[TERMINE]Confessions nocturnes [Titus]

Le rire de Titus Sevinius Merula résonna sous les arbres. Un rire caractéristique, plein d'allégresse, qui ne laissait nul doute quant à son identité, alors même que les vêtements ternes et discrets qu'il arborait tranchaient avec ses parures habituelles.

« Tu me déçois, Harmonia. Quand ton esclave m'a parlé de cette entrevue secrète, je me suis dit : Titus, mon bon Titus, il y a deux raisons qui peuvent pousser une femme de bonne famille à rencontrer un homme au beau milieu de la nuit : soit pour se donner à lui, soit pour l'impliquer dans un complot. Et pour être franc, les complots, ça n'a jamais été mon truc. »

La pénombre dissimulait l'ironie qui marquait son visage. Pas comploteur pour un sou, le Merula ; si l'on faisait abstraction, bien sûr, du petit kidnapping de la fille du préteur Scorpa qu'il planifiait pour le lendemain-même. Mais ça, nul n'en savait rien - à part, bien sûr, tous ceux qui savaient.

« Je sais que je t'ai fait forte impression l'autre soir », poursuivit Merula d'un ton rêveur, tout en contemplant les étoiles. « D'aucuns affirment que je suis un homme audacieux. » En réalité, on disait de lui beaucoup de choses - qu'il était un débauché, un pervers, voire un immonde porc dégueulasse - mais à ses yeux, cela revenait au même : les gens jalousaient son audace. Ils rêvaient de vivre une vie trépidante comme la sienne, parce qu'eux n'osaient pas, alors que lui osait tout. Presque tout. « N'empêche, Harmonia ; mes petites aventures avec les femmes me font prendre des risques, mais ça, ce n'est rien, absolument rien, comparé aux magouilles des politicards. »

Il franchit les quelques pas de distance qui les séparaient encore. Ses yeux, déjà habitués à la pénombre, distinguaient un peu mieux le visage en cœur de la veuve et sa silhouette harmonieuse.

« J'ai entendu deux ou trois petites rumeurs, je ne vais pas te mentir. Mais puisque nous sommes amis, je dois amicalement te mettre en garde. Il ne fait pas bon remuer le passé. Ton Lucianus est mort, et il a emmené avec lui ses problèmes ; rien de ce que tu feras aujourd'hui ne va te le ramener. Les morts ne peuvent pas revenir, leurs problèmes le peuvent, par contre. La mémoire de cet homme mérite-t-elle que tu te mettes en danger ? »

Qu'est-ce qu'elle parle bien ! Et qu'est-ce qu'elle sent bon... songeait Merula, rêveur, les lèvres tirées en un sourire béat. Il n'écoutait qu'à moitié les paroles d'Harmonia, trop concentré qu'il était sur le timbre mélodieux de sa voix, la manière harmonieuse dont s'agitait sa jolie bouche pour former les mots, et le charme qui se dégageait sa personne. Elle est si vulnérable, réalisait-il comme elle le suppliait presque, avouant son désarroi et sa crainte, lui faisant prendre conscience qu'il était, lui, Titus Sevinius Merula, son ultime recours, son unique espoir, son sauveur inespéré, voire son demi-dieu si l'on extrapolait un tout petit peu.

« Ta confiance m'honore et m'émeut. Je suis fier d'être ton ami. Je vois bien que tu es aux abois ; depuis que ton époux est parti, tu es comme une rose fragile privée du jardinier qui l'arrosait jour après jour. Quelle infamie que de laisser dépérir une si belle fleur ! Je ne laisserai pas cela arriver. »

Son visage était grave, ce qui tendait à montrer combien Merula était conscient de la solennité du moment et du sérieux de la requête d'Harmonia.
La suite, pourtant, allait nuancer ce constat un peu hâtif.

« Il y a tout de même une question qui me turlupine. Supposons qu'un homme, quel qu'il soit, t'épouse et fasse disparaître le petit Lucianus. Bon, ce serait triste, d'accord, mais tu me sembles encore fraîche, et suffisamment désirable pour que n'importe quel époux, même un vieillard grabataire, fasse lever la graine en ton sein. Tu perdrais ton fils, mais tu en gagnerais un autre, et peut-être même plusieurs ; ne serais-tu pas plus heureuse au bout du compte ? Tu devrais y songer, car il serait dommage de te mettre en danger pour un caprice. »

Un regard compatissant et paternaliste accompagna ces paroles, comme s'il venait d'expliquer une vérité toute simple à un enfant un peu naïf. Après tout, entre un bambin et un autre, quelle différence ? Ils sont tous pareil, pensait Merula, n'ayant guère de doute sur le fait qu'Harmonia se rangerait à son sage conseil.

