Quand un Diumvir rencontre un Diumvir [Terminé]

2e jour de Primo Seminare 399

Après des décennales entières de marche sous la pluie froide et les nuages bas, le Procurator passa sous la grande arche qui gardait l'entrée de la capitale d'Oncmelia Minor à l'avant de la longue colonne de légionnaires. Le voyage avait été éprouvant, tant physiquement que psychologiquement et Caïus n'était pas mécontent de retrouver enfin la beauté des colonnes et l'élégance des fontaines. Dans son dos, le pas cadencé des deux cohortes de renforts et le barrissement des cornus saluaient Edelmia et signifiaient la fin de son périple sous la pluie.

Le cimier de son casque était détrempé et ruisselait sur son visage. Il passa une main sur son faciès pour en chasser les gouttes qui s'y accumulaient, retenant un juron à l'encontre des Dieux qui ne s'étaient pas montré des plus cléments durant cette journée. Sous les étendards pourpres, il aperçut un groupe qui semblait les attendre de pied ferme. À l'avant de la délégation, un homme aux tempes grisonnantes patientait sous une ombrelle tenue par un esclave grand et maigrelet. Le groupe semblait agité de discussions joyeuses lorsque le Procurator leva la main droite au-dessus de son épaule. Julius Dorinus Flavus, le tribun laticlave qui avait suivi Caïus depuis le forum de Ruvia retranscrit l'ordre silencieux de son supérieur en tonnant.

Cohortes ! À l'arrêt !

Les centurions puis les décurions se firent l'écho auprès de leurs centuries et manipules tandis que les soldats s'arrêtaient comme un seul homme. Caïus fit claquer sa langue et joua légèrement des talons afin de faire trotter sa monture jusqu'au petit groupe en toge prétexte qui l'attendait. Le signifer et le tribun emboîtèrent le pas et le trio s'approcha en silence, jusqu'à ce que Protero le brise d'une salutation polie.

Ave Citoyens ! Je suis Caïus Protero Feles, Procurator d'Oncmelia Minor par la volonté du Sénat de Ruvia. Je viens prendre mes fonctions suite au décès du regretté Marcus Galcius Pulcher et assurer la relève de la Legio Aquila.

Le regard du Procurator balaya la petite foule d'un air sévère, cherchant à deviner lequel de ces patriciens prendraient la parole pour lui présenter ses hommages.

Descendant la volée de marche qui menait au temple d'Ukko, reconnaissable aux lauriers et aux éclairs qui estampillaient le large fronton, un homme s'approcha de Caïus, le regard défiant le sien. Les deux hommes échangèrent un regard sévère, avant que l'homme en toge prétexte ne rompe le silence.

Ave Caïus Protero Feles, je me nomme Publius Acilius Ravilla et je suis le Tribun Consulaire de cette Province. Nous sommes heureux de t'accueillir dans notre cité et espérons que tu t'y sentiras aussi bien qu'à Ruvia même. La Domus de ton prédécesseur est aujourd'hui tienne si tu le désires, des vigiles t'y escorteront si tu en fais la demande.

Les mots avaient été prononcés avec calme et une certaine rudesse sans être froids. Le Tribun Consulaire semblait être un homme fier, habitué à côtoyer des dignitaires et qui ne se laisserait pas marcher sur les pieds. Il ne restait plus qu'à découvrir s'il avait un peu plus que les apparences. Radoucissant légèrement le ton, Publius poursuivit tandis que Caïus posait le pied à terre.

La route fut certainement longue et fatiguante, mais nous serons heureux d'organiser un convivium en ton honneur afin de mieux faire connaissance et de te montrer que nous savons aussi faire preuve d'hospitalité si loin du berceau de notre puissant Empire.

Caïus tendit la main et empoigna l'avant-bras de son diumvir avec fermeté. Alors que la pluie continuait de tomber en tintant sur son casque, il salua plus formellement le tribun.

