A tous les curiates d'Oncmélie Mineure [Session à la Curie]

C'est de la trahison, songeait Scorpa au moment-même où la motion était adoptée. Il aurait dû s'élever davantage contre cette infamie, mais il ruminait trop sa colère alors que les paroles du Censeur Galba et les insultes de son rejeton résonnaient encore dans son esprit. Plaise aux dieux que le Sénat ait vent de ton initiave ; j'applaudirai des deux mains quand ils cloueront les tiennes aux portes de la Curie, songea le préteur, l'esprit empli d'images morbides.

Mais l'honneur qui venait d'être accordé à un proche de l'empereur déchu au mépris de toute prudence n'était pas ce qui turlupinait Scorpa au premier chef. Non, ce qui le turlupinait, c'était ce que son vieil ennemi Galba avait en tête. Le gras avait beau être un flagorneur en toutes circonstances, Scorpa avait le désagréable sentiment d'avoir été doublé, comme si ce qui venait de se passer avait été soigneusement planifié en amont. Comment expliquer, sinon, le plébiscite dont le Procurateur venait de faire l'objet ? D'ailleurs, à peine ce dernier était-il conforté par son admission sur les listes patriciennes qu'il proposait une nouvelle motion. Et pas des moindres. Bâtir un nouveau castrum frontalier ? Scorpa n'était pas dupe. Sous couvert de décharger Telioprate d'une garnison surpeuplée qui étouffait la ville, le Procurateur cherchait avant tout à renforcer son bras armé. Le bougre ne perd pas de temps, songea Scorpa. Il préparerait une guerre dans le feutré qu'il ne s'y prendrait pas autrement.

Hier, Caïus Protero Feles n'était qu'un étranger, fort du commandement militaire mais politiquement isolé. Désormais, il avait en main les atouts nécessaires pour cumuler tous les pouvoirs. Si l'on n'y prenait pas garde, le Procurateur n'allait pas tarder à se changer en Potentat inamovible ; à tout le moins, il disposerait sous peu d'un pouvoir de nuisance dont Scorpa préférait se dispenser.

« Je loue le zèle dont tu fais montre pour la sécurité de nos terres, Procurateur, mais gardons-nous de tout excès », intervint le Préteur après avoir réclamé la parole. « La sécurité de nos frontières ne fit point défaut sous les mandats de tes prédécesseurs ; pourquoi nos fortifications ne suffiraient-elles plus aujourd'hui ? Depuis la Grande Guerre, nous n'avons pas eu à souffrir d'invasion ; il semble que les sauvages aient, depuis, retenu la leçon. Peut-être pouvons-nous nous dispenser de la dépense faramineuse que tu sollicites aujourd'hui. Si tu as constaté des failles, ton ingéniosité saura les colmater à moindre coût ; la réorganisation des cohortes doit bien pouvoir se faire avec les moyens existants. Car nos caisses, tu t'en apercevras, ne sont pas aussi profondes que celles de Ruvia. Le Questeur Barbatus confirmera, je pense, cet état de fait. » Son œil chercha le visage de son futur gendre, espérant que ce dernier aurait l'intelligence d'abonder dans son sens.

Galba s’était entre-temps rassis, envoyant un regard acerbe à son fils qui ne lui avait été d’aucune aide aujourd’hui. Se pourrait-il qu’il ait pu se tromper en pensant qu’il était temps de passer aux choses sérieuses avec son enfant ? Il était si proche de Lucinius, et si différent à la fois… Les dieux avaient été bien cruels.

Le mastodonte ne releva la tête vers le reste de la Curie que pour écouter les réactions à la motion du procurateur. Il entendit beaucoup de bon sens, mais aussi beaucoup d’arguments hors de propos. C’est Murena qui le piqua le plus au vif, malgré ses airs grandiloquents qui lui rappelaient un Scorpa sans la flamboyance. Aussi, lorsque l’hémicycle sembla flotter dans un précaire silence, Galba se saisit du moment pour parler. Savoir saisir ce genre de moment était primordial, pour qui voulait se faire entendre dans ce chenil bruyant.