Par Kuo et Soltar, mais quel misérable, infâme, effroyable homme que de profiter ainsi de la détresse d'une veuve et de se soucier plus de la culbuter que de l'aider à protéger ce qu'elle avait de plus cher ! Avait-on déjà vu individu plus égoïste et infect que Titus Sevinius Merula ? Et j'avais cru, durant un instant, voir un rien de gentillesse en lui, bien que j'eûsse exagéré délibérément mes compliments ? Me voilà bien détrompée ! Même l'honneur du patricien, il n'en avait guère !
Ma main manqua de voler vers sa joue, tant j'étais furieuse. Il venait de parler de la chair de ma chair, de mon enfant comme d'un petit élément insignifiant et remplaçable, comme s'il s'agissait de l'une de mes vieilles stolae que j'hésiterais à faire repriser au lieu de la jeter.
La fureur devait flamber dans mon regard gris de tempête et je ne pus m'empêcher de serrer les poings, prenant une profonde inspiration et me retenant de peu de frapper l'individu en face de moi. Je m'écartai finalement de quelques pas, cherchant à tempérer la rage qui brûlait en moi comme un acide. Finalement, je me tins devant lui, droite comme une reine sortie droit des épopées de Florus, majestueuse et terrible tout à la fois, digne de mon rang de patricienne. Lui donner un souflet à la manière d'une matrone des classes populaire eût été lui faire bien trop d'honneur.
Et en y réfléchissant, il méritait peut-être pire.
Ma voix, étonnament grave et mortelle sous le coup de l'émotion s'éleva dans le silence :

- Je te plains, Merula.

La phrase tomba tel un couperet. Il devait s'attendre à tout, sauf à cela. Je poursuivis :

- Oh que oui, je te plains, mon pauvre Merula. Je te plains parce que non seulement ton père n'a pas su t'éduquer, mais aussi parce que visiblement, tu n'as point grandi avec mère aimante pour ne point être capable de comprendre ce qu'est aimer un enfant. Je te plains parce que je réalise que tout comme tu ignores dans le fond tout de l'amour, tu ne peux pas non plus comprendre ce qu'est la vraie amitié. Un vrai ami n'aurait jamais proféré telle chose et un vrai ami n'aurait pas hésité une minute à me dire tout ce qui est susceptible de m'aider. Et tu sembles peut-être même du côté de mes ennemis ! Arcus !

Mon garde du corps muet comme une carpe, mais à l'ouïe bien aiguisé, bondit presque ausssitôt et plaqua Titus Sevinius Merula au sol, l'empêchant de faire le moindre geste. Certes, assassiner cette nuit le fils de Galba ne serait pas une action des plus prudentes. De plus, je n'avais aucun réel motif de lui faire subir pareille sentence, car il était bien trop stupide pour avoir participé aux machinations de son père, si celui-ci était à mettre dans la liste de mes suspects.
Mais cela, Merula l'ignorait, et vu la colère que je ressentais, bluffer ne serait pas difficile.

- Comprends une bonne fois pour toute à qui tu as affaire, espèce de cloporte vicieux et stupide ! Je suis Harmonia Alexandria Iustia, la veuve Lucianus Iustius Primus et la mère et protectrice de son unique héritier ! Pour mon enfant, je ferai n'importe quoi, tu as compris ? N'importe quoi ! Y compris traquer un à un les responsables du meurtre de son père et si la curie ne les punit pas, Arcus se chargera bien de les faire saigner tous comme les porcs qu'ils sont ! Tu le vois, son couteau bien aiguisé ? Tu le vois ?

