Petits arrangements entre amis [Marius & Honoria]

L'an trois cent quatre-vingt-dix-neuf,
En la dixième journée de Primo Seminare

Le ciel d'Edelmia s'était chargé d'épais nuages gris, tandis que des trombes d'eau s'abattaient sur la cité. Les toits des domus du quartier de Bassium en charriaient des torrents, inondant les façades pour se dégorger dans les rues. Des passants surpris par la tempête couraient en quête d'un abri, tandis que les matrones, bien au sec dans leurs demeures, contemplaient du haut de leurs fenêtres avec des airs moroses le sinistre spectacle qu'offrait leur beau quartier.

Indifférente à ce temps de chien que d'aucuns jugeraient de mauvais augure, la demeure des Sicinii s'était parée de ses plus beaux atours. Comme chaque fois que la famille organisait une réception, la demeure était rangée et nettoyée de fond en comble. Comme le soir tombait sur Edelmia, les esclaves s'affairaient aux derniers préparatifs : on remplaçait une à une les bougies qui ornaient et éclairaient chaque pièce de la maison, du couloir de l'entrée à l'atrium. Dans le salon attenant, de nombreuses banquettes avaient été disposées tout autour d'une longue table basse. Le préteur Scorpa n'avait pas fait préparer sa plus grande salle pour l'occasion : ce soir, l'on dînait en comité restreint. Marius Tullius Barbatus, jeune Questeur d'Edelmia, avait été convié en toute simplicité - si tant est que ce terme ait réellement un sens pour les élites patriciennes d'Edelmia.

Sous peu, la famille au complet descendrait dans le salon pour accueillir le Questeur. Les esclaves, alors, disparaîtraient dans l'ombre, n'en ressortant que pour accomplir occasionnellement leur besogne, changer les plats, remplir les coupes, gratter la nuque de Primo Minor ou proposer au Questeur de lui laver les pieds. La pièce baignée de lumière chaude serait emplie du murmure des conversations sous le ballet incessant des plats : fricassées de canard, sanglier bouilli, gâteaux de miel et de fromage, le tout agrémenté des meilleurs vins que la région avait à offrir - ou les moins mauvais, tout étant affaire de point de vue.

« Ne crains-tu pas que le mauvais temps empêche le Questeur de venir ? » demandait Flavia à son époux, inquiète, tandis qu'elle arrangeait les plis de sa toge. « Il serait bien téméraire de braver la tempête pour nous rendre visite.
- Il viendra », assura Scorpa avec fermeté. « Ce n'est tout de même pas une petite averse qui va le retenir.
- Une petite averse ? Même les chiens errants ne mettent pas le nez dehors !
- Eh bien, s'il a plus de courage qu'un chien errant, il viendra.
- Il va arriver trempé jusqu'aux os, et nous serons aussi gênés que lui de l'accueillir dans un tel état.
- Il trouvera bien un moyen. Cesse de m'importuner avec ça, femme ; les hommes sont débrouillards. Finis d'ajuster ma toge, et ensuite tu iras voir si les esclaves ont terminé dans le salon. »

Assise sur une simple chaise de bois, Honoria laisse une esclave démêler ses cheveux et la coiffer de manière élégante et raffinée. Dehors, il pleut des cordes et pour une fois le ciel est en accord parfait avec l’esprit de la jeune femme, même si elle n’en montre absolument rien. Tout au plus se permet-elle un soupir discret lorsque l’esclave tire un peu trop fort sur les boucles. Digne et très belle dans de beaux tissus et voiles aux chaudes teintes d’ocre et d’orange, les splendides atours achetés à Marcus lors de sa dernière visite au marché, la jeune femme regarde la pluie tomber sans dire un seul mot, les yeux trop encombrés de fard pour seulement songer à verser une larme. Cela ruinerait l’harmonieux maquillage tout autant que la beauté de ses traits et son père en développerait – plus que probablement – un ictère fulgurant.

Le Questeur Barbatus est invité à la villa sicinii.

Cela aurait pu être une réception comme les autres si cet individu n’était précisément sur la liste des prétendants potentiels, une liste dont elle n’a pu oublier les noms. Elle va devoir se montrer sous son jour le plus avenant pour un homme dont elle ignore tout. Parce que cela sera utile à son père. Leur dernière conversation est ancrée dans sa mémoire, elle sait que tout ceci n’est rien de plus que de la poudre aux yeux, un fallacieux prétexte, une mise en scène. Tout le monde va devoir se montrer poli, gentil et aimable alors qu’en réalité tout le monde ou presque a envie de se jeter de la nourriture à la figure. Cette angoisse…

- Relève la boucle, là. Et noue la ici.

Son père n’a rien à craindre venant d’elle. Elle saura tenir son rôle. Le reste de la fratrie par contre…

- Va me chercher de l’eau. Je meurs de chaud.

L’esclave s’exécute aussitôt et sort. Honoria, enfin seule, attrape alors sa lyre et joue sans penser aux accords ni aux mélodies, gardant toute sa concentration pour ce qui suivra. Elle ne descendra que lorsqu’on le lui demandera et pas avant. Autant profiter d’un peu de solitude tant que cela est encore possible.

Etait-ce une mise à l'épreuve des Dieux ? C'est bien ce que pensais le questeur en regardant au travers d'une lucarne de son domus la pluie s'abattre à torrent dans les ruelles de la cité d'Edelmia. Il était inenvisageable de ne pas se présenter comme convenu à la propriété du prêteur. Il aurait été à la fois irrespectueux et malvenu d'ainsi manquer un tel rendez-vous avec ce haut magistrat qui en sa fonction, pouvait bien se révéler être un allié de choix dans ses propres desseins politique. Marius avait connu des campagne militaire sanglante, alors un peu de pluie n'allait pas mettre à mal ces intentions de gagner en temps et en heure le domus de Scorpa. Perplexe, il choisit donc une tenue à la fois riche et légère pour ainsi affirmer sa position de patricien fortuné mais également afin que l'on puisse sans grande difficulté imaginer qu'il entretenait un corps d'athlète que ses obligations politique ne lui avait enlevé du temps de ses services rendues à la légion. Pour braver la pluie, le port de bottines en cuir souple, les calcei, semblaient plus qu'indispensable, tout comme il revêtis un manteau à capuche en laine à trame serrée doublée d'une fourrure pour ainsi se protéger du déluge.

Ainsi drapé, le questeur quitta sa résidence pour gagner celle de son homologue. La distance n'était heureusement pas si longue pour rallier le domus de Scorpa mais suffisante pour mettre à l'épreuve son manteau et sa barbe qui, à l'arrivée devant les portes du haut magistrat, perlait de gouttes. Les intempéries avaient dissuadé nombre de riverains, assurément, de s'autoriser quelques sorties mais pour le ruvien Tullius, le rendez-vous était capital.

Frappant à la porte du pavillon qui ne manquait pas d'imposer par une façade bien entretenu, il fini par être convié à pénétrer les lieux, déclinant son identité au serviteur du prêteur dépêché pour le recevoir. Dans le fauces, l'homme ruisselait d'eau qui en abondance quittait l'épaisse fourrure de son manteau pour rapidement former une petite flaque au sol. Marius espérait seulement que sa toge ai pu resté sèche, auquel cas il embarrasserait surement la maisonnée si le tissu humide moulait son corps et révélait toute la robustesse de sa silhouette. Gage donc à la domesticité de le prendre en charge ou tout autre individu venu à sa rencontre et constatant alors les dégâts laissé par ce déluge sur ce curiate de haut rang.

Lorsque le Questeur se présenta aux portes de la Domus, ruisselant de pluie et salopant tout le parterre, le brave Hémigomphe l'accueillit avec un léger pincement de nez. Oh, pas par mépris pour l'invité, non ; en esclave bien éduqué, Hémigomphe avait le respect des nobles patriciens. Il partageait simplement l'attrait de son maître pour l'ordre et la propreté. Il pinça le nez, donc, tout en saluant l'invité avec son obséquiosité coutumière, inclinant le buste dans une démarche si volontaire qu'il semblait fier de sa nature servile - et c'était vrai.

Le Questeur ne fut pas mené directement auprès de la famille. On commença par le délester de son manteau chargé d'eau, et comme la toge qu'il portait en dessous avait visiblement absorbé l'humidité à tel point qu'on distinguait jusqu'aux bas-fonds de son anatomie, Hémigomphe fit une vilaine grimace. « Ça ne va pas, c'est pas bon, ça ne va pas », bougonna-t-il de sa voix nasillarde, levant vers le Questeur son regard agacé, comme si ce dernier était coupable. Il n'allait quand même pas le présenter à la famille dans cet état, c'était indécent. Le maître Scorpa allait faire une attaque. « Bon, on va arranger ça, mais il faut me suivre », dit-il, et sans laisser au Questeur d'autre choix que de l'accompagner, Hémigomphe poussa les lourdes portes de l'atrium et s'engagea d'un pas rapide à travers la cour intérieure, au centre de laquelle la pluie continuait à tomber drue. Restant au sec, l'esclave et l'invité parvinrent à une petite pièce pourvue d'un escalier, donnant sur les appartements familiaux. Normalement, ils n'y croiseraient personne ; Hémigomphe savait que Scorpa était déjà descendu au salon, aussi ce devait être le cas de toute la famille. Il y avait là-haut une pièce dans laquelle on entreposait du linge, et il y aurait bien quelque étoffe à jeter sur les épaules du Questeur pour qu'il soit présentable.