« Il me semblait que ta magistrature concernait le bon maintien de la loi en la province, Scorpa, non la défense du limes. Le procurateur a jugé de la situation sur le terrain, toi non. C’est en sous-estimant les barbares et en négligeant nos frontières que nos ancêtres l’ont payé cher. Et si cela peut te rassurer, Murena, sache que construire un castrum ne fera pas miraculeusement apparaître de nouvelles troupes dans la province… bien qu’il aurait été intéressant de regarnir un peu nos rangs. »

Il jeta un coup d’oeil au questeur. Un Optimate, certes, mais un magistrat.

« Le questeur nous assure de la bonne santé de nos caisses. Que serait donc l’impact économique de la construction d’un castrum ? La légion le fait elle-même, et de telles enceintes amènent avec elles nombre de marchands et d’artisans. Qui plus est, si l’on pouvait éviter de transformer nos légionnaires en ivrognes dilapidant leur patrimoine à Telioprate… »

Il souffla par le nez, posant une main sur l’un de ses imposants jarrets.

« Je me joins donc à l’avis du procurateur et de Celer. Si la situation est alarmante et que la santé de nos coffres le permet, il n’est pas temps de niaiser. »

Galba multiplia les œillades entendues avec d’autres membres des Populares, des amis, afin d’être assuré du soutien de son parti et de ses connaissances.

Sur son estrade centrale, Caïus laissa s'exprimer les curiates qui le souhaitaient. Sans grandes surprises, Scorpa fit ce qu'il savait faire le mieux. Il émit des réserves, chercha à contre-argumenter et tenta de trouver quelques soutiens parmi la foule de ses pairs. Dans son dos, les Optimates opinaient du chef et applaudirent après la déclaration de leur chef de file. Assez étonnament aucun des autres pontes de la branche traditionnaliste ne prit la parole pour conforter le Préteur dans ses affirmations. Ce fut le jeune Lubanius qui se leva pour apporter son soutien à la motion. Même si les curiates avaient balayés d'un revers de main sa proposition de se rendre à Ruvia, mais les mots n'étaient pas tombés dans l'oreille d'un sourd et une nouvelle fois, le jeune patricien attirait l'attention du Procurator. Il faudrait bientôt qu'il s'entretienne avec ce Celer, qui avait l'air d'être de ceux qui ne parlaient pas pour ne rien dire.

Puis vint son voisin, la Murène. Le Feles dut admettre que la face affreuse du patricien ne méritait guère un meilleur cognomen que celui dont il était affublé. Il se souvint de l'individu qui dès son arrivée à Edelmia avait tout fait pour se faire remarquer. Pourtant, aujourd'hui, il se montrait moins affable et même agressif, cherchant probablement à prouver ses qualités d'orateur devant la Curie.

Entendez-vous cela, mes chers camarades ? D'abord, on se retrouve en province avec le proche d'un empereur déchu qui a apparement été exécuté pour trahison. Et la première action de ce dernier est d'abord d'aller se rendre compte de l'état de nos troupes, et en second, de nous proposer d'en créer des nouvelles. On parle de sécurité, mais contre quels ennemis, au juste, Procurator ? Quelques brutes épaisses sans cervelle tatouées et chevelues... Ou y aurait-il à l'horizon menace plus sournoise ? Que redoutes-tu réellement, Caïus Protero Feles ? Quelles autres mesures serais-tu susceptible de nous... suggérer dans les prochains mois ?

Quelques grondements choqués retentirent dans les travées. Au-delà de l'opposition à la motion, Murena ne voilait pas ses accusations et se permettait de prendre à partie le Procurator en personne. Un petit sourire se dessina sur les lèvres de Caïus alors que le censeur Galba élevait la voix pour donner son avis et en profiter pour continuer la joute entre lui et le Préteur Sicinius.

Il me semblait que ta magistrature concernait le bon maintien de la loi en la province, Scorpa, non la défense du limes. Le procurateur a jugé de la situation sur le terrain, toi non. C’est en sous-estimant les barbares et en négligeant nos frontières que nos ancêtres l’ont payé cher. Et si cela peut te rassurer, Murena, sache que construire un castrum ne fera pas miraculeusement apparaître de nouvelles troupes dans la province… bien qu’il aurait été intéressant de regarnir un peu nos rangs. Le questeur nous assure de la bonne santé de nos caisses. Que serait donc l’impact économique de la construction d’un castrum ? La légion le fait elle-même, et de telles enceintes amènent avec elles nombre de marchands et d’artisans. Qui plus est, si l’on pouvait éviter de transformer nos légionnaires en ivrognes dilapidant leur patrimoine à Telioprate… Je me joins donc à l’avis du procurateur et de Celer. Si la situation est alarmante et que la santé de nos coffres le permet, il n’est pas temps de niaiser.