Ave, Tribun. Je te remercie pour ton accueil. Je suis sûr que ma femme et ma fille ont plus que hâte de retrouver le confort d'une vraie domus. Laisse-moi te présenter Julius Dorinus Flavus, mon second.

Joignant le geste à la parole, le Procurator désigna le tribun laticlave qui était resté légèrement en retrait et qui donna un léger coup de tête en guise de salut.

Ave, Tribun Consulaire.
Et concernant ton invitation, je ne peux que l'accepter. J'ai hâte de partager un repas et de faire ta connaissance et celle des nobles citoyens d'Edelmia. Je suis sûr qu'il y a beaucoup de sujets que je me dois de savoir avant d'être présenter officiellement à la Curie. Où se tiendra-t-il ?

Il se tourna vers Julius et lui donna ses ordres.

Fais monter le camp à l'entrée de la ville. Nous répartirons les cohortes dans leurs castrae à partir de demain. Et assure-toi que Laelia et Octavia vont bien et sont prêtes à rejoindre notre nouvelle demeure.
À tes ordres, Procurator.

Il se tourna à nouveau vers Publius Acilius, laissant un léger sourire étirer ses lèvres.

Pourrais-tu m'en dire plus sur le sort de mon prédecesseur ? On dit qu'il est mort d'une simple fièvre.

Je t’invite, ainsi que  ta femme, dans ma domus Procurator. Lorsque tu seras bien installé, rejoins-moi ; l’un des miens ira te chercher pour t’indiquer le chemin. J’inviterai quelques-uns des patriciens de la cité qu’il te faudra connaître. Tous n’ont pas la même ardeur que les sénateurs de Ruvia, mais tu découvriras bien assez tôt que la plupart partagent autant d’ambitions.  Viens avec moi Procurator, ne restons pas ici exposé aux humeurs de notre capricieuse Province ; tu as du déjà suffisamment braver d’obstacles pour venir jusqu’ici !

Le sarcasme dans la voix du Tribun Consulaire n'estompait pas la véracité avec laquelle il prononçait ses mots. D'un air presque paternaliste, il distillait déjà ses conseils et ses avertissements sans que cela soit perçu comme des menaces. Le pouvoir nourissait les ambitions et Caïus se doutait déjà de ce que venait d'affirmer Publius. Ce convivium serait en effet un excellent moyen d'identifier les visages de ceux qu'il faudrait compter parmi ses amis et de ceux dont il devrait se méfier. Il emboîta le pas de son diumvir pour gravir les marches jusqu'à l'entrée du temple du Roi des Dieux. D'un geste de la main, le Tribun embrassa la cité qui s'étendait sous leurs yeux et présenta les bâtiments de la magistrature qui entouraient le forum. Il faudrait un peu de temps au nouvel arrivant pour tout mémoriser mais il apprécia ce petit aperçu avant de suivre Publius à l'intérieur du temple.

Des effluves d'encens parfumés assaillirent les narines du Procurator encore ruisselant de pluie. Les gouttes qui tombaient de sa cape et de sa jupe cliquetaient sur le marbre des dalles fraîches. Face à eux, Ukko, toisant de toute sa taille les flamines qui le priaient avec dévotion, était assis sur un trône doré. Il s'était enquit du sort de son prédescesseur et Publius lui répondit avec le visage fermé.

Une fièvre, oui. Simple, non. Marcus Galcius Pulcher était un homme solide à la santé de fer… Nos saisons sont rudes, tout comme les gens qui habitent ces terres. Pulcher s’en était allé inspecter le limes lorsqu’il fut atteint d’une fièvre de cheval dont nuls remèdes ne parvinrent à le soulager. Il te faut savoir une chose Procurator, peut-être la plus  importante de toute. Ici, la forêt peut  être aussi mortelle que les peuples barbares qui tentent de la traverser inlassablement. J’ignore quels sont tes faits de guerre et quelles sont les raisons qui  ont poussé l’Empereur  et le Sénat à te confier  une missions aussi difficile, mais tu n’auras certainement guère le temps de te reposer sur  tes lauriers.