Mon garde du corps ne s'était pas privé de placer sa lame bien sous le cou du malheureux Titus, l'incitant ainsi à ne pas bouger d'un cil et à ne surtout pas crier. Tremblante de fureur, je poursuivis :

- Alors, tu vas parler maintenant, si tu tiens à aller courir encore quelques jupons et te soûler encore à quelques cenae avant de rejoindre le royaume de Kuo. Car si tu venais à me donner la moindre raison de penser que tu protèges les meurtriers de mon époux... Alors il se pourrait que demain, quelqu'un aille dire à ton père que tu t'es fait malheureusement détrousser et égorger à la sortie d'une taverne... Je crois que cela ne le surprendrait même pas, n'est-ce pas, vu ta... vie bien tumultueuse... D'autre part... Te pleurera-t-il ? Voudra-t-il vraiment te venger ? Ou se contentera-t-il de regretter la bourse de pièces que tu te seras fait voler ?

Mes dernières paroles enfonçaient sûrement un poignard dans le coeur de Merula car c'était probablement la vérité. Lucius Sevinius Galba ne paraissait pas père très aimant. Au contraire de notre procurator nouvellement arrivé que j'avais vu porter un regard presque attendri à mon fils lors de notre rencontre fortuite dans les bains, malgré son agacement.

La situation s'était envenimée si rapidement que Merula n'avait pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Qu'avait-il bien pu faire pour s'attirer l'ire de la veuve ? Quelques secondes plus tôt, elle l'assurait de son amitié, et maintenant, il était étendu dans la poussière, avec un gorille bodybuildé qui l'écrasait de tout son poids et lui chatouillait le cou à l'aide d'une lame tranchante. Eut-il voulu bouger, son agresseur le privait de toute capacité de mouvement - ce qui ne l'empêchait pas de trembler comme une feuille. Le sang lui battait aux tempes, et son cœur martelait si fort sa poitrine qu'il pouvait presque l'entendre. Allait-il mourir là, pour satisfaire l'absurde furie d'une mère névrosée et acariâtre ? Non, non, non. Merula n'avait pas la prétention d'être un homme compliqué, ni d'être particulièrement exigeant, mais il n'avait vraiment aucune envie de mourir. Encore moins pour la satisfaction d'une femme qui ne lui avait même pas offert ses charmes.

« Du calme, du calme ! » hoqueta-t-il, éprouvant quelque difficulté à parler alors que l'autre grand escogriffe continuait de lui coller son couteau sous la couenne. « Pourquoi tant de violence ? Lâche-moi, toi ! Je suis un pacifiste, par Soltar ! Harmonia, dis-lui, dis-lui, pitié, je ferai n'importe quoi, j'accuserai qui tu veux, mais pitié, ne le laisse pas me tuer, pas maintenant, pas si jeune ! PAS AVANT D'AVOIR FAIT L'AMOUR !!! » Il avala sa salive. « Pardon, je sais pas pourquoi j'ai dit ça. Vous me stressez, tous les deux, ça me fait dire n'importe quoi !!! CA SUFFIT, JE VAIS PARLER ! »

Il sentit son agresseur desserrer légèrement son emprise, sans pour autant le libérer. Au moins pouvait-il respirer un peu plus aisément. Quelques secondes de plus et il me fallait une nouvelle tunique, songea-t-il, les entrailles contractées.

