Herbes et ragoût de murène [Harmonia]

Troisième jour de Tertio Seminare, An 399

Bien qu'il ne fut plus de sa toute première jeunesse, Hémigomphe se mouvait toujours avec la délicatesse de ses jeunes années. Comme il pénétrait dans le vestibule de la demeure de Primus Cassius Murena, les pas de l'esclave semblaient glisser sur le sol sans le moindre bruit, comme l'eut fait un fantôme. Ou peut-être était-ce une illusion provoquée par le martèlement autrement plus marqué des caligae de Primo Sicinius Scorpa Minor, le fils du préteur, dont la démarche empressée trahissait l'impatience. Bien qu'il ne fut encore en âge de siéger à la Curie, celui que l'on surnommait Scorpa le Jeune arborait une toge immaculée clamant fièrement son rang patricien. Le vieil Hémigomphe s'était contenté d'une tunique toute simple, quoique le tissu de qualité témoignât de la bonne fortune de la maison qu'il servait. Mais s'il était logique que l'esclave s'effaçât derrière le jeune maître, ce dernier se distinguait d'abord et avant tout par la nette coupure qui lui marquait la joue, témoignage d'une blessure récente. La cicatrisation s'avérait lente, et la veille encore, la blessure suintait une matière jaunâtre et malodorante ; elle ne suintait heureusement plus, mais elle restait douloureuse, ce qui n'arrangeait guère le caractère du jeune homme, déjà opiniâtre par nature.

Quand la nouvelle de l'agression du fils Scorpa par le fils du censeur Lucius Sevinius Galba avait retenti dans les murs d'Edelmia, quelques jours plus tôt, nombre de sympathisants optimates avaient rugi de colère. Cet élan ne témoignait du reste pas d'un profond amour pour les Sicinii ; disons plutôt que, dans un climat relativement tendu, tout prétexte était bon à prendre pour se foutre sur la gueule. Aussi, lorsque, deux jours auparavant, Scorpa avait publiquement accusé la fratrie Sevini d'être également responsable de la disparition de deux de ses autres rejetons, la tension était subitement remontée d'un cran, tant et si bien que le moindre pet de travers pouvait potentiellement embraser la cité. Dans de telles circonstances, la première sortie de Scorpa le Jeune depuis son agression était tout sauf anodine.

C'est pourtant l'air de rien, quoique solidement escorté des licteurs de son père, et flanqué du vieil Hémigomphe, qu'il avait pris la direction de la demeure de Primus Cassius Murena, un avocat bien connu à Edelmia pour ses sorties remarquées. L'homme, qui n'avait pas sa langue dans sa poche, s'était récemment signalé par quelques propos favorables à la cause du préteur. Il était surtout un homme de loi et, quoique Scorpa en fut un lui-même, le préteur allait sous peu devoir réunir tout ce que la cité comptait de juristes réputés. La guerre larvée qui l'opposait au censeur Galba se réglerait soit à couteaux tirés dans les rues de la cité, soit sur le terrain judiciaire ; dans tous les cas, chacun des belligérants avait tout intérêt à rassembler ses troupes au plus vite.

Ces temps-ci, Primus Cassius Murena était de mauvaise humeur et à raison.
Ridiculisé par le Procurator. Ridiculisé par ce porc répugnant ventripotent de Galba. Ridiculisé, enfin, par sa traîtresse de belle-soeur et cousine par alliance, Harmonia Alexandria Iustia.
Et pour finir, cette incapable de Cornélia ne lui avait toujours pas donné de fils. Devait-il la répudier ? Hélas, dans le fond, il ne le pouvait. Aïka avait veillé à ce que le coeur égoïste et avide de Murena pût désirer la douceur des beaux yeux de la cadette des Iustii. Au point de ne pas vouloir s'en séparer. Une bonne solution eût été d'adopter le petit Lucianus Minor, ce qui en plus, aurait renforcé ses prétentions sur l'héritage de son beau-frère, mais la sauvage veuve de Lucianus Primus s'y opposait fortement. Que Cornélia finît par enfanter un fils et les jours du petit seraient comptés.

"Dominus, Scorpa le jeune est dans l'atrium !"

Nuna, la jeune servante, venait d'entrer dans l'oecus richement décoré de l'avocat. Murena plissa le front. Que pouvait bien lui vouloir le fils du préteur d'Edelmia ? Néanmoins, il fit tout de suite rendre les premiers devoirs à l'invité innattendu.

"Et bien, que fais-tu encore là, Nuna ? Va avec Nefrit à la cuisine et apportez-nous du vin, des fruits, et des gâteaux de semoule. Tu ne sais donc point qu'on ne reçoit pas un invité sans lui offrir la collation ? Ouste !"