Quelques huées fusèrent depuis la droite tandis que derrière Galba, les Populares applaudissaient et tapaient des pieds pour soutenir les propos du censeur. L'assesseur parcourut du regard l'assemblée à la recherche d'une main se demandant la parole. L'incertitude flottait dans l'air et Protero leva sa main pour réclamer la parole. Le vieil homme voûté opina du chef avant d'envoyer son page donner le témoin au Duumvir. Alors que les sandales du jeune homme crissaient sur le marbre de l'hémicycle, le Procurator toisait Murena sans relâche, ce petit sourire narquois encore accroché aux lèvres. Il se saisit du bâton sans adresser la moindre oeillade au page et se leva une nouvelle fois de son siège. Il quitta sa proie des yeux pour embrasser du regard l'ensemble de ses pairs.

J'entends vos doutes et comprends vos réserves, très chers pairs. Pourtant, comme vient de le souligner le censeur Sevinius, c'est fort de la bonne santé financière dont a fait état le Questeur Tullius que je propose cette motion. Et comme je l'ai déjà dit, mon but ici est de préserver la paix civile si chère à nos coeurs.

Caïus tourna son regard vers le Préteur, à qui il venait d'emprunter les mots que ce dernier lui avait soufflé quelques jours plus tôt lors de leur cena. Il surenchérit en toisant Scorpa. En prenant à témoin le chef de file, c'est à tous les Optimates que le Procurator s'adressait.

La paix mais aussi la prospérité ! Un nouveau castrum assurera une sécurité plus importante aux frontières et sur les routes extérieures. Moins de brigandages, une surveillance accrue des peuples qui vivent au-delà de l'Empire et la perspective pour nos marchands de ne plus avoir besoin de payer à prix d'or des escortes pour ne pas risquer leur vie en faisant leur métier. Tu dis que les barbares ne sont pas agités depuis des années, Préteur ? Je peux t'assurer que rien n'est plus faux ! Et pourtant si tu en es venu à le croire, c'est que les légionnaires des deux forts du Nord font leur devoir avec efficacité !

Il abandonna l'oeil de Primo pour de nouveau échnager des regards plusieurs curiates en se tournant lentement vers l'autre côté des tribunes combles.

Deux forts ! La frontière Ouest n'est gardé que par le castrum Tacitus et le castrum Leo Bianco demeure un camp de réserve. Ce n'est pas moins de quatre centuries avec celles de Telioprate qui sont à plus de trois jours de marche de la bordure sud de la Volisfodia. Trois jours, en cas d'invasion, seraient plus que suffisants pour déborder nos soldats en cas d'action belliqueuse ! Plus que suffisants pour massacrer nos concitoyens établis à l'Est de la province.

Son regard continua sa course jusqu'à Murena. Le Procurator ne s'était pas départi de son petit sourire et il défia le curiate du regard avant de poursuivre sur un ton implacable.

Car oui, j'ai visité les forts duLlimes. J'ai rendu visite aux hommes qui sont sous mon commandement. J'ai vu Telioprate et les torts que la présence armée dans la ville amène tant aux habitants qu'à nos légionnaires. J'ai vu, j'ai écouté nos hommes, j'ai rempli ma fonction. Je ne me suis pas contenté de m'asseoir dans une tribune pour discuter de détails qui me sont inconnus, en étalant une verve aussi inutile qu'hors de propos et en accusant à mi-mot un de mes pairs. Tu sembles bien prompt, Murena, à m'accabler de connivence avec l'Imperator déchu alors qu'il y a à peine un mois, tu étais prêt à marcher sur les sandales du Tribun Acilius pour venir t'incliner devant moi. Aurai-je fait quelque chose de désagréable pour que ta bouche ne souhaite plus me sucer la queue et veuille goulement se repaître de celles de mes opposants ?