« Je ne sais pas grand chose, hein... NON, NON, ATTENDS, j'ai quand même deux trois trucs à dire ! L'autre soir, j'ai surtout dit ça pour faire le malin, je pensais que ça t'impressionnerait et qu'on irait faire la bête à deux dos... si j'avais su que c'est avec ton garde du corps que je ferais ça, je me serais abstenu, m'enfin ! Qu'importe. J'ai entendu des choses, oui.  Une fois, j'ai entendu... attends, qui c'était déjà ? Grossius, je crois, un grand maigrichon qui lèche les bottes de Ravilla, comme tant d'autres... quoique, c'était peut-être Aulus Momotus Laconicus, ce fieffé bavard qui devrait vraiment apprendre à la fermer. Bref ! Un des deux, qui a dit, une fois, que ton mari avait un petit zizi. Mais c'est une info que tu devais déjà avoir. » Une mouche vint voleter tout contre sa bouche. Ne pouvant bouger les bras, Merula en fut réduit à souffler dessus pour la chasser. « Quintus Fervius Micoscus... si je me rappelle bien, il s'était accroché avec ton mari quelque temps avant sa mort, il se plaignait que sa femme lui faisait les yeux doux... en même temps, elle fait les yeux doux à tout le monde. Je lui ai lustré l'argenterie, à sa rombière, si tu vois ce que je veux dire, c'est pas pour autant que Quintus s'en est pris à moi. Par contre, il parle souvent de toi. En fait, chaque fois qu'il veut vilipender ton beau-frère, il parle de toi. Maintenant que j'y pense, il parle tout le temps de toi. Mais c'est aussi parce qu'il veut tout le temps vilipender ton beau-frère. » Il sentit la lame du garde du corps se refaire plus insistante, et comprit que ses informations n'étaient, pour le moment, pas satisfaisantes. « J'ai encore des noms, hein ! Un an avant que ton mari rende tripes et boyaux, je suis pratiquement sûr d'avoir croisé Servius Tuccius Firmius, dans une orgie au lupanar. Je dis "presque", parce qu'il avait un masque, comme tous les pontes de la haute qui ne veulent pas être reconnus, surtout que ce gros hypocrite joue les moralisateurs à deux ronds. Il se faisait briquer la vouge par une lupa aux cheveux roux flamboyants, je m'en rappelle bien parce que c'était pas beau à voir. Elle lui donnait du "Lucianus", comme s'ils jouaient une espèce de jeu de rôles un peu tordu. Bon, y'a pas de mal à avoir des fantasmes, mais c'est quand même lui qui est devenu édile après, y'a peut-être plus qu'une coïncidence. » Il continuait de fouiller dans sa mémoire, alors que battaient frénétiquement ses tempes, comme s'il fallait à tout prix qu'il égrenne le plus de pistes possible. « Gaius Cinnarius Lupus avait pris ton mari en grippe, parce qu'il avait fait arrêter son fils, sous prétexte qu'il avait mis le feu à une taverne. Pour sa défense, ils y servaient un coq au vin absolument infâme. Il paraît aussi que ton mari s'était mis à dos Rufius Tullius Usurius, qui avait essayé de le soudoyer. Usurius voulait investir à bas prix dans les quartiers nord de Latriae, un été où les départs de feu étaient monnaie courante dans les insulae. Ton mari y a fait renforcer la surveillance par la cohorte urbaine, un peu trop tôt au goût d'Usurius... les prix sont remontés avant qu'il ait concrétisé ses investissements. Mais bon, ça n'en fait pas le coupable pour autant. Sinon, y'a aussi la fois où j'ai dérobé de la salade dans le garde-manger réservé aux centurions quand j'étais affecté en garnison au Limes. J'avais réussi à faire accuser un copain, mais c'était vraiment moi le coupable. Je sais, ça n'a absolument aucun lien, mais vu que j'ai commencé les aveux, j'arrive plus à m'arrêter ! »Il se mit à jouer des coudes pour se défaire de l'emprise du garde du corps, sans succès. « Maintenant, dis-lui de me lâcher ! Tu vois bien que toute la ville voulait le tuer, ton mari, qu'est-ce que j'y peux, moi ? »

Par les dieux, la situation aurait pu être presque désopilante. Voilà que je me trouvais non seulement à entendre quelques noms qui m'avaient effectivement échappés pour mes suspiscions, mais voilà que pour couronner le tout, Merula confessait le moindre de ses péchés ! Je crois que nul prêtre ou prêtresse au monde ne dût en entendre autant de la part de l'un de ses fidèles, même dans le secret le plus absolu. Rien que pour cela, j'hésitais à lui trancher la gorge, car s'il avait fallu si peu pour lui faire tout déballer, il lui serait sûrement tout aussi facile d'aller dire que j'étais loin de penser que mon époux était mort d'une indigestion comme ce que le medicus qui l'avait examiné avait taché de me faire croire ! C'était cette discrétion dans mes enquêtes qui m'avaient permis de rassembler discrètement des informations jusqu'ici.
A l'évocation d'un certain nom, d'ailleurs, mon oreille se tendit brusquement. J'avais eu en effet des soupçons, mais il me manquait un réel mobile. Là, il y en avait possiblement un. Voire même d'autres sales secrets à découvrir.

- Usurius voulait soudoyer Lucianus ?

