Une rencontre inattendue (pv Honoria)

Quelqu’un est déjà là en effet.

Une haute silhouette qui, comme Virginia, apprécie les moments de solitude et toute la vigueur qu’apporte l’eau non chauffée. Un certain apaisement aussi, comme si l’eau froide calmait de bien des façons ce corps et cet esprit si souvent malmenés, toujours en retenue, toujours dissimulés.

Les derniers jours ont été particulièrement – et difficilement – intenses pour la fille aînée du Prêteur d’Edelmia. Intensément désagréables. Honoria est au milieu du bassin, l’eau jusqu’aux épaules, les yeux fermés, s’amusant à toucher la surface de l’eau du bout du doigt dans un geste lent et précis. Distant. Elle aime le calme et la quiétude de cet endroit quasi toujours déserté en matinée, bien loin des remontrances, des disputes et des faux semblants qui jalonnent sa vie quotidienne.

Lorsqu’il semble évident que ce moment de grâce est sur le point de toucher à sa fin par la venue d’une autre dame, Honoria cesse de caresser l’eau et se retourne pour regarder qui vient d’entrer. Un visage inconnu. Une silhouette inconnue. Une silhouette qui a suspendu le geste initié qui aurait dévoilé son corps. Honoria sourit.

- Bonjour…N’ayez crainte, j’avais terminé.

La patricienne évolue avec grâce dans le bassin jusqu’aux petites marches qui permettent de s’en extraire. Honoria sort de l’eau avec un naturel totalement désarmant, splendidement nue, et attrape une immense serviette dans laquelle elle s’enveloppe, dos tourné à l’inconnue. La nudité entre dames ne lui est pas déplaisante, par contre elle sait que toutes les femmes n’ont pas la même sensibilité à ce sujet. Donc, elle préfère ne pas prendre le risque de gêner cette nouvelle venue, avec une attitude qui pourrait l’embarrasser. Honoria a encore le sens des convenances, même si on s’applique à lui rappeler que ce n’est pas toujours le cas, dans sa propre famille. Puis, elle a eu le temps de profiter de cette solitude, et ceci est un espace public. Chacun son tour, donc.

Elle va s’installer un peu à l’écart de la nouvelle venue pour lui laisser toute la liberté de mouvement nécessaire, tout l’espace et toute l’intimité dont elle a besoin. Elle prend place sur un banc de marbre et prend appui contre le mur décoré de fines mosaïques, laissant les quelques gouttes d’eau qui s’attardaient encore sur son corps glacé s’échapper pour venir mourir au sol, en toutes petites flaques.

Dissimulée à sa vue par une colonne, Virginia ne verra pas que d’autres petites gouttes d’eau, pleine de sel et d’amertume, rejoignent les petites flaques ici et là, en silence. C’est le seul endroit où Honoria peut un peu laisser crever ses sentiments à la surface trouble de ses grands yeux vairons. Chez elle, cela serait interprété comme un signe de faiblesse tout à fait propre à son sexe, sans qu’on cherche à savoir ce qui provoque cet état. Dehors, ce serait tout à fait inconvenant. Il n’y a qu’ici, quand il n’y a personne ou presque qu’elle peut laisser s’exprimer tout ce qui la ronge petit à petit. Et encore a-t-elle appris à le faire sans bruit, dans le silence le plus absolu.

Les pensées d’Honoria se bousculent dans un ordre tout à fait précis et clair et pourtant, elle refuse de les examiner. Il y a des jours où malheureusement il lui est absolument impossible de faire face à ce qu’elle est, ce qu’elle vit, ce qui l’entoure et ce qui l’attend. Tout cela semble totalement insurmontable et dégoûtant. Tellement qu’elle s’enferme dans un mutisme plein de froideur pour les siens, même pour Manius qui est pourtant son préféré. Même sa lyre ne parvient pas à l’extraire de ses pensées douloureuses, rien ne semble pouvoir la consoler d’un chagrin qu’elle ne peut même pas exprimer librement.

Elle a déjà songé à des solutions évidemment.

Des solutions pour elle et pas pour sa famille, ni pour son père. Des solutions où elle pourrait vivre libre de toutes les entraves que cette société, cette famille, ce père s’acharne à lui nouer aux chevilles, aux poignets et au cœur.

Elle a songé à rejoindre ce marchand, bien des fois. Se glisser en douce dans sa cariole, se dissimuler dans les marchandises, afin de voir la route, le pays, discuter avec d’autres personnes, voir d’autres choses, peut-être même se faire des amis. De vrais amis. Pas ces serpents qui persiflent à ses oreilles parce qu’elle est la fille du Prêteur. Pas ces fats et vains personnages comme ces prétendants imbéciles, tous plus sots les uns que les autres, attirés par son nom de famille ou par ses seins. Pas un parmi eux n’a relevé l’intelligence de sa conversation, son humour un peu décalé, son ambition…sa dévorante et terrible ambition, constamment mise à mal à des attitudes ignobles. Quelle belle perspective, en vérité, que de devenir un ventre au service de la nation, un vide couille plus joli que les autres, un objet un peu plus respecté que les meubles d’un domus mais pas tellement différent d’une esclave, finalement…Le moins pire de tous, ce Barbatus, est à peu près aussi aimable que Primo Minor. Un homme affreusement viril, probablement brutal avec les femmes, et qui a en plus la très déplaisante particularité de sentir le chien. Et Honoria déteste les chiens…

Elle a songé à la mort aussi. Bien des fois. Une grosse pierre, une corde et le fleuve en pleine nuit. Un poison vendu sous le manteau dans les ruelles sombres à la nuit tombée. Une balade seule en dehors de la cité. Elle a déjà songé à tout. Vraiment à tout.