« Attends moi donc ici, Questeur », marmonna Hémigomphe de sa voix énervante, et laissant le patricien poireauter dans le couloir, il disparut dans la pièce attenante. Ce faisant, tandis qu'on l'entendait fouiner dans les placards en maugréant, le son d'un instrument à cordes résonnait doucement depuis l'une des chambres voisines.

La musique s’interrompt en douceur. Honoria vient d’entendre du bruit là en bas, alors que tout le monde devrait être au salon. Les esclaves sont en état d’alerte, prêts à répondre aux moindres désirs de la famille, d’ordinaire, mais là…Cette petite idiote semble s’être perdue en chemin. Probablement a-t-elle été réquisitionnée pour apporter tout son soin à cette réception imbécile. Et puis…qui se permet de fouiller sans ménagement dans la réserve ? Excédée et assoiffée, Honoria dépose avec soin son instrument sur son lit et sort, comprenant que le bruit vient de l’escalier, ou, à tout le moins, de la petite pièce qui en est à l’origine.

Descendant les marches avec grâce, elle finit enfin par apercevoir ce dont il retourne. Parvenue aux pieds des escaliers, elle se trouve donc en présence du Questeur, leur invité. Un coup d’œil sur sa tenue lui révèle la raison de sa présence en cet endroit précis, tandis qu’un coup d’œil sur la pièce annexe laissée ouverte par l’esclave de son père le lui confirme. Le Questeur est dans un état pitoyable. L’esclave l’a sans doute amené ici afin qu’il puisse au moins se sécher et enfiler peut-être des vêtements dépourvus d’eau de pluie.

La situation est embarrassante. Debout, belle et digne, face à lui, drapée dans de somptueux atours aux teintes chaudes, elle a tout le loisir de détailler cette anatomie d’homme de guerre, parfaitement visible sous ses habits trempés, et qui ne provoque pas le moindre soupçon de sentiment positif, ou la plus petite étincelle de plaisir chez la jeune femme. On aurait pu songer qu’elle aurait regardé ailleurs mais il n’en est rien. L’occasion d’instaurer un léger malaise, une toute petite ascendance, ne se représentera pas avant longtemps, présume-t-elle, aussi reste-t-elle là, à le regarder répandre de petites flaques au sol, durant deux à trois petites secondes. Ce n’est qu’après qu’elle dit enfin, d’une voix douce :

- Es-tu donc venu à la nage, Questeur ?

Esquissant un ravissant sourire, la jeune Honoria se détourne un instant de Marius pour se rendre d’un pas lent et posé dans la petite annexe afin de prendre une serviette, au grand dam d’Hémigomphe. Revenant près du Questeur, elle lui tend le linge, toujours souriante, une lueur légèrement moqueuse s’affichant dans son regard vairon fixé sur lui:

- L’intérêt que tu portes à notre famille doit être bien grand pour que tu oses braver de la sorte les éléments…Il fait un temps à ne pas mettre un esclave dehors.

Le Questeur n'était évidemment pas au mieux pour se présenter devant le propriétaire du domus et l’esclave venu à sa rencontre le savait peut être mieux que quiconque. D'ailleurs, sa réaction le confirmait sans conteste. Si l'esclave exagérait les marques de politesse, par servilité ou hypocrisie, Marius n'en aurait su, il avait au moins la qualité de faire comprendre son état d'esprit. Et à la venue du questeur complètement détrempé, le domestique devait absolument trouver un moyen de rendre à la fois le patricien présentable et que ce dernier fasse le moins de dégât possible sur le sol du domus qu'il s'efforçait de tenir propre en toute circonstance.

Tullius ne se formalisa pas sur l'attitude quelque peu désinvolte à son goût d'Hémigomphe et s'il semblait presque apprécier le dilemme qui se présentait face à lui, un sourire faiblement narquois se dessina sur ses lèvres entourée d'une barbe entretenue mais hélas perlant de milles gouttelettes d'eau. Sans opposer la moindre contestation, il suivit ensuite volontiers l'esclave, déambulant dans l'atrium jusqu'à ce qu'on lui demande de patienter dans un couloir. S'il tua alors un court instant le temps en essorant sa toge et frictionnant sa barbe pour la sécher en surface, le curiate d'eut guère plus le temps d'envisager donner du travail supplémentaire à la domesticité que le bruit d'un instrument à corde éveilla sa curiosité. S'approchant alors prudemment de la chambre d'où semblait provenir l'agréable mélodie, il se figea à dix pas de cette dernière en voyant surgir une silhouette. Il ne s'agissait pas là d'une chambre mais d'un accès à un escalier que venait de descendre une demoiselle se retrouvant face à lui.

Et la situation semblait en effet des plus embarrassante car l'on ne pouvait confondre cette jeune femme à la crinière dorée avec aucune esclave, gage à la tenue chaude et raffinée qu'elle portait, mais également gage au souvenir qui rejailli dans l'esprit du Questeur, le rappelant quelques jours en arrière durant le banquet qui avait été tenu pour signer l'arrivée du nouveau procurateur. C'était bien la fille aînée de son hôte du jour, Honoria Sicinia, il n'en faisait là aucun doute. Plus encore lorsqu'elle s'adressa à lui avec ce soupçon d'arrogance. Marius baissa le regard vers ses propres braies et n'avait pas vraiment de quoi soutenir sa propre cause. Et même s'il aurait pu trouver réplique, le ravissant sourire qu'elle lui servit avant de disparaître dans une pièce annexe, l'en aurait de toute manière dissuadé.

Mais ne serait-ce pas là plutôt l'esclave qui en sortirait de cette affaire le plus embarrassé ? Lui qui pensait que toute la famille était réuni au salon, voilà qu'il avait fait erreur. Ne se formalisant une nouvelle fois pas sur cette perspective, Barbatus retrouva rapidement l'attention de la jeune femme qui venait finalement lui tendre un linge, le visage affichant toujours ce sourire, qu'il jugeait faux du fait de la lueur moqueuse qui brillait dans ce regard juvénile. Il fallait absolument trouver la réplique et ne pas perdre la moindre once de dignité. Bombant légèrement le torse, qui rendait encore plus saillant le dessin de ces pectoraux, Marius attrapa d'un revers de main le linge avant de relever dignement le menton.

- Si l'on n'est pas capable de braver ces éléments, qu'en sera-t-il le jour où il te sera obligé, contraint de le faire ? Crois-tu, Honoria, que je n'ai pas vécu bien pire? Grand bien fasse à tes esclaves, les miens sont coutumiers des épreuves, cela dit.

Efficace réplique ? Pas certain, mais cela indiquait le ton en tout cas. Marius n'avait nullement l'intention de céder le moindre centimètre de terrain à la fille du prêteur. Elle pouvait bien se moquer de son état, il était en tout cas entre ces murs et bien décider a rompre le pain avec un allié éventuel, sans prendre considération de l'offense que lui tenait la ruvienne que son ravissant minois n'excusait d'ailleurs pas. Il lui adressa un sourire mutin à la commissure de ses lèvres, le regard brillant d'un éclat de défi à peine voilé.

Touché.

A sa manière de gonfler le torse de façon à vouloir se donner sans doute plus d’importance qu’il n’en a aux yeux d’Honoria et à cette façon de se saisir d’un linge pourtant apporté avec la plus grande politesse, la jeune patricienne sait qu’elle a réussi à enfoncer une toute petite écharde pile là où ça fait mal : l’orgueil masculin malmené. Et pourtant, il ne s’agissait pas du tout de son but premier, même si instaurer un léger malaise lui a incontestablement plu. Non, il s’agissait plutôt de savoir ce qui pouvait bien forcer le Questeur à traverser un tel rideau de pluie pour rejoindre la villa Sicinii.

La réponse tout en galimatias de l’homme trempé conforte Honoria dans l’idée qu’il est piqué et probablement peu habitué à se retrouver dans une telle situation. Devrait-elle en ressentir une quelconque pitié ?

Non. Pas le moins du monde.

Elle passe une main impeccablement lisse et douce sur tous les voiles qui la parent, tout en gardant le même sourire tranquille.

- Je ferais en sorte que quelqu’un les brave pour moi, Marius. Ou à tout le moins…j’attendrais que la pluie cesse de tomber aussi fort.

Le fait qu’il ait prononcé son prénom tout comme elle a prononcé le sien montre qu’ils ne sont donc pas des inconnus l’un pour l’autre, ce qui a au moins le mérite d’équilibrer la balance.

- Je ne doute pas que tu aies vécu bien pire. Cela étant… on peut terrasser des dizaines d’hommes grâce à un glaive et être terrassé soi-même par une forte fièvre pendant plusieurs jours pour avoir osé braver inconsidérément une pluie. Le fait de vouloir traverser les éléments seulement vêtu d’une toge, d’une tunique et d’un manteau montre au mieux un grand courage, au pire, une certaine tendance à te surestimer.