La question était plus réthorique qu'autre chose. J'avais bien vu que mon époux n'était pas plus enchanté que cela d'aller souper chez les Tulii ce soir-là, mais il devait se dire que ne pas y aller serait une déclaration de guerre officielle. Seulement, jusqu'à présent, je m'étais toujours demandé en quoi sa mort aurait pu les arranger, vu qu'ils étaient en affaire avec nous. Maintenant, j'avais un bon début de réponse.
C'était l'intégrité de mon époux qui avait causé sa perte. Je l'avais toujours soupçonné. Un peu à la manière du héros de cette tragédie que nous avions vu au théâtre, il y a quelques années et qui était demeurée gravée dans ma mémoire. L'histoire d'un courageux prince, père de quatre enfants, qui finissait décapité à la fin de la pièce pour avoir refusé de fermer les yeux sur l'adultère d'une reine infidèle. La reine recevait un châtiment de Kuo pour son péché, mais il n'en restait pas moins que plusieurs personnages innocents de la pièce périssaient pour couvrir sa passion déraisonnable et interdite pour un beau-fils.
Je regardai un instant Merula. Vu le don qu'il avait de se fourrer dans le pétrin, il ne vivrait sûrement pas vieux, de toute évidence. Et puis, c'était surprenant à admettre, surtout pour la grossièreté qu'il venait de proférer au sujet de mon fils, mais je l'aimais bien, dans le fond, il me faisait rire.
J'esquissai donc un franc sourire.

- Tu vois, mon Titus ? Ce n'était pas si compliqué dans le fond, de donner quelques petits renseignements, n'est-ce pas ? Je soupçonnais Usurius, en effet, mais je ne voyais pas quelles pouvaient être ses motivations, aussi, je te remercie beaucoup pour cet éclaircissement. Ton information vaut de l'or ! Allons, lâche-le donc, Arcus. Il va mourir de peur, si nous continuons.

Mon esclave obéit aussitôt, non sans tarder légèrement à remettre le coutelas au fourreau. Je poursuivis :

- Il est inutile de dire, je pense, que tu as intérêt à garder le silence sur ce qui s'est passé cette nuit. Et aussi, évite de trop répandre les petites choses que tu m'as révélées ce soir. Car si vraiment Usurius est dans le coup, s'il se mettait à penser qu'un bavard comme toi pourrait aller dire par là-bas qu'il corrompt des gens et autres vilennies... Je ne donne pas cher de ta peau, surtout si c'est vraiment lui qui a eu celle de mon mari. Après avoir fait disparaître un édile en service, je ne vois pas pourquoi il aurait des scrupules avec le fils du censeur, surtout qu'il serait très facile de faire passer ton meurtre pour un simple incident de beuverie, au vu de ta réputation sulfureuse. Il y arriverait sans mal...

J'ajoutai :

- Et tu t'abstiendras aussi de dire de mon fils que c'est une petite chose négligeable que je peux perdre sans problème. Car ce n'est point le cas. Il est tout pour moi, la chair de ma chair et je l'aime plus que mon âme. Il est ma raison de vivre, la seule chose qui me fasse réellement avancer depuis que son père m'a été enlevé. (Ma gorge se serra à ces mots). Je te souhaite, Merula, de comprendre un jour ce que cela fait de tenir à ce point à une personne et de ne point te la voir arrachée comme cela m'est arrivé.

Je marquai une pause, sentant soudain que des larmes risquaient de brouiller ma vue. La tension du moment se relâchait, et je réalisai que je mettais probablement ma vie en péril, s'il s'avérait que je m'étais trompé sur Galba et que les frasques de son fils ne lui avaient point enlevé tout amour paternel. Il suffirait que Merula décidâsse de se plaindre. Mais je restais Harmonia Alexandria Iustia, la digne fille du centurion Honorius Alexandrius Falco. Dans ma gens, on ne montrait jamais faiblesse devant les étrangers. On refoulait les larmes, on gardait la face, on se contrôlait devant les offenses... et on se vengeait plus tard.
Et l'on soignait ses relations.

- J'espère que tu n'es point trop offensé de t'être fait arracher ainsi les mots de la bouche, mais je suis sûre que tu peux comprendre que les circonstances ne me laissaient pas vraiment d'autre choix. Mais peut-être puis-je effacer ta rancune avec une ou deux amphores d'un de mes meilleurs crus. Vois cela comme un petit remerciement pour tes bons renseignements. N'hésitez donc pas à venir dîner un de ces jours, ton père et toi, la domus vous sera toujours ouverte, achevai-je d'un ton joyeux.