Seul l’amour qu’elle porte à ses petits frères et sœurs, excepté cet insupportable Primo, l’empêche de commettre l’irréparable. Cela étant, cet amour n’est pas sans limite. Il viendra sans doute un jour où Honoria vivra l’événement de trop, entendra la phrase de trop, recevra la gifle de trop. Et ce jour-là…

- Le secret, c’est la seule possession qui nous est accordée en propre. Sans le secret, nous ne serions rien de plus que des esclaves.

La voix d’Honoria est douce. Elle ne bouge pas de sa place, elle regarde le mur, pensive, avant de légèrement tourner la tête pour regarder Virginia, qu’elle salue d’un léger mouvement de la tête.

- Je m’appelle Honoria.

La jolie patricienne esquisse un sourire poli, de façade, et serre un peu plus la serviette contre elle.

- D’où viens-tu ? Je ne me rappelle pas t’avoir déjà vu en ces lieux.

Honoria incline légèrement la tête en guise de salut en retour et a un petit sourire à l’évocation de Valtaïa. Une ville dans laquelle la jeune patricienne n’a jamais mis les pieds.

- Valtaïa…Raconte moi la ville, Virginia. Comment est-ce, là-bas ? Edelmia est jolie mais…Je suis friande d’histoires nouvelles et de rencontres. Je n’ai jamais pu m’y rendre…

Et à priori, elle ne le pourra jamais compte tenu de ce qui l’attend à plus ou moins long terme. Elle la laisse s’asseoir à ses côtés et vérifie l’ajustement de sa serviette sur son corps. Honoria a repris un peu de sa superbe et regarde Virginia, en esquissant un léger sourire aimable.

- Quant à mes secrets, ils sont affreusement banals et d’une vacuité abyssale. Ce sont les secrets que se partagent toutes les filles de famille patricienne en âge d’être mariée. Quelle déplaisante perspective.

Elle hausse les épaules et regarde ses mains nouées sur ses genoux.

- Les hommes sont brutaux. Quand ils ne le sont pas avec leurs gestes, ils le sont avec leurs mots et je ne le supporte plus. Je me révolte, je me défends, parce qu’il m’est impossible de me taire et de garder ce que je ressens pour moi…mais…cela ne sert à rien.  Pas un, jusqu'à ce jour, n'a eu la décence de s'adresser à moi comme si j'avais une cervelle ou un cœur. Non...Je ne suis qu'un ventre. Et les ventres, ça ne réfléchit pas...Ils gagneront toujours.

Son père. Son frère. Et celui qu’elle devra épouser pour perpétuer une lignée qui n’en aura de toute façon rien à faire d’elle. Une vie de servitude dans des voiles de soie.

- A moins que je ne m’arrange pour que cela ne soit pas le cas mais je manque cruellement d’appui.

- L’on dit que l’herbe est toujours plus verte ailleurs. C’est probablement vrai. Quoiqu’il en soit, elle sera toujours plus verte qu’ici, c’est une certitude…

Imaginer la mer. Cette colline sacrée. L’eau qui miroite sous le soleil comme une vaste étendue de diamant. L’air du large. Le vent piquant…Elle ferme les yeux un instant, posant sa tête contre le mur, tout en s’imaginant ces si jolis paysages. Il n’y a rien de semblable ici. Il n’y a que des murs. Des murs et des hommes.

Toutefois, lorsqu’elle sent cette main glacée se poser sur la sienne, Honoria rouvre les yeux et regarde les doigts sur les siens, avant de glisser un regard vers Virginia. Les gestes de tendresse et de sympathie envers elle sont très rares. Un long frisson traverse tout son corps avant qu’elle ne serre brièvement ses doigts si froids. Elle apprécie mais n’insiste pas. Parce qu’elle ne sait pas vraiment réagir à ce genre de contact. Elle retire donc sa main, les joues rosies, et murmure, en remettant en place une coiffure pourtant impeccable :

- Je n’aurai pas le bonheur de choisir. Et si je devais choisir…je ne choisirais pas cette vie-là. Je me suffis parfaitement à moi-même, je n’ai nul besoin d’un homme à mes côtés pour vivre. Quant à l’amour, c’est un concept bien trop abstrait pour réellement baser un espoir dessus.

Quelle image a-t-elle de l’amour…Un couple uni pour des raisons politiques, exactement les mêmes qui pousseront la jeune patricienne dans les bras de celui qui saura convaincre son père de la lui vendre. Son père et sa mère…La vision quotidienne de Flavia, sa mère, cherchant désespérément à obtenir ne serait-ce qu’un regard, une parole, un sourire de la part de celui qu’elle aime pour rien, comme un chien aime son maître, attendant une caresse en tirant la langue et en remuant la queue. Combien de fois a-t-elle entendu Flavia pleurer discrètement, après une remarque rude, un mot brutal…Si l’amour c’est ça…Alors, l’amour, ça pue. Et elle n’en veut pas.

- C’est peut-être un peu extrême mais…quelques fois j’envie ces barbares dont on dit qu’ils vivent une vie de liberté et de combat. J’ai tout fait pour ne jamais déplaire à mon père, absolument tout, mais cela n’a jamais servi à rien…j’admets que m’enfuir loin d’ici…est une option à laquelle j’ai déjà songé très sérieusement. Parce que trouver un homme qui respecte une femme, en ce monde…c’est une douce utopie dans laquelle on berce les femmes. Les hommes sont tous pareils. Absolument tous.

Honoria baisse la tête. Sa voix est douce et résignée, elle ne parle pas trop fort pour que personne d’autre que Virginia ne puisse entendre.

- J’en arrive à détester les gens que j’aime. Je ne peux plus les supporter. Je ne parviens même plus à leur parler, je suis…désespérée. S’il te plaît ne dis rien à personne…