Tout ceci est dit du même ton égal et clair, doux et poli, sans la moindre hésitation dans la voix et dans la formulation. Estimant avoir assez tourmenté son adversaire d’escalier, elle ajoute enfin :

- Père sera ravi de voir que tu lui portes assez de considération pour ne pas vouloir te présenter à lui en si piteux état. J’en suis moi-même fort aise. Il aurait été totalement désappointé. Je n’aime pas, quand il est désappointé.

Honoria a un regard pour la porte restée ouverte et demande, d’une voix claire :

- Hémigomphe. Notre invité attend. Père attend. Dépêche-toi.

La jeune patricienne reporte son regard doux sur Marius. Heureusement que son père n’était pas présent. Il s’en serait probablement étouffé avec une olive.

Quelle insolente !! Cette jeune femme ne perdait décidément rien pour attendre !!! Honoria affichait bien un sourire qui se voulait sans doute bienveillant et courtois, mais ceci n'était que pure façade et si l'on accordait ces lèvres étirées à son verbiage piquant, tout portait à croire qu'elle avait trouvé, en cet invité de marque au domus de son père, non pas un objet de convoitise mais bien d'un objet d'amusement. Marius désapprouvait évidemment une telle attitude, seulement en terrain conquis, il lui était indispensable de rester sur sa réserve. S'il lui ferait bien ravaler ses paroles à coups de bifles... je m'égare! A coup de gifle, ce que la raison lui interdirait tout de même puisqu'il n'était pas homme à frapper une femme, le Questeur, servit au délicieux serpent un sourire presque dur et inquisiteur avant de toutefois lui donner la réplique.

- Tu es bien narquoise, Honoria. Tu ne dois pas tenir cela de ton père, assurément. Le courage et l'estime n'ont rien à voir dans le fait que j'ai braver les éléments. L'opportunisme, jeune fille. Mais, tu es bien loin de comprendre cela, tu n'es qu'une femme après tout et les rouages de la politique ne te son hélas pas familier.

Les deux ruviens n'en étaient pas encore à couteaux tirés mais leurs échanges, plutôt musclé dans la forme, semblait bien prendre cette direction. Si Tullius souligna sans peine que la fille du prêteur était d'une beauté saisissante, et cela en était des plus véridic à cette proximité nouvelle, il n'en demeurait bien entendu pas un homme qu'on pouvait cherché à soumettre à quelques pitreries et provocations de basse-cour.

Finalement Honoria cessa ces tourments à l'endroit de son adversaire, donnant enfin la réplique avec respect. Primo serait sans doute bien mal à l'aise de voir ainsi son invité dans une tenue peu convenable et qui avait pu précédemment salire le sol de son domus. Il esquissa à l'endroit de la donzelle un sourire entendu avant de reporter son attention sur l'esclave bien lent au goût de l’aînée des Sicinius. Il fallait accordé à cette jeune femme qu'elle n'était pas le moins du monde timide, et son caractère n'avait pas que des défaut après tout. Marius était du genre à apprécier le vin corsé, et il gageait que cette cuvée blonde devait avec le temps prendre en puissance et non en douceur ou amertume.

Barbatus croisa une dernière fois le regard vairons de la blonde, inclinant légèrement le buste en guise de remerciement. Il fallait hâter ce Hémigomphe.

- Par contre, aurais-tu un endroit où je puis me changer ma chère ? Il ne serait que peu respectueux de te faire voir certaine chose, ton père en serait fort mécontent et cela ne serait pas bon pour l'objet de ma visite.

Dit-il finalement en cherchant à apaiser cette tension naissante entre eux. Un peu de légèreté pouvait certainement faire son oeuvre, même si rien n'était sûre.

Lorsque Hémigomphe les rejoignit dans le couloir, l'esclave affichait une mine des plus désappointées. Sans doute songeait-il à la punition qui l'attendait quand Scorpa apprendrait qu'il avait, par mégarde, amené le Questeur à rencontrer Honoria dans des conditions si indécentes. Le fouet était une punition des plus douloureuses, à laquelle on ne s'habituait pas. Oh, bien sûr, Hémigomphe pourrait faire en sorte que Scorpa ne l'apprenne pas, en suppliant les deux concernés de garder le silence... mais il n'était pas arrivé au rang qu'il occupait aujourd'hui dans la domesticité de cette Domus en mentant à son maître. Il assumerait cette faute, la tête haute et le postérieur douloureux. Et puis, il ne tenait pas à se sentir redevable vis-à-vis d'Honoria. Il se méfiait de la donzelle, qu'il savait retorse et bien plus maligne que quiconque en avait conscience. Les serviteurs ont ce don de voir des choses que les maîtres ignorent ou refusent de voir. Il la considéra avec une moue désabusée, se doutant qu'elle prenait un malin plaisir à le torturer lui, comme elle torturait ce pauvre Questeur. Nul doute que l'homme qui l'épouserait un jour en verrait de toutes les couleurs...

« Tu devrais descendre, Honoria. Tout le monde est déjà en bas. Le Questeur vous rejoindra quand il sera prêt. » Mieux valait éviter, surtout, que la famille ne voie entrer dans le salon la jeune fille du Préteur et le Questeur côte à côte ; cela serait du plus mauvais effet, et Scorpa en aurait une attaque. « Cette toge te rendra plus présentable, Questeur », ajouta-t-il à l'intention de Barbatus en lui tendant une longue étoffe d'un blanc immaculé. « La pièce attenante est à ta disposition. Une fois que tu seras prêt, je te conduirai à la famille. » Son regard glissa une nouvelle fois vers Honoria, comme pour insister sur le fait qu'il ne voulait pas la voir traîner dans les parages. « Je suis sûr qu'ils sont tous impatients. »

*  *

Mais qu'est-ce qu'il fiche ? se demandait Scorpa, allongé sur le côté sur sa banquette, en compagnie de toute la famille - ou presque, puisqu'Honoria manquait à l'appel. Les doutes de son épouse Flavia commençaient à s'instiller dans son esprit. Et si le Questeur ne venait pas ? Cela serait regrettable. Compréhensible, peut-être, mais pas moins regrettable. Il en tirerait une grande déception.

Il y avait là Primo Minor, son fils aîné et héritier, qui considérait avec impatience les pichets de vin que tenaient les esclaves qui attendaient en retrait - Scorpa avait interdit qu'on entame le service avant la venue de leur invité. Galla, sa fille de quatorze ans, réprimait un bâillement, profondément ennuyée par la perspective de cette soirée, si bien qu'elle luttait pour ne pas s'endormir sur sa banquette. Gaius, huit ans, n'était pas plus vaillant, mais la peur que lui inspirait son paternel suffisait à lui garder les yeux ouverts. Occupant la place la plus reculée de la pièce, Manius, le simple d'esprit, était paradoxalement le seul à balayer le salon d'un regard curieux.
Quant à Flavia, elle était fidèle à elle-même. Redressée sur sa propre banquette, sa bouche était figée depuis de longues minutes en un sourire des plus artificiels, comme si elle s'entraînait à accueillir leur invité dont l'arrivée se faisait attendre. Comme d'habitude, elle ferait exactement ce que son époux attendait d'elle : elle serait tout à la fois avenante et discrète.

Une fois n'est pas coutume, Scorpa avait convié un musicien. Un artiste sobre, sans acrimonie, qui se contentait de mettre en valeur de grands personnages ou de grands moments sans tomber dans les virulents excès de la satire. Il pinçait les cordes de sa lyre avec mollesse, récitant des vers sans les chanter, célébrant la conquête oncmelienne qui avait vu les Ruviens transformer ce pays sauvage en un monde civilisé.

Adaulva, perclus d'effroi et de peur,
Vit surgir cent milliers d'assaillants.
A la vue des légions de l'Empereur,
Moururent les espoirs d'un roi impuissant.

Glaives et boucliers tonnèrent leur sinistre clameur,
Noyant l'ennemi dans des rivières de sang.
La fin du jour résonna des cris des vainqueurs,
Levant l'Aigle impérial sous le soleil couchant.

- Je le comprends bien mieux que tu ne le penses, Marius.

Cette argumentation selon laquelle elle est une femme et ne comprend donc strictement rien aux rouages de la politique est, hélas, un lieu commun répandu dans toutes les couches de cette société. Elle ne s’en offusque pas. Question d’habitude. Cela étant, ce même lieu commun, ce stéréotype est très précisément sa meilleure couverture. Qui pourrait en effet soupçonner ce qui se trame dans cette jolie tête surplombant un corps pourvu de toutes les grâces ? Qui pourrait deviner que, sous les apprêts, les voiles et les jolies tenues frivoles, se cache un esprit vif et observateur ? Personne. Parce qu’elle a une paire de seins. Et de jolies tenues légères. Il n’est pas besoin de se cacher derrière un mur pour être invisible. Un voile affriolant suffit. Comme aujourd’hui.