Une patricienne digne de ce nom doit toujours rester courtoise, quelques soient les circonstances. Et puis, même à contrecoeur, il venait de me rendre service. Je sais être reconnaissante, tout de même.

Enfin délivré de l'emprise du gorille, Merula peinait à retrouver son souffle, mis à mal aussi bien par la grosse brute que par sa propre logorrhée. Et pendant qu'il respirait comme un bœuf, Harmonia parlait. Il n'écoutait qu'à moitié, mais il captait l'essentiel ; elle le raillait, le menaçait, lui faisait la morale et lui passait de la pommade, tout cela en même temps. Pour un homme qui vient de frôler la mort, cela faisait beaucoup de choses à assimiler d'un coup. Il ne retrouva un semblant de contenance qu'au moment où Harmonia l'invitait à dîner, si bien que la chose lui parut légèrement incongrue.

« Tu sais, Harmonia, tu aurais seulement dit "s'il te plaît", je t'aurais raconté tout ce que je viens de te dire tout pareil », répondit-il. Il marqua une pause, continuant de respirer profondément. « Je ne suis pas sûr de t'avoir rendu un grand service, ni que ça t'aidera à trouver la vérité, si tant est qu'il y en ait une à trouver... ton époux avait ses ennemis, c'est le lot commun de tous les magistrats, mais pour autant que je sache, il est peut-être bien mort de sa belle mort, enfin, même si je t'accorde que ça devait pas être beau à voir... » Il haussa les épaules. « Fais ce que tu veux, mais laisse-moi en-dehors de ça. Et lui... » - il désigna du doigt le garde du corps de la veuve - « lui, je veux qu'il me fasse ses excuses tout de suite. A genoux, tête baissée et tout le tintouin, et j'oublierai qu'il a levé la main sur moi. »

Le regard qu'il posait désormais sur Harmonia avait perdu cette insouciance d'amoureux transi dont il faisait montre quelques instants plus tôt. Quelque chose s'était brisé. Mais la chose est peut-être normale, lorsqu'une femme que vous courtisez menace de vous tuer.

Il existait deux types de maîtres à Ruvia. Ceux qui considéraient les esclaves comme des bêtes de somme que l'on pouvait maltraiter à sa guise, tel l'ancien maître de mon pauvre Ulvar, ou les gens comme moi, qui considéraient leurs esclaves, bien que gardant un rang inférieur, comme faisant partie de la famille, presque comme des enfants adoptifs sur lesquels l'on devait veiller. Aussi, à l'idée qu'il pût tenter de faire condamner Arcus, mon sang bouillonnait, même si hélas, c'était son droit de patricien, quand bien même il ne faisait que suivre mes ordres.

- Tu ne m'aurais rien dit sans tenter de mettre tes mains sous ma stola, Titus Sevinius Merula, on le sait tous les deux. Et ne t'en fais pas, je ne t'embêterai plus avec mes problèmes ! J'ai mes esclaves pour ça, on en dira ce qu'on veut, que ce sont des sous-êtres, des créatures miséreuses, mais c'est fou comme ils ont tendance à mieux me comprendre que mes soi-disant "amis" du même rang social que moi ! De braves amis, quand on y pense, à me dire de débarrasser de mon enfant et à me remarier avec le premier venu qui lorgnera sur les biens de mon premier époux et ne manquera pas de me répudier si je ne lui fais pas un fils pour me laisser ruinée et condamnée à vivre dans la rue ou à finir au lupanar !

Mon ton était tranchant comme une lame.

- Tu devrais toi, demander pardon, et un bon millier de fois sûrement. Tu es égoïste, cynique et sans réelle compassion pour autrui. Tu as parlé de mon fils comme d'une petite chose sans importance et cela m'a peut-être causée trop de ire et fait agir de façon irréfléchie, je te l'accorde. Mais je vais te donner satisfaction. Agenouille-toi devant lui, Arcus, et fais signe de repentance. Il ne peut pas parler, précisai-je au cas où ce stupide Merula ne s'en serait pas rendu compte. Mais voilà, tu vois, il te présente ses excuses.