Quelques hoquets offusqués s'élevèrent de-ci, de-là, ainsi que des rires moqueurs alors que des reagrds amusés se tournaient vers le curiate pris à parti. L'assesseur et ses pages frappèrent leur bâton sur le sol pour que le calme fusse rétabli. Cependant, le Feles n'en avait pas fini avec l'humiliation de la face de Murène.

On m'a dit que tu étais avocat ! Tu formules de bien graves accusations à mon encontre et ce ne sont pas quelques pirouettes rhétoriques maladroites qui les voilent efficacement. Seulement, formuler des accusations nécessite de pouvoir apporter des preuves de la culpabilité, sinon, et je pense que le Préteur, ici présent saura le confirmer, tu te rends coupable de diffamation. Si tu n'as que ta morgue à servir lorsque tu parles, il vaudrait sûrement mieux pour toi que tu la ravales avant que je ne saisisse les tribunaux !

Une nouvelle salve de rire résonna entre les colonnes et quelques applaudissements les accompagnèrent. Caïus lâcha Murena des yeux et acheva de parcourir les rangs curiates sans un mot. Il retourna à sa place et l'autre Duumvir se leva et tendit la main pour récupérer le témoin et avancer de quelques pas vers le centre de l'assemblée.

Si vis pacem para bellum ! C'est en suivant ce vieil adage que je soutiens la proposition du Procurator. Il est de notre devoir de donner à nos braves légionnaires les armes qui leur permettent de nous défendre. Si en plus, cela permet de soulager et de faire prospérer Telioprate, il n'y a aucune raison que nous jouions les pingres pour le bien-être de nos citoyens !

Le camp Populares applaudit une fois de plus et les contestations se firent plus ténues maintenant que les deux Duumvirs faisaient front commun. Le tribun rendit le bâton au jeune page qui patientait au pied de la marche qui surélevait son siège et celui du procurateur. Caïus adressa un petit hochement de tête reconnaissant au vieil homme qui sourit doucement. L'assesseur frappa son grand bâton sur le sol avant de déclarer.

Il est temps de procéder au vote. Curiates ! Que ceux en faveur de la motion lèvent la main !

Les mains se levèrent progressivement. Chez les Populares, aucun bras ne manqua à l'appel, suivant aveuglément Galba et le tribun dans leurs prises de postition. De l'autre côté, après quelques hésitations, le vieux Sepion et ses partisans bellicistes levèrent leur main également. Même s'ils n'avaient pas exprimer un soutien verbal, une proposition mettant en avant les forces armées de la province était proches de leurs convictions. Au centre, suivant l'avis du jeune Lubanius, quelques mains se dressèrent également. Après un petit temps, l'assesseur abattit son bâton une nouvelle fois et rendit sa sentence. Au jugé, Caïus estima qu'un peu plus des deux tiers de la Curie le soutenait.

La motion est adoptée à la majorité ! Elle sera compilée dans l'Acta Diurna !

Une nouvelle salve d'applaudissements fusa depuis les tribunes. À cet instant, le Procurator se dit que cette session se passait à merveille, bien mieux même qu'il ne l'avait imaginé. Il lança un dernier regard de défi en direction de Murena, lui adressant un petit sourire moqueur. L'assesseur s'appliqua à faire avancer les débats après avoir claqué une fois de plus son sceptre de bois.

Le Questeur Marius Tullius Barbatus souhaite proposer une motion devant la Curie !

Le regard du Feles se tourna vers le questeur. Jusqu'ici, il avait, plus ou moins, pu contrôler le déroulé de la séance, mais cette fois, il n'avait plus les cartes en main. Il posa sa main sous son menton en espérant que Marius saurait se montrer à la hauteur de ses attentes.

« Si tu as constaté des failles, ton ingéniosité saura les colmater à moindre coût ; la réorganisation des cohortes doit bien pouvoir se faire avec les moyens existants. Car nos caisses, tu t'en apercevras, ne sont pas aussi profondes que celles de Ruvia. Le Questeur Barbatus confirmera, je pense, cet état de fait. » Son œil chercha le visage de son futur gendre, espérant que ce dernier aurait l'intelligence d'abonder dans son sens.

Et le questeur abonda finalement en ce sens d'un vigoureux hochement de tête avant de prendre le parti de Primo Scorpa.