Elle toise Barbatus sans la moindre animosité mais l’amabilité n’est pas plus au rendez-vous. Pour la jeune femme, impossible de s’y tromper, elle a affaire à un guerrier viril, l’exemple même de l’homme omnipotent qui doit certainement traiter ses femmes comme de la marchandise ou des objets…ce qui revient au même. Même si elle admet qu’il est plutôt bien bâti pour un homme de son âge, elle ne peut s’empêcher de soupirer légèrement, tout en regardant ailleurs. Il n’y a aucune grâce dans ces traits-là. Aucune élégance dans ces manières rustres de militaire. Aucune sympathie dans ce regard. Rien pour plaire. Mais bon…entre lui et le vieux pétomane…

- Allons donc…Impossible de se tromper. Encore un homme avec un grand H et un questeur avec un petit q. La soirée va être longue…, pensa-t-elle, sans cesser de sourire.

Elle ne peut cependant retenir un rire légèrement moqueur à la dernière question de Marius. Se drapant de toute sa dignité, elle s’éloigne, alors qu’Hémigomphe revient. Elle s’arrête toutefois à hauteur de l’invité et murmure, tout en replaçant une boucle de sa longue chevelure blonde :

- La pluie s’est chargée de me montrer ce que tu caches. Je ne suis pas plus impressionnée que cela et cela ne m’empêchera pas de dormir cette nuit. Hémigomphe se chargera de te rendre présentable. A tout à l’heure Marius.

Elle a rendu coup pour coup, elle est satisfaite.

C’est donc tout sourire que la jeune femme se présente enfin devant sa famille, prenant place sur sa banquette, saluant tout le monde, son père en premier.

- Pardonne mon retard, Père. Le Questeur était en difficulté, je l’ai laissé avec Hémigomphe après lui avoir donné de quoi se sécher. Il va se joindre à nous sous peu, je présume.

Oui, autant annoncer les choses d’emblée et ne pas laisser à Marius ou Hémigomphe le plaisir de la mettre dans l’embarras. Son regard est enfin attiré par le musicien, à défaut d’avoir été charmée par son chant. Honoria inspire longuement avant de regarder Manius et de lui décocher un discret clin d’œil. Elle ne dira rien de plus. Cela étant, son sourire amusé parlera pour elle.

Les échanges avaient été des plus houleux entre le questeur et la fille du prêteur, même si tout deux avaient gardé durant l'exercice verbal une certaine forme de convenance. Si la plantureuse blonde rendit coup sur coup les répliques de son aîné, elle avait cet air arrogant qui agaçait le citoyen Tullius. Ce sourire accroché en tout circonstance à ses lèvres démontrait tout autant l'assurance de la jeune femme comme son caractère condescendant, en tout cas de l'avis du ruvien qui lui faisait face.

Ainsi donc son entrée au sein du domus de Sicinius n'avait rien eu de classic. Si la pluie l'avait déjà dépourvu d'une arrivée tout en prestence, cette confrontation avec la fille de son hôte venait achever une entrée en matière difficile dont se serait bien passé le magistrat. Alors qu'il répondit à la prise de congé d'Honoria par un simple sourire qui n'avait rien d'une marque de connivence, Tullius reporta son attention sur Hémigomphe, en charge de le rendre présentable, avant de profiter d'un instant de quiétude afin de se changer et de préparer sa future prestation devant l'influent personnage de la cité d'Edelmia.

Ce fut quelques minutes après l'apparition de la fille du prêteur que l'invitée de marque de ce dernier se presenta dans la vaste salle pourvue de banquette. L'endroit était accueillant et Primo avait même rendu le lieu plus chaleureux encore avec la présence d'un musicien venant diffusé dans l'atmosphère une mélodie propice à la bienséance. L'artiste a la lyre œuvrait avec une certaine sobriété alors que le questeur salua ses hôtes les uns après les autres, finissant bien entendu par s'exprimer devant la patriarche.

- Avé Primo. Tu m'excusera de t'avoir fait attendre toi et ta famille, seulement avec ce déluge au dehors, ta domesticité avait a cœur de me rendre plus présentable. Et d'ailleurs, ta ravissante fille pourra t'en attester, j'en pèse mes mots. Je te remercie en tout cas de ta bienveillance. Avec la participation d'Honoria, nous avons pu trouver de quoi me vêtir convenablement.

Il adressa un fugace regard vers la jeune femme. Ce demi aveux aussi vrai que faux pouvait bien valoir une petite remontrance à cette dernier de la part de son père. Apres tout, n'aurait elle pas dû se trouver au salon depuis un moment déjà ? Cela pouvait donc laisser l'esprit du prêteur s'interroger sur la rencontre entre la chair de sa chair et son semblable à la Curie. Adressant un léger sourire en coin à l'attention de la jeune blonde, elle pouvait il lire derrière l'apparente convenance un parfum de défi... c'était de bonne guerre que lui aussi rendait coup pour coup. Restait à voir la réaction du Haut Magistrat à la tête de ce puissant domus.

Laissant alors volontiers à qui de droit l'inviter à poser son séant sur l'un des lit, Marius Tullius Barbatus renouvela quelques amabilités à l'endroit de l'épouse de Scorpa non sans féliciter le couple quand à être béni des divinités par la présence de leurs descendances par quelques répliques de circonstances se voulant flatteuses a leur endroit. Pompeux dirons certains, classique et nécessaire diront d'autres lorsque l'on rencontre pour la première fois l'ensemble des membres d'une même famille.

« Prends place, Questeur », l'invita Scorpa avec raideur, tout en désignant la banquette réservée à leur invité.

Le préteur était étrangement bougon. L'arrivée tardive d'Honoria l'avait déjà agacé ; son allusion au retard du Questeur, corroborée à présent par les propos de ce dernier, le laissait passablement mal à l'aise. Comprenant que sa fille s'était débrouillée pour accueillir leur invité en tête à tête, Scorpa se torturait les méninges en imaginant ce que ces deux-là s'étaient dit et ce qui s'était passé dans l'ombre des couloirs. Le petit air satisfait d'Honoria et celui faussement innocent du Questeur instillaient le doute dans l'esprit du pater familias, qui éprouvait la désagréable impression que ces deux là se jouaient de lui.

Mais Scorpa était soucieux des apparences. Même ici, dans l'intimité familiale, il se refusait à afficher le scandale ; c'eût été perdre la face devant ses propres enfants. Il ravala donc ses doutes et fit comme s'il n'avait rien entendu. Cela ne l'empêchait pas de jeter, de temps à autre, un regard réprobateur à Honoria, signe qu'il n'était pas dupe de ses petites manigances.

« Marius Tullius Barbatus, je te présente ma famille. Mon épouse, Flavia Veturia Sicinia. Primo Sicinius Scorpa Minor, mon fils aîné et héritier. » Avachi dans sa banquette comme un pacha, le grand dadais bomba le torse en adressant au Questeur un salut des plus relâchés. « Gaius Sicinius Scorpa. Honoria Sicinia, que tu as déjà... et Galla Sicinia. » Il avait omis de présenter Manius, mais ce dernier en avait l'habitude. Dans son coin, le simple d'esprit se rongeait les ongles tout en considérant le plafond avec curiosité.

Le Questeur se montrait charmant. D'un compliment adressé à chacun, l'invité témoignait de sa bonne éducation et de ses bonnes manières, choses si chères aux yeux de Scorpa. Au bout de quelques minutes, ce dernier consentit à se dérider un peu. Comme la conversation oscillait au gré des banalités, Scorpa invita Barbatus à se livrer un peu :

« On dit de toi que tu menais une carrière prometteuse dans la Légion, Marius. Comment en vient-on à troquer le glaive contre les livres de comptes ? »

Tandis que le Questeur était invité à répondre, le fils Scorpa, Primo Minor, jetait à sa sœur Honoria une oeillade mesquine. Profitant de leur proximité, et de ce que la poésie pompeuse du musicien comblait les silences, il lui glissa d'une voix suffisamment basse pour n'être entendu que d'elle seule :

« Eh bien, sœurette, raconte un peu... c'est entre tes cuisses que le Questeur s'était perdu ? »

Son père lui décoche de temps à autre des regards lourds de sens. Nul doute qu’après cette réception, la jeune patricienne va devoir – encore – expliquer ce qu’il s’est produit dans les couloirs à l’abri des regards. Elle en soupire déjà d’ennui et d’habitude. Quitte à être grondée, autant profiter de la soirée, du moins autant qu’il est possible de le faire dans une ambiance pareille.

Il y a des soirs – comme celui-ci – où Honoria envie quelque peu les rares amies qu’elle a le droit de fréquenter. Cela doit faire un bien fou de pouvoir se laisser aller un peu, de rire, de chanter et de danser, de discuter pendant des heures de choses tout à fait futiles, au lieu de rester là, plantée comme un joli radis, sur une banquette rude, en compagnie de faces de carêmes aux faux sourires figés avec pour seule ambiance un musicien qui joue mal et qui chante faux. Et tout ça pour recevoir un homme rustre et primaire, auquel elle n’accorde même pas un regard.

La conversation principale n’occupant une fois de plus que les hommes, tout le reste de la famille a l’esprit qui bat la campagne, en recherche de distraction. Manius ronge ses ongles avant de fourrer ses doigts dans son nez, Galla s’amuse à faire bouger ses jambes de manière ordonnée juste pour voir combien de temps elle est capable de tenir le rythme, Gaïus fait semblant d'écouter son père tout en réprimant un bâillement, Flavia sourit, comme si elle ne pouvait rien faire d’autre de sa vie et Primo Minor…ce petit goujat…glisse des horreurs à l’oreille de sa sœur. Une sœur qui encaisse les paroles sans montrer une seule seconde toute la colère qui l’habite.