Un sourire confiant se dessina sur le visage de Caïus. En bon pater familias, Publius continuait de prodiguer ses sages conseils en prenant garde de ne pas froisser l'ego de son confrère. Le Procurator répondit à voix basse, imitant le Tribun qui ne souhaitait pas déranger les dévôts en train d'honorer Ukko.

Je prends note des dangers de la forêt. Je souhaite visiter les forts du Limes dès que possible afin de rencontrer mes hommes. Je me montrerai des plus prudents lors de mon voyage.

Il porta la main à son front en guise de respect envers le Roi des Dieux et lui adressa une prière silencieuse. Il poursuivit ensuite, exposant toute la confiance qu'il avait en lui.

Sais-tu pourquoi on m'a surnommé le Feles ? J'ai toujours accompli mon devoir avec application et sans jamais me relâcher. Comme un chat qui traque la vermine. Tu peux compter sur moi pour tout faire pour que la province prospère et que les frontières soient plus sûres que jamais. Je suis sûr que je trouverais en toi la même volonté pour l'Oncmélie. D'ailleurs, parlant de frontières ... Y a-t-il des informations que je dois savoir immédiatement ? Des peuples pacifiques ? Des alliés ? Des tentatives d'incursions dans la province ?

Caïus suspendit sa diatrybe et haussa les sourcils avec un sourire un peu confus. Il leva les mains en signe d'apaisement et secoua la tête.

Pardonne mon impatience, je te harcèle de questions. N'y vois là qu'une envie de connaître la province et d'en prendre les rênes à tes côtés.

Un sourire fendit les lèvres fines du Tribun Consulaire. Il posa sur le Procurator un regard presque amusé, avec une lueur d'intérêt qui étincelait au fond de ses prunelles.

Je pourrais assurément parler de nos divers voisins pendant plusieurs jours entiers. Sans évoquer le terme "pacifisme", disons simplement que certains se montrent moins hostiles au point même de commercer avec nous. Ceux-là se nomment les aonguses, Procurator. Souviens-toi bien de ce peuple, car s’il montre aujourd’hui quelques amitiés, il n’en fut pas toujours ainsi. C’est l’un de leur roi qui mit à feu et à sang notre province il y a de ça plus de cent ans maintenant. Les autres, leurs alliés d’un jour, ou ennemis d’un autre, sont aussi versatiles que tempétueux. Leurs tentatives pour éprouver notre légion sont nombreuses et te donneront, plus que tu ne l’espères, du fil à retordre. Broin, Cléirigh, Pluincéid plus au nord, ceux-là ne méritent ni pitié, ni tolérance pour notre bien à tous. Crois-moi, Procurator.

Il rendit le sourire que lui offrait Publius. La dureté des propos laissait pensé qu'il partageait avec le Procurator une aversion totale pour ces immondes êtres hirsutes qui polluaient les forêts aux frontières de la gloire de l'Empire. Leurs noms ridicules sonnaient comme des insultes aux oreilles de Caïus et il aurait tôt fait de les retenir et de les situer correctement sur la carte. S'excusant de son empressement, le Tribun surenchérit avec une voix calme et assurée, comme depuis leur rencontre.

Ton impatience est légitime. Puisse-t-elle perdurer tout le temps que tu seras parmi nous. D’autres que moi te diront tout ce que tu souhaites entendre et plus encore ! Parle moi à présent des dernières nouvelles de Ruvia ; comment se porte l’Empereur et les renards du Sénat ? Les nouvelles mettent du temps à nous parvenir ici, tu sauras vite t’en rendre compte par toi-même dès lors que les premières neiges auront touché les cimes de nos montagnes.
Fais-moi confiance pour ne pas changer !