- Nos réserves sont en effet peu profondes. Je soutiens les déclarations du Prêteur, cette dépense pour un nouveau castrum ne me semble pas judicieuse d'un point de vu économique.

Mais après d'autres prises de paroles, des débats à nouveaux houleux et tendus, le motion passa aux votes à main levé, indiquant par ce fait une tendance certaine à ce que l'hémicycle ne bascule sur une majorité Populares. Cette motion ne faisait pas les affaires du Questeur qui devait lui aussi proposé une motion dont, à la réflexion, certains termes devaient être judicieusement éludé durant sa prononciation. Caïus Protero Feles, le nouveau procurator se tourna finalement vers Marius pour lui laisser la parole. Ce faisant, il se redressa et tablette en main, prit la parole d'un voix clair et déterminée.

- Estimés Curiates, Pairs d’Oncmélie,

Je souhaite en effet proposer une motion. En ces temps troublés, tant ici, dans notre bonne province, que dans tout l’Empire au vue des funestes nouvelles qui nous parviennent de la capitale, le peuple a plus que jamais besoin de distractions et de joie de vivre. Il est de notre devoir de briser la morosité qui s’est emparée de la cité et de la plèbe depuis que l’ancien Procurator Pulcher a rejoint ses ancêtres. Il est de notre devoir, nous, nobles patriciens, d’offrir à quiconque une occasion de fêter le renouveau qui se présente devant nous. Nous avons accueilli un nouveau Procurator, un nouvel Empereur sera bientôt nommé, un nouveau siècle s’ouvrira dans quelques mois.

Croyez vous que la paix suffit au bonheur de nos citoyens ? Non ! Ce serait se fourvoyer que de penser que les plus humbles travailleurs ont nul besoin de plus pour être heureux. Car si nous, propriétaires terriens savons savourer ses moments où nous vivons de nos biens, la plèbe a besoin de héros à encourager et pour qui vibrer.

Je souhaite soumettre aux votes de mes pairs, l’organisation de Jeux au Colosseus d’Edelmia en l’honneur de la nomination du Procurateur Impérial, Caïus Protero Feles, afin de célébrer son arrivée et dans l'espoir d'ouvrir une air de prospérité, pour chaque citoyen d’Oncmelia Minor.

Il releva la tête de sa tablette pour ajouter de façon improvisée mais bien dans la continuité des dernières décisions prises par la Curie.

- Mais j'en conviens, avec cette motion votée précédemment, l'organisation de ces Jeux se devra d'être plus "modeste" et les retombées économiques moins importantes que je ne l'avais prévu.

Ce faisant, le Questeur se rassit, bien conscient de n'avoir respecté à la lettre les directives convenues en coulisse avec le nouveau procurator.

C'est d'un haussement de sourcil appuyé que Scorpa accueillit la motion du Questeur. Il fallait un certain aplomb pour proposer la tenue de jeux au Colosseus, fort coûteux au demeurant, quand on dénonçait quelques instants plus tôt les dépenses militaires du Procurateur. Que recherchait exactement Barbatus en proposant cela ? Bien malin celui qui pourrait le dire, et si Scorpa se targuait de l'être, il était pour le moment pris en défaut.

La mine renfrognée, dévisageant fixement son gendre en devenir comme ce dernier achevait son petit discours, Scorpa balançait encore sur la conduite à tenir. Devait-il se réjouir du sens de l'initiative du Questeur ? Devait-il s'en offusquer, au contraire ? Scorpa n'était pas foncièrement opposé à la tenue des jeux ; ils étaient ancrés dans les traditions ruviennes et célébraient autant la cité que ses dieux. C'est par là même qu'il mit enfin le doigt sur ce qui le gênait tant. Les dieux. Barbatus n'avait pas eu un mot pour les dieux. Il parlait de distraction, comme si le caractère sacré des jeux n'était qu'un accessoire, comme si tout cela n'était qu'une simple fête, tout juste plus solennelle qu'une beuverie de tabernae...

« Pardon de te déranger, Scorpa », murmura une voix timide depuis la rangée derrière lui.

Scorpa se retourna pour découvrir le jeune Aulus Ulpius Noctus, l'aîné des fils de ce vieux gâteux de Geminus. Aulus était un garçon poli à l'excès - même aux yeux de Scorpa, ce qui n'était pas peu dire - qui s'intimidait d'un rien, et le préteur s'agaçait toujours de le voir bafouiller et chercher ses mots comme un môme à qui on demanderait de réciter une leçon.