Elle a un regard pour le Questeur. Un frisson désagréable parcourt son échine avant qu’elle n’inspire profondément pour répondre sur le même ton, à son cadet :

- Tu penses donc que j’ai une si piètre opinion de moi-même que je couche volontairement avec…cet homme là ?

Son regard glisse vers Primo Minor et elle ajoute, tout sourire :

- Tu as encore des choses à apprendre sur moi. Et sur les femmes de manière générale, petit frère.

Elle soupire et regarde ailleurs, déprimée soudain. Elle donnerait cher pour être loin. Très loin. Et pour crever les yeux de cet insupportable cadet si plein de suffisance.

Pourquoi bouder son plaisir d'instaurer un climat de malaise ? Après tout, la fille aînée du prêteur n'avait-elle pas été arrogante à son endroit, voir un soupçon méprisante ? En un sens il lui rendait la monnaie de sa pièce. Si cette petite insolente pensait qu'elle pouvait se permettre une telle attitude à son encontre sans en payer le prix fort, c'est qu'elle connaissait fort mal le personnage de fils d'usurier. Ainsi, comme il s'y attendait, après son apparition qui succédait de quelques minutes celle de la jeune et ravissante blondinette, ses répliques finirent par créer sans conteste le trouble dans l'esprit du Pater. Ô qu'il aurait aimé se transformer en petite souris pour contempler les futures remontrance de Primo à  l'endroit de sa fille ! Mais cela n'arriverait pas, seulement cette simple pensée auto suffisait son esprit vengeur et revanchard.

Un dernier regard en direction de cette petite peste puis le questeur reprit sa stature d'invité de marque, écoutant religieusement le prêteur qui se pliait aux présentations d'usage. De longs échanges, pleins de banalités suivirent naturellement leurs cours non sans que le questeur observe l'un après l'autre chaque membre de cette famille, chacun d'entre eux ayant leur particularité. C'était étrange comme l'on pouvait avoir un panel si hétéroclite d'individu. On avait presque peine à croire que tous ses enfants étaient né du même moule ! Enfin... de la même semence et du même réceptacle ! Mais c'était peut être là le miracle de la nature humaine ! C'est alors que finalement, Scorpa décida d'en savoir d'avantage sur l'histoire de son invité et sa carrière qui l'avait éloigné des champs de bataille.

- Vois-tu, rien n'est plus important que la famille et je présume que tu sais de quoi je parle. Comme tu le sais, je suis l'héritier des Tullius et cela aurait été une trahison que de ne pas avoir répondu à la requête de mon père. Nos intérêts passent avant nos désirs personnels et je me suis évidemment résolu à faire contre mauvaise fortune, bon coeur. Je ne vais pas pour autant te mentir, troquer le glaive pour les livres, n'a pas été fait de gaieté de cœur, mais finalement, on y trouve certains avantages de citadin aisé...

Dit-il en lui lançant un regard entendu bien que leur carrière respective ne s'y prêtait pas.

- Après tout, j'ai troqué une carrière pour une autre et je n'en ressent aucun regret. Rassure toi, pour autant, je m'efforce de ne pas perdre la main et il me plait aussi de chasser en compagnie de mes chiens.

Primo avait-il eut vent des molosses que comptait en son domus le questeur ? Sans doute.

- Si l'envi te prend de pratiquer cette activité, que dis-je, ce sport, je me ferais une joie de t'y initié à toi ou à l'un des membres de ta famille.

Glissant alors un furtif regard vers l'effrontée demoiselle qui avait fait loucher plus d'un œil dans sa direction quelques jours plus tôt durant le banquet de bienvenu du Procurator de la province d'Oncmelia Minor, Caïus Protero Feles.

- Peut être préfère-tu l'ambiance d'une arène surchauffé, auquel cas je possède de bien belles opportunité depuis je me porte mécène d'une école de gladiateurs.

Avec toutes ces informations là, Tullius pensait avoir fait le tour de la question et ainsi faire comprendre qu'il alliait les intérêts familiaux à son gout pour le sang et la sueur dans une moindre mesure au vu de sa position et de sa fonction à la Curie. Si le surnommé Barbatus repéra au passage la fille de son hote à s'offrir quelques messes basses avec son frère, il n'en releva que la forme car il était bien trop loin pour en capter le contenu.

- Mais j'ai l'impression que ta charmante fille est distraite depuis mon arrivée. Dit-il avant de porter son regard sur Honoria. Ou alors tu voulais nous faire part d'une impression peut-être, d'un avis qui sait ? Je suis certain que ton père et moi seront ravi de l'entendre, tout comme ta mère.

La vengeance était un plat qui se mangeait... froid... et Marius allait le savourer ce plat là, ô oui ! Prise la main dans le sac, comment allait-elle se sortir de cette petite escarmouche du questeur?

Que le Questeur eut renoncé à sa carrière rêvée pour satisfaire les aspirations paternelles, c'était là un beau discours qui ne pouvait que susciter l'approbation de Scorpa. Il devinait, néanmoins, que la chose avait dû coûter au jeune Barbatus, et quand bien même ce dernier s'en défendait, il avait dû en tirer quelque regret. Il n'y avait qu'à voir la passion avec laquelle il évoquait l'art du glaive, comme son attrait pour la chasse et son école de gladiateurs. A vrai dire, Scorpa n'éprouvait aucun goût pour la chasse, pas plus que pour la fréquentation des arènes - ce qui ne l'empêchait pas d'assister aux jeux, par pur sens des convenances puisque ceux-ci étaient dédiés aux dieux. Et comme le Questeur lui parlait de ces choses, Scorpa continuait de hocher la tête, mais avec un moindre enthousiasme. C'est qu'en dépit de ses qualités, Marius Tullius Barbatus restait jeune homme. Il avait la fougue de sa jeunesse, une fougue que Scorpa n'avait jamais eue. Il l'enviait en un sens, parce que lui ne trouvait de plaisir que dans l'étude et les livres, et que ces choses s'accompagnaient forcément d'une grande solitude. Mais cette rigueur lui avait été bien utile. Elle avait été le socle sur lequel il avait pu bâtir sa carrière. Sur quoi reposerait celle de Barbatus ? Saurait-il canaliser son trop plein d'énergie, ou se laisserait-il consumer par le feu qui couvait en lui ? Les jeunes, aujourd'hui, pouvaient se montrer si impatients...

« Il me plairait de visiter ton ludus », mentit Scorpa. « J'ai rarement eu l' occasion de voir des gladiateurs à l'entraînement. »

Il avait avancé cela poliment, avant que le Questeur se mette à apostropher Honoria. Aussitôt reparti sur la défensive, le Préteur se figea, son œil valide se tournant vers sa fille aînée. Qu'avait-elle donc encore fait ? A côté d'elle, cet idiot de Primo Minor affichait une mine goguenarde. Deux paires de claques auraient tôt fait de lui ôter ce sale petit sourire, mais Scorpa n'avait pas envie de faire ça maintenant. Il attendit donc qu'Honoria daigne répondre à la question de leur invité, tout en s'efforçant de contenir un élan de colère.

Honoria aurait probablement du jouer la surprise et la modestie rougissante, comme on le lui demande si souvent. Elle aurait probablement du balbutier des excuses, même si la faute ne lui est pas imputable. Elle aurait du baisser la tête, certainement, face à l’attitude du Questeur, qui semble déterminé à lui faire payer son attitude de tout à l’heure en tentant de distiller le malaise au sein de cette réception et de la prendre en défaut.

Honoria aurait du rester à sa place, sans le moindre doute. Et pourtant…

- Je hais les jeux de sang et les mises à mort inutiles. Je hais la chasse qui est à mon sens un passe-temps parfaitement vain et un vil moyen de se rassurer sur son potentiel de dominateur établi sur des créatures sans défenses. Je déteste les arènes encombrées de gens qui suintent la docilité et la vanité d’assister à une mise à mort orchestrée. Et je ne supporte pas les chiens, ces animaux dressés à obéir sans le moindre discernement. Je leur préfère les chats, insoumis et libres.

Elle n’a pas un regard pour son père en disant cela, elle ne regarde que le Questeur, le teint pâle et les poings serrés sur sa jolie tenue.

- Quant à ce que susurrait mon frère à mon oreille pour tenter de me mettre en difficulté, comme il en a l'habitude, tu seras ravi d’apprendre, Questeur, que Primo s’interrogeait sur tes performances reproductrices entre mes cuisses.

Elle lisse sa tunique d’un geste posé et tranquille.

- Ce à quoi je lui ai répondu que j’ai assez d’estime de moi-même pour ne pas me discréditer à folâtrer dans les couloirs de la maison de mon père.

La patricienne hoche la tête et accroche de son regard inégal le fier Barbatus, en ajoutant :

- Ai-je correctement assouvi ta curiosité, Questeur ?