Mon garde du corps s'était en effet agenouillé, et à défaut de pouvoir parler, il avait joint les mains dans un humble signe de supplication.  
Quant à moi, je restais debout, sans parler davantage, et prête à faire face à la moindre éventualité. Il était évident que Merula allait mettre du temps à capituler. Par les dieux, combien je les détestais tous, ces patriciens hypocrites et profiteurs !
De nouveau, une douleur sourde se fit sentir dans ma poitrine. Jamais mon tendre époux ne m'avait autant manquée depuis sa mort qu'à cet instant.
Lucianus, si tu savais comme je me sens seule sans toi ! Dans le fond, je le sais bien, ce n'est qu'une question de temps avant que je ne sois tuée à mon tour ou ruinée par un complot de mon infâme beau-frère.
Je repoussai cette pensée avec force pour la cloîtrer dans un coin de mon esprit. Autrement, je risquais de craquer...

Je n'ai rien entendu, pensa Merula qui n'avait pas saisi que l'homme était muet. Il allait s'en offusquer, réclamer que le garde du corps s'exécute, avant que l'évidence ne le frappe de plein fouet : il n'ose pas, car il est indigne de m'adresser la parole, devina-t-il. Ce chien avait déjà outrepassé son rang en le menaçant de son arme ; il n'allait pas ajouter l'outrage à l'outrage. En s'agenouillant ainsi, faisant preuve de sa soumission dans un pieux silence, le grand benêt lui présentait les plus dignes excuses qu'un être de sa vulgaire condition puisse fournir.

« Je suis un homme magnanime, et je ne saurai reprocher à une femme que ses sentiments aient pris le pas sur sa raison. Va, Harmonia, et sache que l'incident est oublié. Tu es, tu demeures, ce soir, mon amie. » Il lui adressa un galant sourire. « Et tu trouveras toujours auprès de moi tout le réconfort nécessaire, ne l'oublie pas. »

Il allait prendre congé et s'en retourner en ses pénates, quand une chose importante lui revint en tête. « Sapristi », dit-il, « j'ai failli oublier ! » Il se mit à fouiller sous les plis de son manteau, avant d'en extirper une petite figurine de bois, qu'il tendit à la matrone. Elle représentait un cheval. « Chose promise, chose due. J'espère qu'elle plaira au petit. »

Nom de nom ! Mais il se payait ma tête, décidément, le Titus ! J'en aurais normalement ressenti une nouvelle fureur que de le voir se dédouaner de sa dette envers Lucianus Minor par ce si vilain tour alors que mon enfant espérait de toutes ses forces un vrai cheval et me rebattait les oreilles sur le sujet tous les deux jours. De plus, ses allusions au fait que je n'étais qu'une faible femme incapable de contrôler ses sentiments me donnaient des envies de meurtre. Ah, ces hommes ! Ces imbéciles ! A toujours nous sous-estimer, nous, "le sexe faible" ! Ne savent-ils donc pas que les dieux nous ont créées comme la seconde moitié de l'humanité et que la déesse Aïka à elle seule a provoqué une guerre parmi les autres dieux ? Ne savent-ils donc pas qu'une femme peut être deux fois plus dangereuses qu'un homme quand il s'agit de protéger sa famille ? Car c'est là la vraie force que nous ont donné les dieux. La force de faire fi de tout honneur, de toute raison lorsque les nôtres sont menacés et d'aller chercher le sang de nos ennemis jusqu'à l'intérieur de leurs foyers. Et ce Titus, quel niais, quel homme irrespectueux et impertinent comme un enfant !
Mais cependant, il avait remboursé ses écarts de conduite avec les précieuses informations qu'il venait de me donner. Mon fils, après avoir manqué de perdre la vie par la faute de cet inconscient, se la verrait peut-être préservée grâce à lui. Aussi, même si je trouvais la démarche du jeune patricien culottée, je décidai de ne point répartir sur le sujet. Il faut savoir ne point trop en demander.

- Sache que ton soutien et ton réconfort sont appréciés, Merula, répondis-je sagement. Merci pour cette figurine, elle est très belle et nul doute que Lucianus Minor t'en sera reconnaissant. Passe une bonne soirée. Arcus, Aerona, nous partons.

Je dissimulai de nouveau mon visage sous ma capuche et nous nous empressâmes de disparaître dans la nuit. Nous ne tardâmes pas à devenir trois silhouettes anonymes dans les rues de la ville, marchant à bonne distance les unes des autres sans se perdre de vue.