« Dé...solé. Tu... as un instant ?
- Parle.
- Je... euh, c'est mon père, il est pas venu aujourd'hui, et...
- S'il ne veut pas venir, il fait ce qu'il veut, il est grand.
- Non, ce n'est pas de ça que je veux te prévenir... enfin si... 'fin, non...
- Je ne comprends rien, Aulus.
- En fait, comme j'étais assis près de l'entrée, j'ai vu Bubo, notre esclave, qui traînait devant, donc je suis sorti, parce qu'il avait l'air de vouloir me dire quelque chose.
- C'est trop long, Aulus. Viens-en au fait, par Eka. »

Aulus avala sa salive avec difficulté.

« C'est mon père qui a envoyé Bubo pour qu'on te prévienne. Il s'est passé quelque chose chez toi aujourd'hui. Désolé, Scorpa, désolé, désolé. »

Scorpa prit un air ahuri. Que me bave cet imbécile ? Il était à deux doigts de l'envoyer paître pour se recentrer sur la séance en cours. Me déranger dans un moment pareil ! Il a de la chance que j'aie de l'affection pour son père.

« Il y a eu une attaque, Scorpa, ajouta Aulus.
- Comment ça, une attaque ?
- Dans ta maison. Je n'en sais pas plus, Scorpa, mais tu dois rentrer tout de suite. Je suis déso...
- Suffit. »

Scorpa échangea un regard furtif avec Messilianus, qui avait suivi discrètement leur échange. Ce dernier hocha la tête, tandis que le préteur prenait conscience de ce qu'était en train de baragouiner Aulus. Une attaque ? La chose lui semblait irréelle. Qui oserait s'en prendre à Primo Sicinius Scorpa ? se demanda Primo Sicinius Scorpa. Des fous, des ivrognes, à n'en point douter. Soit une bonne partie de la ville... Le gamin dit la vérité, réalisa Scorpa, et un frisson lui parcourut l'échine. Ma maison. Mes livres. Mon jardin. Mes enfants. Mon épouse. Une à une, chacune des priorités de son existence, égrenée presque par ordre d'importance, se révélait subitement menacée.

Alors le préteur se leva, le plus discrètement possible, et fendit les rangs des Optimates pour gagner la sortie sans un bruit. Jamais il n'avait quitté la Curie au beau milieu d'une séance. Naturellement, son départ précipité n'échappa à personne, pas plus que le teint livide qu'avait prit son visage.

On aura rarement vu un homme se faire sucer autant de fois la même journée, songeait distraitement Merula tandis qu'une énième motion était proposée. A moins d'être sacrément insatiable, le Procurateur devait savourer ce qui, pour lui, avait tout l'air d'être une belle journée : d'abord on l'inscrivait sur les registres des patriciens d'Oncmélie, puis on lui accordait l'édification d'un castrum militaire presque sans discuter, et maintenant, voilà qu'on se préparait à organiser des jeux en son honneur ! Tant de bouches qui s'affairent à vous contenter, ça laisse rêveur ; je devrais faire Procurateur un de ces jours.

Quoiqu'il en soit, la perspective des jeux n'était pas pour déplaire à Merula, peu importe en l'honneur de quel glandu ils pouvaient être donnés. Les jeux étaient toujours une bonne chose. Quand ils avaient lieu, les tavernes étaient pleines à craquer jour et nuit, les étals des marchés débordaient de babioles invraisemblables, et une espèce de joie collective s'emparait de tout un chacun ; même les putes se montraient moins revêches et plus enjouées, comme si elles redécouvraient l'amour du métier. Et puis, ce frisson qui vous gagne dans les tribunes, quand défilent sous vos yeux auriges et gladiateurs sur le sable de l'arène !

Mais l'homme qui proposait la tenue des jeux n'était autre que le Questeur, Marius Tullius Barbatus. L'homme à qui ce vieux crabe de Scorpa avait promis sa fille. L'homme destiné à épouser Honoria. Et pour cette raison fort simple, Merula avait décidé qu'il ne l'aimait pas beaucoup.