Primo Sicinius Scorpa ne semblait pas réellement intéressé par la proposition du questeur bien qu'il daigna tout de même lui répondre favorablement. Il manquait cette entrain, cette envie qu'on pouvait discerner dans le fond de l'oeil de son interlocuteur mais là nulle lueur dans le regard de son hôte n'allait en ce sens. Marius devait certainement avoir donné du grain à moudre dans l'esprit de son aîné et cela l'embrassait quelque peu d'etre finalement un objet d'étude afin que l'on se forge un avis sur son personnage. Evidemment, l'héritier de la familleTullius devait s'y accomoder car loin des champs de bataille, l'échiquier était bien plus façonné par des faux semblant et des non dits.

Si le prêteur se montrait d'une grande politesse, il n'en était pas de même pour sa fille qui après avoir été subtilement interpelée par le patricien, déploya avec détermination une forme d'absence de langue de bois qu'on ne lui connaissait pas en publique. Son insolence était donc doublé d'un irrespect à vous couper le souffle. Ne mâchant pas ses mots elle exprima tout son égout pour les passe temps et intérêts de l'invité du jour au domus.

Marius l'a dévisagea de longues secondes durant, mimant sur la fin etre mal à l'aise face à de tels aveux. Primo Scorpa ne serait sans doute pas ravi de constater une telle impolitesse venant de très proches membres de sa famille. D'ailleurs, Marius lui lança un regard presque désolé, navré d'être témoin de ce manque cruel d'éducation.

- Soit certain que ce petit écart ne sera pas relayé auprès de nos semblables. Cela pourrait faire mauvais ragot.

Il reporta alors son regard en direction d'Honoria pour lui servir un sourire faussement amical.

- Il est quelque fois préférable de mentir jeune fille. Sais tu que les mots peuvent être aussi tranchant qu'une lame ? Mon père me l a souvent répété. Pour le reste, nous avons des point de vue différents et je prends naturellement en considérations ta vision des choses même si je ne les partages pas. Et puis, qui sait si nous aurons d'autres occasions pour deviser sur ces sujets, nous n'allons pas débattre de cela en pareils circonstances après tout.

Il avisa le prêteur pour conclure.

- Au moins, ta fille ne manque pas de franchise, ça c'est certain.

La cible n'était en rien le jeune garçon qui avait soufflé des insanités à l'oreille de sa soeur, c'est pour cela qu'il jugea bon de ne pas en prêter intérêt dans cette affaire quelque peu gênante que le patriarche du domus allait sans doute y mettre un terme pour reprendre un conversation sans doute accès encore sur la quête d'un avis réfléchi sur le potentiel allié qu'incarnait Marius Tullius Barbatus. Il s'attendait maintenant à voir comment allait se comporter le pater vis à vis de ces enfants, ce qui en dirait long sur son autorité. A moins que ce ne soit sa femme qui reagisse la première ? A voir avec beaucoup d'attention.

La litanie d'Honoria, froidement assénée à leur invité comme à toute la famille, choqua Scorpa à tel point qu'il en resta bouche bée, au bord du décrochement de mâchoire. Il se figea sur sa banquette, le teint blême, pupilles tremblantes dans leurs iris hagards, et lorsque sa fille osa évoquer son entrecuisse, le Préteur fut saisi d'une quinte de toux. Pendant qu'il accusait le coup, Barbatus fut plus prompt à réagir, et il eut le bon goût de le faire sans rajouter de l'huile sur le feu. De là à dire que la situation allait s'apaiser...

« Les jeux de l'arène sont un art noble », déclara Primo Minor d'un ton péremptoire. « Il est donc logique que ma sœur n'y entende rien.
- Ça suffit, Primo, arrête maintenant », protesta Galla, sourcils froncés en regardant son frère avec dégoût. Elle ne prenait pas toujours le parti de sa grande sœur, mais ce soir, leur frère dépassait vraiment les bornes. « Laisse Honoria tranquille...
- Ah, toi ta gueule, pétasse. C'est pas parce que t'as enfin les nichons qui poussent que tu peux me donner des ordres.
- Mais t'es vraiment trop con », s'écria Galla, dont le rouge montait aux joues. « Je te jure que...
- Ça suffit ! » s'écria leur mère, « Arrêtez ça tout de suite !
- Je déteste cette famille », geignait Galla, les larmes aux yeux, pendant que Primo Minor se moquait d'elle en l'imitant de façon grotesque. « Regarde-le, mère, il fait rien que nous embêter !
- Tu n'as qu'à arrêter de te donner en spectacle », répliqua Primo Minor avec une grande mauvaise foi. « Mais arrête de chialer, tu ne ressemble à rien là ! Arrête, tu nous fais honte devant le Questeur. »

Et ça criait, ça chouinait, ça se donnait des noms d'oiseaux, ça pignait dans tous les sens. Étourdi par ce capharnaüm grotesque, Scorpa était curieusement devenu invisible. Il tentait pourtant d'intervenir, et il fallait qu'il calme tout ce petit monde au plus vite, mais il n'arrivait plus à ouvrir la bouche, et il éprouvait le plus grand mal à se redresser de sa couche. Finalement, comme il parvenait enfin à prendre appui sur ses deux jambes et tentait de se lever, il perdit brusquement l'équilibre et tomba face en avant, allant s'écrouler tout droit sur le Questeur.

La vision de son époux perdant connaissance arracha un hurlement à Flavia.

« Il se meurt ! Au secours ! »

- Le mensonge n’est jamais une solution.

Elle aurait pu mentir, là tout de suite, en prétendant que son frère lui parlait de sa tenue, de Manius qui regarde le plafond en comptant les mouches, de sa dernière sortie dans les rues de la cité. Elle aurait pu dire absolument tout, sauf la vérité. Et cette non vérité, cette entourloupe verbale, ce mensonge aurait encore profité à son cadet, sans certitude que ce dernier n’aurait pas profité de son embarras pour y apporter un cruel démenti en racontant, lui, toute la vérité. Elle sait son frère assez méchant et vindicatif pour orchestrer ce genre de manœuvre. Elle n’a fait, à son sens, que le devancer afin d’apaiser la colère qui gronde d’être une fois de plus reléguée au rang de joli jouet, de simple d’esprit, de petite chose fragile qu’on peut écraser du bout de sa sandale.

Cela étant, cet éclat donne à nouveau le signal, au sein de la villa sicinii, commun à tous les débordements habituels. Murée dans le silence, la jeune patricienne soupire en écoutant son frère, dont le menton est illustrement couvert de trois malheureux poils de barbe qui se font la guerre, asséner des vérités qu’il pense certainement viriles et pleines de sens. Elle a un regard navré pour sa jeune sœur qui goûte, elle aussi, désormais, à la déplaisante habitude de Primo minor consistant à systématiquement rabrouer tout ce qui affiche une paire de seins. Elle a un regard pour sa mère, la douce et presque invisible Flavia qui a autant d’autorité sur ses bouillonnant enfants que le plus fin des voiles pour se protéger de la tempête la plus violente. Et enfin elle observe son père, remarquablement silencieux.

Elle s’était attendue à une sévère mercuriale, a minima. Il n’en est rien. Son père reste là, inactif, à les écouter sans parvenir à se faire entendre. Il ne fait aucun doute qu’après un tel incident, en présence d’un invité, la vie d’Honoria sera encore plus étroitement surveillée. Lorsque son père se relève, elle fronce les sourcils, alors que tous les autres, excepté le Questeur, sont en train de s’invectiver sans retenue, sans même lui prêter la moindre attention.

Ses genoux tremblent.

- …Père ?

Lorsqu’il s’écroulera face à Marius, Honoria sera la première à se précipiter sur lui et à le rejoindre, pour le prendre dans ses bras.

- PÈRE !

Le Prêteur a perdu connaissance. Honoria pâlit et crie, en direction des couloirs :

- HÉMIGOMPHE !!!!! VITE !!! C’EST PÈRE !!!

Elle a un regard totalement désemparé pour Marius. Ce n’est plus le moment de songer à ménager son petit orgueil. Son père est au sol, inconscient. Et par les Dieux, si ce petit crétin de Primo Minor s’avise de seulement ouvrir sa bouche pour lui faire des reproches, elle lui fendra le crâne en deux à coups de lyre.

Là... quoi dire... quoi faire... En une fraction de seconde, ce qui aurait dû être un début de soirée tout à fait banale, bercé par la mondanité et les faux sembles, vira un fiasco, que dis-je, au cauchemar. Il n'aura fallut qu'une seule étincelle, qu'on gratifiera à Primo Minor, pour embraser un salon où aurait dû se tenir toute convivialité d'ordinaire. Sous les yeux hagard, ébahi du question, se tenait une scène surréaliste où les membres de la famille Sicinius se déchirèrent dans un verbiage à peine croyable. Mais, devant un Marius interdit de toute réaction, ce dernier n'était pas au bout de ses peines puisque le pater semblait incapable d'assumer son rôle et reprendre le contrôle d'une situation qui lui échappait. Pire encore, il s'en retrouva bien vite lui aussi au centre d'un incroyable rebondissement !