L'esclave s'éclipsa sans attendre, habituée des manières rudes de Murena. Par les dieux, qu'est-ce qu'elle jalousait la situation d'Aerona, chérie de sa domina à qui elle montrait la dévotion la plus totale... Si seulement Harmonia pouvait la racheter... Un jour peut-être le ferait-elle ?  C'est que Domina Cornélia et Domina Lluvia pouvaient se montrer tout aussi strictes et irritables que l'avocat...

Murena rajusta sa stola et alla accueillir son invité surprise. Il l'accueillit de la fraternelle accolade du patricien et lui offrit un sourire.

"Eh bien, jeune Scorpa, que me vaut le plaisir ? Et comment va ton cher père ? J'ai appris le malheur qui vous frappe. Ta famille aurait-elle besoin d'assistance ?"

Tout en parlant, il entraîna son invité dans l'oecus pour qu'il pût se mettre à son aise. Murena était au courant de la rumeur qui circulait en ville au sujet de la disparition mystérieuse d'Honoria Sicinia. Peut-être que les Sicinii avaient trouvé le coupable de son enlèvement et souhaitaient requérir l'assistance de l'avocat réputé qu'il était. Qu'il en fût ainsi ! Murena se jura que celui qui avait commis tel infâmie devrait payer le dédommagement le plus élevé possible, ou recevoir châtiment exemplaire.

Scorpa le Jeune n'avait jamais aimé cet homme. Il le trouvait obséquieux à souhait, toujours à quémander les faveurs de plus fort que lui pour mieux écraser tous ceux qui restaient à sa portée. S'il n'était pas dénué de moyens et d'amis, sa situation ne semblait jamais lui suffire ; il était de tous les sales coups, pourvu qu'il puisse s'accaparer plus d'influence et de richesse, dans l'espoir sans doute de glaner un jour une place pour laquelle il n'aurait pas les épaules. Sa cupidité n'avait d'égale que la haine qu'il vouait notoirement à sa belle-sœur ; sa querelle familiale l'opposant à Harmonia Iustia alimentait toujours les potins, façonnant la légende de la Murène, principalement à son désavantage.

Ah, Harmonia. Il y avait des années qu'Harmonia Iustia occupait les pensées du jeune homme. Il l'avait remarquée la première fois lors d'un Convivium où l'avait amené son père pour le présenter à la haute société. Elle s'y trouvait avec son mari, feu l'Edile Iustius, et elle était ainsi entrée dans la vie du jeune Scorpa pour ne plus en sortir. A son insu, naturellement ; le bouillonnant jeune homme, pourtant si prompt à montrer les muscles de manière virile, s'était révélé incapable de lui décrocher le moindre mot. Elle était une dame, plus âgée que lui, plus mûre, expérimentée en toutes choses, et, de fait, elle le renvoyait à sa jeunesse et son inexpérience. Elle avait nourri ses premiers émois d'adolescent, suscité ses premiers fantasmes, et elle était depuis restée dans ses pensées alors même qu'il s'accomplissait en homme fait. Un jour, peut-être oserait-il lui parler. Mais elle serait alors trop vieille et décrépie...

Quoi qu'il en soit, les désirs d'un jeune homme sont peu de choses face à l'intérêt supérieur d'une famille. La Murène était dans leur camp. Père le considérait comme un second couteau, mais il en appréciait malgré tout le tranchant, et ils avaient aujourd'hui besoin de lui plus que jamais.

« C'est bien aimable à toi de nous offrir ton assistance », déclara Scorpa le Jeune d'un ton plein de morgue, bien qu'en vérité la Murène n'ait encore rien offert du tout. « Tu as eu vent de la nouvelle, comme toute la ville. On s'en est pris à nous. A nous ! » Il cogna ses poings alors qu'une veine palpitait de colère sur le coin de sa tempe. « Depuis trop longtemps, nous nous laissons humilier par les Populares, et notamment par ce gros porc suant de Galba. J'ai appris que tu avais toi-même fait les frais de ses moqueries lors de la dernière séance. Regarde ce que son imbécile de fils m'a fait. » Il montra l'entaille encore bien visible qui lui marquait la joue. « Ce sont eux qui ont enlevé ma sœur bien aimée. » Et aussi son frère bien-aimé, mais Scorpa le Jeune n'évoquait jamais ce simplet de Manius, dont la crétinerie était une plaie pour sa famille. « Si cette affaire doit se régler devant les tribunaux, mon père aura besoin d'avocats talentueux comme tu l'es, mais pour l'heure, nous avons surtout besoin de retrouver ma sœur. Tu as des amis, à Edelmia et ailleurs ; si l'un d'eux apprenait ou était témoin de quelque chose à ce sujet, mon père saurait se montrer reconnaissant. »