut-être des obligations ailleurs.

Il avait bien conscience que ce n'était pas la fonction première de la Liberta, mais il restait sur cette impression que leur rencontre n'avait pas été totalement le fruit du hasard. Une femme ayant la valeur de l'argent, habituée aux labeurs qui se trouvait à quelques pas de la villa qu'il convoitait, il y avait là un signe de Kotha à n'en point douter.

Je saurais me montrer généreux si je suis satisfait de ton travail. 500 deniers de prime. Es-tu partante ?

Deux ans de salaires en une fois, voilà qui saurait la convaincre, il n'en doutait pas. Une très belle somme pour le commun des citoyens, une broutille pour lui. Ce serait uniquement s'il était satisfait du résultat et il préférait garder pour lui le paiement qu'elle recevrait si elle le décevait.

Bien sûr, je peux m'en occuper. Tu ne seras pas déçu du résultat. Cependant mon prix est de 600 deniers. Ton épouse aimera cette maison. Ta progéniture y grandira dans les meilleures conditions, tu peux me faire confiance. As-tu des demandes précises ou bien j'ai carte blanche ?

Le visage de Caïus se détendit un instant et un petit rire se fit entendre devant la porte d'entrée vermoulue de la villa. Les licteurs échangèrent des regards incrédules en voyant pour la première fois depuis son arrivée en Oncmélie, le Procurator qui se déridait. On aurait même pu lire dans leurs yeux une lueur de crainte. Le rire, d'abord étouffé, se fit de plus en plus sonore, se déployant et résonnant entre les murs vides de tout habitant depuis presque deux décennies. La jeune avait-elle conscience de ce qui venait de déclencher l'hilarité de son interlocuteur ? Probablement pas. L'idiote effrontée venait de balayer une offre de prime qui équivalait à cinq ans de salaire pour un citoyen employé dans les teintureries de la ville. Son éclat de rire s'estompa à mesure que ses traits se figeaient en une moue glaciale. Le regard qu'il adressa à Virginia était le même que celui du félin prêt à bondir sur sa proie.

Tu penses pouvoir négocier avec moi ? Il me semblait avoir été clair au sujet de ton insolence, Liberta.

Il fit un pas en avant, diminuant un peu plus l'espace entre lui et la jeune souris qu'il s'aprêtait à saisir dans ses griffes effilées. Il ne riait plus du tout lorsqu'il prononca les mots suivants.

Il n'y aura donc pas de prime du tout. Tu n'as aucune carte blanche et j'espère pour toi que ma femme aimera sinon je jure, par Valta, que tu verras ta domus et ton époux brûler sous tes yeux avant de finir dans le plus sordide des bordels de cette ville. Je te tends la main, te propose du travail alors qu'il est évident que quiconque dans cette ville est prêt à te cracher au visage. Et tu oses négocier ?! Note bien mes exigences et ne me déçois pas !

Il se tourna vivement et entra dans l'atrium d'un pas vif, suivi par ses licteurs qui entraînèrent la jeune femme avec eux. Les rodomontades et la courtoisie n'était plus de mise. Elle avait voulu jouer avec le feu, elle s'était brulée. La visite n'aurait plus rien d'agréable. Il désigna l'impluvium de l'index et commença à détailler ses exigences.

Ici ! Il faut de la couleur. Le bleu est la couleur de Valta alors des carreaux bleu et blanc. Sur les murs, des mosaïques et de la soierie.

Il inspecta de près une fissure qui lézardait le long d'une colonne qui menait vers les cuisines.

Consolider ceci et mettre un bon coup de peinture. Des couleurs chaudes pour le triclinium et les chambres ... Ma femme aime l'art, il faudra faire amener quelques sculptures pour décorer un peu ces couloirs sinistres. Et bien sûr, un autel neuf pour mettre dans le tablinum. Les Dieux ne tolèreraient pas un taudis pareil.

Il se tourna enfin, les yeux froncés et le regard dur.

Tu as un mois. Jour pour jour. S'il manque quelque chose, si tout n'est pas parfait, tu auras échoué. Est-ce clair ?

Il leva un doigt vindicatif et ne retint pas une moue hargneuse sur son faciès.

Et estime-toi heureuse que je ne te fasse pas jeter depuis le bord de la falaise ! Ta vie doit bien valoir 600 denarii, non ? La voilà, ta prime !

S'il y avait encore quelque doute sur le personnage, Caïus venait de prouver à la Liberta qu'il n'était pas un homme gentil et aimable. Il était un ruvien de la capitale, le favori de l'Imperator et même s'il ne rechignait pas à échanger avec le bas peuple, il n'en demeurait pas moins quelqu'un qui ne supportait pas qu'on oublie son rang lorsqu'on lui adressait la parole. Certains utilisaient même le terme d'"enfoiré".

La Liberta se tut pendant que le Feles tempêtait contre elle. Quelle était donc cette province où les affranchis se permettaient de parler à un Diumvir comme un négociant à son client sur le forum ? Il avait trouvé amusant de solliciter un personne honnie en cette ville afin de perpétuer cette image d'homme proche du peuple et prêt à aider chaque citoyen qu'il rencontrait, mais qu'on prenne des libertés en le traitant comme son égal alors qu'on vivait à moitié dans les fiantes de chèvre et la paille, il ne parvenait à le tolérer. Au moins, eut-elle la bonne intuition de garder la tête basse et le regard vers le sol après la mise au point de Caïus. Si elle voulait encore se montrer effrontée, ce serait le corps lardé de coups de glaive qu'elle dévalerait la colline. Des habitants qui se bousculeraient pour prendre sa place et s'attirer les faveurs du couple Protero, il y en avait plein Valtaia. Elle ne confia qu'une réponse timide lorsque le Feles en eut terminé.

Un mois jour pour jour. D'accord, je tiendrais le délai. As-tu une autre requête ?

Le silence flotta pendant quelques secondes tandis qu'il la dévisageait roidement. Comment avait-elle pu vivre une vie d'esclave en étant ainsi ? Peu étonnant que la jeune femme s'attirait le dédain des citoyens de la ville si à chaque fois qu'elle avait une conversation elle se jugeait l'égale de ses interlocuteurs. Si elle ne comprenait pas qu'elle ne le serait jamais, elle l'apprendrait à la dure et même Hedelma ne la prendrait pas en pitié. Il expira lourdement avant de répondre à sa question, toujours exaspéré.

Pas une requête. Un dernier conseil. C'est mon épouse que tu devras contenter et sache qu'elle sera bien plus exigeante que moi, à tout point de vue. Déçois la et ta vie sera bien pire que tu l'imagines. Contente la et ta réputation pourrait atteindre les plus hautes sphères de l'Empire.

Il réajusta sa toge sur son épaule, laquelle avait légèrement glisser pendant l'énervement du Procurator puis il fit un signe à ses licteurs pour retourner au dehors. Il s'engagea sur le chemin de gravier qui craquait sous ses pas et lança sans même adresser un regard à Virginia.

Un mois ! Pas un jour de plus !

Le Procurator s'éloigna en remontant le petit sentier qui le ramènerait, dans un premier temps, sur le chemin du grand temple et dans un second temps vers la ville même. Ce soir, il devait assister à un énième convivium dans le quartier de Pasithéa. Le lendemain, il partirait pour le Limes et entamerait sa longue descente le long de la frontière pour rentrer à Edelmia.