Si la situation n'avait pas été aussi dramatique, on pourrait pu largement sourire à la vision du prêteur s'écroulant tête la première contre le bas ventre de son invité. Les mauvaises langues se seraient volontiers targués alors d'avoir pu interpréter ce tableau comme un aveux d'homosexualité du si sérieux et redoutable prêteur. Mais voilà, le fait est qu'en réalité, tout portait à croire que l'homme venait d'être frappé par une soudaine crise cardique. Son épouse, Flavia, hurla, très rapidement rejointe par sa fille Honoria, jusque là au centre des querelles familiales. Devant ce drame, Marius aida alors la blonde à allonger au sol son père, croisant naturellement son regard désemparé. Une trêve était de mise et Marius Tullius Barbatus avait la mine sombre et inquiète devant le corps inerte de son hôte.

Une chose était certaine pourtant dans son esprit, certes Primo Minor n'était pas son fils mais si ce dernier s'osa ne serait-ce que prendre avec légèreté la situation dans laquelle il avait envoyer son père, nul doute que le questeur lui ferait ravaler ces imbécillité d'une revers de main au visage. Bon... par contre, en terme de geste de premier secours, Marius n'était peut être pas le mieux placé pour prodiguer de bon conseil, même si il possédait quelques vagues notions de certains gestes qui pouvait sauver la vie en cette situation.

- AÉREZ LA PIECE !!!! ET ECARTEZ VOUS LE PLUS POSSIBLE DE LUI !!!!

Bon et maintenant ? Que pouvait bien faire ce maudit Hémigomphe par tous les Dieux !!!??? Se décidant finalement à retrousser les manches de sa toge, il inspira profondément avant de se placer à genoux à côté de la victime et positionna ses mains l'une sur l'autre. Il appuya de tout son corps sur son thorax et enfonca ses mains en remontant entre chaque compression. En alternance, il invita alors Honoria à effectuer deux insufflations de bouche-à-bouche toutes les 30 pressions avant que Marius ne reprendre le massage cardiaque. Quoi!!!??? Honoria n'allait tout de même pas faire la fine bouche ?

- Mets ton orgueil de coté et fait ce que je te dit.

D'une certaine façon elle embrassait son propre père, certes mais pour une bonne cause, la vie de ce dernier. Mais pour éviter toute félonie de la part du jeune Primo, le regard de Marius cherchait instinctivement à le dissuader de jouer le crétin de service une fois encore.  

La tension était palpable...

Les moments de panique révèlent souvent la nature profonde des uns et des autres. Tandis que le Préteur était étendu au sol, secouru par Honoria et Barbatus, la plupart des membres de la famille brillaient par leur impuissance, incapables de prendre la moindre initiative. Primo Minor s'était tu, le teint aussi blême que son père, peut-être pris d'un fond de culpabilité ; Flavia ne cessait de hurler au secours tandis que l'arrivée d'Hémigomphe se faisait attendre ; Galla geignait et pleurait, et force était d'admettre que son frère n'avait pas tort quand il affirmait qu'ainsi elle ne ressemblait à rien ; Gaius se tenait en retrait tout aussi impuissant, tremblant et inquiet, mais il avait au moins son jeune âge pour excuse à sa passivité.

Tandis que le Questeur s'échinait à écraser le bide du Préteur, Primo Minor haussa un sourcil interloqué devant l'étrange requête qu'il fit à Honoria. Un étonnement partagé par le reste des membres de la famille ; Gaius fit d'ailleurs part de ses doutes à son frère aîné, et quelques murmures discrets s'élevaient du fond de la pièce.

« Pourquoi il veut qu'Honoria embrasse Père ?
- Sûrement un truc de légionnaire.
- Je dirais plutôt de la sorcellerie...
- Mais c'est dégueu !
- La sorcellerie, c'est toujours dégueu. »

C'est le membre le plus inattendu de la fratrie qui vint au secours de sa grande sœur. Manius, le simplet, s'approcha d'eux, l'air vaguement nonchalant, et se saisit du bras inerte de son père. Le regard inexpressif du jeune garçon remonta ensuite sur Barbatus.

« Le cœur bat. Tu vas lui briser les côtes si tu continues, Questeur ; laisse plutôt les dieux faire leur œuvre.
- De quoi tu te mêles, Manius ? Le Questeur sait sûrement mieux que toi », affirma Primo Minor. « Tu n'es pas guérisseur, que je sache.
- La même chose est arrivée à la femme du palefrenier le jour où elle a failli se faire piétiner par un cheval. Elle avait perdu connaissance et elle s'est réveillée toute seule. Il est juste tombé dans les pommes parce qu'il était excédé par vos conneries, c'est tout.
- Dis donc, petit merdeux, tu ferais bien de...
- Regardez, il bouge ! »

En effet, le Préteur commençait à remuer. Ses paupières closes se contractaient, ses poings fermés se resserraient. Son esprit s'agitait : son inconscient diffusait mille images à toute allure, comme un millier de rêves enchaînés en quelques secondes, comme s'il feuilletait les pages du livre de sa vie sans trouver celle qu'il cherchait en particulier. Il entendait des voix autour de lui, lointaines d'abord puis plus proches et plus précises. Comme ses paupières étaient closes et que la mémoire immédiate lui faisait défaut, il se demanda pourquoi il y avait du monde dans sa chambre et pourquoi faisait-on autant de bruit alors qu'il était en train de dormir. Il devait se passer quelque chose. Il ouvrit les yeux, et ne comprit pas tout de suite où il était ni ce qu'il se passait. Il ne comprit pas non plus pourquoi ses côtes étaient si douloureuses ; c'était comme si un éléphant lui avait marché sur le ventre.

Constatant que son père reprenait des couleurs, Primo Minor, soulagé, s'avança. Il écarta le petit Manius d'une bourrade du coude, et gratifia le Questeur d'un sourire plein de reconnaissance. Et comme le Préteur levait vers eux un regard interloqué, l'héritier des Sicinii s'écria :

« Ah, Père, tu avais perdu connaissance ! Nous te croyions mort, et le Questeur t'a sauvé la vie. C'était incroyable ! » Se tournant vers Honoria, il ajouta : « et dire que tu le critiquais... »

Plus tard, ce soir-là...

La soirée avait tourné court après l'incident. Peut-être, finalement, le malaise de Scorpa avait-il eu du bon : le pater familias n'avait pas tardé à congédier tout le monde, à l'exception du Questeur, et le calme, si cher à Scorpa, était revenu dans le salon. Entre-temps, le tardif Hémigomphe était enfin arrivé mais, comme il tentait d'examiner son maître pour s'assurer de sa bonne santé, Scorpa le congédia sèchement. « Je vais bien », assura-t-il d'une voix volontairement forte, car il tenait à donner le change après la triste démonstration de faiblesse et d'impuissance qu'il avait donnée sous les yeux du Questeur.

« Marius Tullius Barbatus, je te suis redevable à deux titres », dit Scorpa après que l'esclave se fut retiré. « Je le suis d'une part, parce que tu m'as porté secours et que je ne me serais peut-être pas réveillé sans ton intervention guidée par la main de Sanaan lui-même. Je le suis également, et surtout, parce que je compte sur toi pour ne jamais évoquer à quiconque ce dont tu as été témoin ce soir. » Son œil valide fixa intensément le Questeur d'un air inquisiteur, tandis que l'autre œil toisait avec la même sévérité la commode à l'autre bout de la pièce. « Mes rivaux à la Curie pourraient arguer que je n'ai nulle autorité sur ma famille, ou que mon malaise est le signe que les dieux m'ont désavoué. J'aurai tôt fait de prouver qu'il n'en est rien, mais je tiens à préserver ma réputation. C'est pourquoi nous sommes liés par ce secret, Marius, et par ce service que je te demande. » Son visage jusque là austère se dérida quelque peu, l'ombre d'un sourire se dessinant aux coins de ses lèvres, mais son regard restait le même. « Sache que Primo Sicinius Scorpa n'oublie jamais ce qu'il doit et à qui il le doit. »

Les événements, aussi surréalistes fussent-ils avaient dévoiler une forme de faiblesse, un désarrois des plus total chez le patriarche du domus Sicinius. L'on pouvait l'affirmer, les Dieux venaient en quelque sorte de mettre à l'épreuve Primo. Un drame venait d'être évité de justesse et malgres la maladresse et l'inexpérience du questeur qui avait précipitamment jugé son homologue a la Curie prit d'un arrêt cardiaque, la mort prématurée du magistrat avait été évité.

Contre toute attente, le fils, Primo Junior, semblait soutenir Marius alors que son père se réveillait enfin. Et si Manius était enfin sorti de sa bulle pour avertir l'invité de son erreur, la situation s'était à la grande joie de tous, éclairci. Primo Scorpa avait eu un malaise, rien de plus rien de moins, mais tout ceci aurait pu être évité si les enfants de ce dernier avaient su tenir leur langue et ne pas se quereller dans un moment qui aurait dû être béni sous le signe de la convivialité.

Il n'était pas nécessaire de revenir sur certains détails et alors que le prêteur avait recouvré ses esprits, il congédia, plus tard dans la soirée, l'ensemble des membres de sa famille pour ne profiter que d'un tête à tête avec son semblable à la magistrature d'Edelmia. Marius Tullius Barbatus mesurait évidemment la gravité de la situation et en patricien averti, il savait que Scorpa allait vouloir que ce tragique événement ne puisse sortir d'entre les murs de son domus.