L'évocation de Ruvia lui fit naître un léger sentiment de nostalgie. Quelques heures plus tôt, il avait rassuré Laelia mais pourtant la cité lui manquait. Il parvint à garder bonne figure et répondit avec aplomb.

L'Empereur Paetius se portait bien lors de notre départ. Et le Sénat est fidèle à lui-même. Un mélange d'ambition, de politique et corruption. J'ai participé à l'assainissement des tribunes sénatoriales et j'espère que son fonctionnement sera moins grippé que pendant les années précédentes.

Il arqua un sourcil en remarquant que quelques flamines les observaient, à croire que leurs échanges étaient moins discret qu'il ne l'avait pensé. S'appliquant à ne pas trop élever la voix il renchérit.

As-tu déjà vécu dans la capitale, Tribun ?

Le Tribun marqua un petit temps en jaugeant à son tour les flamines qui s'étaient tournés vers les deux hommes, puis répondit à la question de Caïus à mi-voix.

J’y ai vécu oui. De belles années passées sous l’enseignement du grand Decimus l’ancien avant de partir faire mes armes dans les contrées arides et hostiles de Jipsie… Dans mes souvenirs, Ruvia était bien la plus grande cité que je n’avais jamais vu depuis mon départ d’Edelmia. Cela doit toujours être le cas, n’est-ce pas ?

Le Procurator hocha la tête. Il n'avait vu beaucoup d'autres villes que celles qu'il avait tranversé pendant son périple le long de la Via Oncmelia, mais toutes ressemblaient à des quartiers de la capitale en terme de taille. Ruvia était tentaculaire, s'étendant sur les collines qui entouraient l'Alania et courant le long de la côte sur des lieues et des lieues.

La plus belle cité du monde, assurément. Les Palais Célestes m'en sont témoins.

Publius poursuivit, remarquant peut-être la pointe d'amertume qu'il y avait dans l'intervention de son co-dirigeant.

Edelmia n’est pas Ruvia, c’est certain. Mais aussi loin de notre capitale, Edelmia est l’une des rares lumières permettant de nous éclairer si près de l'obscurité. Ici, tu t’en apercevras par toi-même, les citoyens et citoyennes vivent dans l’espoir d’imiter aux mieux leurs cousins ruviens, mais une chose les distingue pourtant à laquelle il est souvent nécessaire de leur rappeler. Aux confins de notre civilisation, nous savons tous que nous devons compter les uns sur les autres pour survivre.

Caïus hocha la tête en écoutant les sages paroles du Tribun. Il sentait toute la fierté et la justesse qui suintaient de ces quelques mots. Imitant Publius, il tourna les yeux vers la statut gigantesque du Roi des Dieux qui dominait l'intérieur du temple. Les sourcils légèrement froncés, il répondit avec une détermination qui ne prêtait aucunement confusion pour son interlocuteur.

Et Oncmelia pourra compter sur moi. Edelmia n'est certes pas Ruvia, mais nous sommes du même sang, du même peuple. Nous apportons la lumière dans ce monde de noirceur, comme tu l'as si bien dit et je suis convaincu que nous réaliserons cette tâche en travaillant main dans la main.

Il posa une main amicale sur l'épaule de Publius et chercha à croiser son regard pour que le sage puisse y voir toute la sincérité de ses mots. Un petit sourire aux lèvres, il conclut.

Maintenant, si tu me le permets. J'aimerai prendre possession de ma domus et prendre quelques instants pour me sécher et installer ma famille. Nous te retrouverons ce soir comme convenu. Merci pour ton accueil et tes mots sages. J'ai hâte de rencontrer les autres patriciens d'Edelmia. Qu'Ukko veille sur toi, Tribun.

Il empoigna l'avant-bras de Publius et prit congé de lui et de son escorte après leur avoir adressé un hochement de tête formel. Il sortit du temple pour s'aperçevoir que la pluie avait cessé même si les nuages bas continuaient de s'amonceler dans le ciel de la capitale. Sa nouvelle vie commençait.