« C'est cela que tu veux nous vendre, des jeux au rabais ? » s'écria Merula, sans avoir demandé la parole. « Ne sois pas pingre, Barbatus, il faut que ça en mette plein la vue ! Ni les dieux ni le peuple n'apprécient que l'on soit timide avec le pognon ! »

A l’annonce de la motion, Galba ne put s’en empêcher, l’énorme censeur déploya sa large gorge pour déclamer son rire le plus sonore. Mains sur la bedaine, il levait son triple-menton vers le plafond tout en lâchant ses bruits de baleine, des sons qui cachaient bien heureusement à Galba les nouvelles pitreries de son fils cadet. Lorsqu’enfin ses ricanements se turent, et que la plupart des Populares à ses côtés l’observaient d’un œil amusé, il alla trifouiller dans sa paupière pour y essuyer une larme, et proclama :

« Entendez-vous bien ? Pas d’argent pour un nouveau castrum, mais assez pour proclamer des largesses et des libations ? La Questure me semble connaître ses priorités ! »

Il croisa alors les bras, tant bien que mal au vu de son coffre, et rajouta :

« Mais ma foi, les dieux m’en soient témoins, je ne puis qu’approuver la motion du questeur Barbatus, à condition que ces jeux ne soient pas placés sous le signe de la pingrerie et de l’austérité. Que penseraient donc les dieux de nous, si nous leur sacrifiions une biquette galeuse à la place d’un fier taureau ? »

C’est là qu’il le vit s’éloigner. Lui, son pire ennemi. En le voyant pâlir et faire volte-face, Lucius Sevinius se figea, car il n’arrivait pas à savoir ce qui avait pu le décider à si soudainement quitter les lieux. Était-ce de son fait ? Était-ce la motion de Barbatus ? Comment était-ce seulement possible, après toutes ses vaines tentatives pour vaincre son adversaire politique, que le préteur tourne les talons sans qu’il ne l’ait fait exprès ? Un instant, un instant seulement, le censeur resta interdit. Puis passée la surprise, la félicité. Son regard brillant de malfaisance suivait le départ de l’illustre curiate, hypnotisé. Il retint de nouveaux gloussements, mais pour ceux qui le connaissaient bien, le visage qu’il arborait était celui du triomphateur. Scorpa s’en allait ; Galba, lui, restait.

Sa joie retomba légèrement toutefois lorsque Murena vint l’attaquer. Pis encore, le menacer. Le menacer, lui ? A mesure que l’abject personnage déblatérait son venin, Galba l’observait sous tous les angles, s’imaginant quelques de ses pénules lui brisant qui une jambe, qui un bras, le laissant peut-être pourrir dans un fossé ou le perdant dans les bois du Quenicum… Pour calmer ses envies meurtrières, l’imposant Galba ne connaissait qu’un seul remède : une réponse supérieure en qualité, et des plus humiliantes. Cela, notamment, pour éviter de revenir le lendemain devant la domus de Murena avec quelques paysans armés, ivres et en colère.

« Murena, je te croyais plus éloquent et sage, eu égard à ta profession et ton lignage. Or, le désolant pantomime que tu nous joues ici ne saurait me tromper : tu n’es qu’un vulgaire cabot. Tu jappes, jappes à en perdre le souffle, mais tes cris ne sont que vents vides et désagréables à l’oreille ! Cesse donc de faire honte à ta gens, rassieds-toi, et évite ainsi de te mettre à dos plus de monde que tu ne peux en affronter. »

Sur ces derniers mots, le censeur se détourna de son nouvel adversaire pour se concentrer sur le reste de l’hémicycle.

« Le questeur Barbatus a eu une brillante idée, m’est avis. Voilà fort longtemps que le bon peuple d’Oncmélie n’a pas pu se divertir. Qui sait, cela aura-t-il un bon impact sur l’ordre public. Qu’en penses-tu, Scorpa ? »

Il se rattrapa tout de suite :

« Ah… Oui. C’est vrai. »

Quelques Populares éclatèrent de rire, mais au fond de lui, Galba ressentit quelque chose d’étrange, et de déroutant. C’était ténu, c’était infime. Mais là, à l’instant, il venait de réaliser quelque chose qu’il n’avait même pas envisagé : il se rendait compte que sans son ennemi de toujours, ce genre de petite pique n’avait plus aucune substance. Sans Scorpa, en vérité, ce n’était plus pareil.