Ainsi, l'homme à la charge d'une haute fonction dans ca cité, requiera toute la discrétion de cette affaire de la part de son invité. Il lui était peut-être redevable, mais son air inquisiteur et sévère ne laissait place au doute. Loin pourtant de s'en trouver menacer, le questeur prit quelques instants pour mesurer ses marges de manœuvres. Apres tout, il avait à faire à un individu plus influent encore que lui a la Curie. S'en faire un ennemi semblait pour l'heure une perspective aussi dangereuse qu'irréfléchi. Qui puis est, il avait contre toute attente l'opportunité de s'en faire un allié de poids sans même avoir eu à prouver sa valeur, une aubaine dirons certains.

Acquiescant d'un hochement de tête, tout en s'interdisant d'interrompre Scorpa, Marius ne pouvait que trop comprendre son alter égo, la réputation etait une chose qu'il fallait entretenir et cet événement pouvait fragiliser le personnage qu'incarnait le prêteur. Marius était devant un choix, deux possibilités s'offraient à lui, chacune d'entre elle pouvait lui être profitable. Si l'altruisme et la fougue pouvait l'inciter à nuire à Primo Scorpa, la raison l'en dissuada, sachant qu'il pourrait y gagner à court terme.

La mine solennel, il fini par répondre dans ce salon à présent vide d'une atmosphère malsaine.

- Ces événements ne quitterons pas tes murs Primo, je t'en fais la promesse, mais tu te doute qu'en effet, il te faudra me donner le change. Ce qu'il vient malheureusement de se passer, nombre de curistes en auraient profité pour te mettre à terre, mais je ne fais pas parti de tes détracteurs et pas tant que tu sera me prouver que tu tient d'un main de maître ta magistrature.

Il prit un instant pour peser les mots qu'il allait ensuite laisser filer d'entre ses lèvres.

- Je n'ai pas à juger de ce qui vient de se dérouler. Mais si tu as besoin de mon concours pour remettre un semblant d'ordre dans ta succession, tu peux compter sur moi. Ton fils, Primo Junior et ta fille, Honoria, doivent être... je le craint, séparé. Ils sont source de grand maux pour toi. Et si je compte garder le secret, j'aimerais ne pas être informé un matin de ton trépas suite à une situation semblable, alors je n'aurais pu profiter de mon silence.

L'avisant d'un regard perçant et entendu, il acheva, alors que tour portait à croire qu'il attendait évidemment le change car rien n'était gratuit en ce monde.

- Mon père n'a pas érigé son empire en tant que prêteur uniquement sur des bonnes intentions ni sur des promesses, mais bien sur le change et l'appropriation d'intérêts certains. Biensure, je serais enclin à te laisser prendre du recul et m'offrir tes gages de confiance le moment opportun. Apres tout, il serait inconvenant d'évoquer certaines choses après ce qu'il s'est passé en ton domus. Et puis... je suis venu justement pour que nous nous entretenions quant à une possible... union d'intérêt ?

La sagesse semblait l'emporter, Marius ne voulait mettre aucun couteau sous la gorge à son semblable pour ainsi sceller sur le champ le secret qui entourait sa santé et son manque d'autorité familial. D'ailleurs, Marius avait quelques idées à soumettre à ce sujet, mais cela aurait été inconvenant d'en parler, la situation etait déjà bien assez embarrassante.

Scorpa était un homme de principes, et il croyait fermement que cela le plaçait au-dessus de la moyenne des hommes. Il lui plaisait de croire que sa vision de la politique était vertueuse, et qu'il se tenait loin des petites manigances mesquines et des jeux de dupes qui émaillaient le quotidien de la Curie. Sa prétendue probité n'engageait que ceux qui voulaient bien y croire, mais l'intéressé y tenait beaucoup. A ses yeux, échanger un service contre un autre était indigne d'un Curiate ; il en donnait et en recevait, mais cela ne devait jamais s'apparenter à un marchandage, quand bien même la finalité était la même. Ainsi, comme il exposait sa faiblesse à Barbatus en se posant comme son débiteur, c'était à sa noblesse d'âme que Scorpa faisait appel. C'était une manière de sonder la nature de son commensal et de lui témoigner sa confiance, un peu comme d'aventurer la main entre les crocs d'un énorme chien. Serait-il docile, ou enragé ?

Or, voilà que, plutôt que de prendre la main tendue par le Préteur et se contenter de sa gratitude, le Questeur réclamait. « Il faudra me donner le change. » C'était tout juste s'il ne faisait pas planer la menace. Dans la bouche de Barbatus, le pacte d'amitié proposé par le Préteur se muait en un vulgaire marchandage de bas étage, une entraide de circonstance qu'il aurait tôt fait de fouler au pied dès lors qu'il entreverrait un meilleur parti. Le regard de Scorpa s'assombrit sous le coup de la déception. La déception et une pointe de colère. Gages, profits, intérêts, tu n'as que ces mots à la bouche ; qu'attendre d'autre du fils d'un usurier ? Au vrai, il aurait dû s'y attendre. C'était peut-être cela qui le décevait le plus : derrière le masque, Barbatus était exactement ce que Scorpa craignait de découvrir. Un vulgaire arriviste comme les autres qui, du haut de ses trente ans, était aussi riche en ambition que pauvre en convictions.

La Curie était pleine d'hommes comme lui. Las ! Peut-être fallait-il blâmer la jeunesse ; après tout, les deux hommes n'étaient pas de la même génération, et peut-être le jeune Questeur était-il encore le jouet de ses pulsions juvéniles. Il serait fort inspiré de s'en débarrasser dans les plus brefs délais.

« Précise ta pensée, Questeur », murmura Scorpa, les épaules raides et la mâchoire un peu crispée. Il ne dit rien de la déception qu'il avait ressenti à l'écoute des paroles de Barbatus, mais son regard sombre était éloquent, tout comme la moue agacée qui avait succédé à son fantôme de sourire. « En quoi consiste-t-elle, au juste, cette union d'intérêt que tu appelles de tes vœux ? Il me plairait de le savoir. »

Son discours pouvait certainement faire grincer des dents et il était presque folie que d'avancer de tels propos face à une personnalité bien tranché qui se trouvait être le prêteur d'Edelmia. Pourtant, malgré les apparences Marius ne voulait se montrer aussi opportuniste que semblait peut-être le croire son hôte. La mâchoire crispée de Primo Sicinius était un indice révélateur d'une certaine forme de divergence et d'ailleurs ce dernier l'interrogea derechef quand à ses prétendus souhaits d'alliances.

S'il était peu commun de porter la barbe, il l'était encore moins de la lisser entre ses doigts en prenant une mine plutôt dubitative. Son regard bleu acier se posa alors sur le magistrat qui lui faisait face, une lueur déterminée s'en échappant.

- Je n'ai pas ton expérience et je n'ai pas la prétention de te dire ce qui serait bon ou mauvais à faire, mais ce que je sais, c'est que notre univers n'est pas figé. Dans la légion, nous nous batons avec honneur et respect, mais à la Curie, j'y est découvert tout le vice de l'homme et ses coups bas. Il est une évidence que les magistratures sont prisées et l'on peu bien être le plus juste dans sa fonction, cela ne fait pas de nous des patriciens au dessus de toute menace.

Il peut une pose, laissant Primo Scorpa digerer le debut de son allocution avant de rajouter.

- Je n'ai pas pour prétention de briguer quelques plus hautes fonctions, mais j'ai bien l'intention de conserver ma magistrature et j'en suis convaincu, toi aussi. Et nous savons tout deux que chaque changement en ce sens peu ralentir la prospérité et l'évolution de notre cité. Certains rouages ne doivent pas être mit en périls, alors je crois judicieux de nous prémunir de certaines menaces d'une commune manière profitable.

Il tournait autour du pot sans vraiment aller à l'essentiel ce qui risquait d'agacer le prêteur, alors il fallait frapper fort et sans attendre, même si déjà Marius regrettait l'idée apres l'amer expérience qu'il avait vécu un peu plus tôt dans la soirée.

- Comme tu le sais, je n'ai pas le moindre anneau à mes mains. Il y a bien des partis qui me convoitent et comment les brimer après tout ? Je serais enclin à sacrifier toute surenchère de ces prétendantes pour prendre la main de l'une de tes filles deux filles.

Célibataire, à la tête d'une petite fortune, magistrat de fonction et... bel étalon qui pourrait donc offrir de vigoureux héritiers, sans prétention aucune (^^), Marius jouait sur la fibre sacrificiel afin d'atténuer la sensation que pouvait se faire Scorpa à l'écoute de ses précédentes interventions.

- N'y voit pas d'opportunisme mais bien de l'altruisme, Primo. Une alliance familiale devrait pouvoir nous être profitable et faire taire d'éventuels détracteurs. Entend bien la concession que cela implique pour ma part.

Un arriviste pouvait il s'offrir un tel discours ? La famille d'usuriers possédait elle aussi une solide réputation, cette proposition était donc affaire de préservation de positions d'influence, ni plus ni moins. Mais allait il trouver l'approbation de ce personnage singulier qui se trouvait en face de lui ? Rien n'était certain.