Les yeux du Feles étaient rivés sur le Questeur. Ce serait un vrai test pour ce dernier et une confirmation pour le Procurator. Le magistrat avait émis des doutes sur le financement d'un nouveau castrum, aussi Caïus s'attendait à ce qu'il rechigna à demander l'organisation de Jeux au Colosseus, afin de garder une certaine cohérence dans ses propos, sans parler de sa crédibilité. Il s'attendait à entendre un discours modifié totalement, démontrant une capacité oratoire certaine qui expliquait l'investiture du patricien qui lui paraissait plus qu'indécis.

Nenni. Dans une démonstration incroyable de naïveté, il lut le discours avec une application toute scolaire. Un sourire naquit sur le visage d'un Procurator aussi ébahi qu'amusé. Comment après avoir soutenu ouvertement les réserves du Préteur, pouvait-il ne pas réaliser qu'il était en train de briser toute l'argumentation de ce dernier en lisant mot pour mot le discours qu'il lui avait fait parvenir ? Cerise sur le gâteau, il crut bon d'ajouter un commentaire contradictoire en relevant les yeux de la plaque de cire gravée, faisant naître quelques gloussements moqueurs dans les tribunes. Le Procurator parcourut les rangs des curiates d'un oeil rigolard, retenant un éclat de rire que le censeur Galba ne retint pas. Barbatus n'avait pas les épaules pour la politique, le Feles en était désormais convaincu. Un énième crétin ne devant sa place qu'à son nom et sa richesse, sans autre talent que d'être né dans une famille influente et qui se ferait user et abuser par ses pairs jusqu'à ce qu'il soit devenu inutile. Nul besoin d'être augure pour savoir d'avance que la carrière du Questeur n'irait pas bien loin.

Coup de théâtre supplémentaire, le Préteur quitta sa place à la suite du discours. Caïus doutait que les relans Populares qui exudaient des mots du Questeur étaient une raison suffisante pour faire sortir de l'hémicycle le chef de file Optimate. Un page vint chuchoter à l'oreille de l'assesseur qui ne broncha pas en voyant le bigleux sortir, confirmant qu'il y avait bien plus derrière ce départ précipité. Bien vite, les curiates donnèrent leur avis, pointant les manques et les incohérences du discours de Marius pendant les différents débats. Murena se montra le plus farouchement opposé à la motion, prenant pour cible Galba après que le Procurator l'ait assez mouché pour qu'il se sente moins morveux. Encore un qui, malgré les rumeurs de ses talents d'orateur, trouva son maître en l'imposante silhouette du censeur obèse qui lui cloua le bec en quelques mots bien sentis. Décidément, ce pachyderme avait le sens de la formule bien choisie et la Murène dut une fois de plus être le cible de quelques quolibets des autres curiates.

Caïus leva la main pour réagir à son tour à la proposition de motion. Un sourire toujours accroché aux lèvres, il leva les bras pour prendre la position d'orateur avant de déclarer.

Je ne peux que remercier le Questeur pour sa proposition de motion. Organiser des Jeux en mon honneur me flatte autant que me surprend et je pense en effet qu'il serait de bon ton pour le peuple oncmélien d'organiser des Jeux. Cependant, comme l'ont soulignés les éminents curiates, il est impensable de regarder à la dépense pour ces festivités. Outre l'offense faite aux Dieux qui jugeraient d'un mauvais oeil notre avarice, c'est aussi en investissant largement que nous ferons de gros bénéfices. Car soyons pragmatiques, ce genre d'évènement apporte bien plus que de la joie dans le coeur de la plèbe, il apporte les denarii qui serviront à rendre la province encore plus riche. Je soutiens donc la proposition de motion !

Il retourna à sa place, lorgnant une dernière fois vers le Questeur qui ne semblait toujours pas réalisé à quel point le Feles s'était joué de lui. Cette session s'était passé bien mieux qu'il n'avait pu l'imaginer. Il espérait qu'elle lui apporterait plus de légitimité et atténuerait les doutes à son égard. Il avait faire taire ses opposants et avait acquis le soutien de différents curiates lors des motions qui avaient été débattues. Confiant et un brin soulagé, il reprit sa place en laissant la séance arriver à son terme.