Petits arrangements entre amis [Marius & Honoria]

Sans se départir de sa mine renfrognée, Scorpa prêtait au Questeur une oreille attentive. Il était délicat de déceler la vérité et le mensonge dans les mots d'un jeune homme si changeant. Quelques instants plus tôt, Marius jouait les intrigants decomplexés ; désormais, il enrobait sa perfidie de bonnes intentions. Il dénonçait le vice et la tromperie, et tout ce que les patriciens pouvaient user de coups bas pour s'accaparer un peu de pouvoir ; ce faisant, il se justifiait d'en faire autant, mais lui, bien sûr, à l'en croire, il en usait à bon escient, parce que ses intentions étaient nobles... Ce n'était, finalement, que de la légitime défense ! Scorpa n'était dupe de rien, mais il ne broncha pas, pas plus qu'il n'interrompit son commensal. Il voulait l'entendre jusqu'au bout, et même s'il aurait aimé que Marius précise la nature des menaces qu'il espérait leur éviter à tous les deux, il attendait impatiemment que le jeune Questeur en vienne au fait.

Or, on y venait. Dévoilant enfin ce qu'il voulait, Marius se tut, laissant la parole à un Scorpa qui resta un moment silencieux. Derrière le regard impassible du Préteur se jouait une sorte de duel moral entre deux parts de lui-même. La proposition lui inspirait tout autant de haine, de répulsion, qu'un sentiment de satisfaction. C'était la chair de sa chair que Marius réclamait comme l'on négocierait le prix d'une vulgaire truite sur l'étal d'un pêcheur. Il avait si peu de respect pour ses filles qu'il ne daignait même pas choisir entre les deux. Et en même temps... en même temps, si Scorpa l'avait fait venir ce soir, c'était précisément pour étudier l'opportunité d'une telle alliance. Si Marius l'avait compris, alors il était au moins doué d'une certaine jugeote.

« Tu as fait la connaissance de mes filles ce soir », lança finalement Scorpa, brisant enfin le silence. « Honoria n'a pas mâché ses mots à ton endroit, quant à Galla, du haut de son jeune âge, elle semble déjà bien engagée pour devenir aussi opiniâtre que son aînée. Les dieux m'en soient témoins, je n'ai rien d'un père laxiste, Marius. » La chose lui tenant à cœur, il insista bien : « il n'y a rien, rien de laxiste chez moi, rien de rien. J'ai très tôt pris sur moi de tuer dans l'œuf le premier signe de rébellion, la plus petite étincelle de deviance chez chacun de mes enfants. A la réflexion, peut-être ai-je été strict trop tôt, et trop souvent. Les dieux se sont joués de moi, tant et si bien que chacune de mes tentatives n'a fait que pousser ma progéniture dans le sens contraire à celui auquel j'aspirais pour elle. » Malgré lui, il émit un petit rire aigre. « Tu as vu mes filles ce soir, disais-je. Tu les as vues, bavardes, indisciplinées et franches. Et pourtant, cela ne t'a pas fait changer d'avis. Tu penses réussir là où j'ai échoué ? »

Sonder les pensées du prêteur était une mission impossible tant ce vieux briscard de Curie s'était façonné une personnalité complexe et inexpressive par moment. Pourtant, Marius n'avait plus le choix que de se lancer dans cette bataille quelque peu complexe et sortie des chemin battu. Si de nature, le questeur se montrait prudent, force est de constater qu'après les événements de ce début de soirée, il n'avait plus le choix que de se montrer audacieux et un tant soit peu imprudent.

Il avait donc lancé une sorte de pavé dans la marre, proposant une alliance de circonstance au haut magistrat d'Edelmia afin de consolider sa position dans cette capitale provinciale. En un sens, sa proposition avait du caractère, on ne pouvait lui enlever une certaine forme d'opportunisme à intérêt commun. Seulement voilà, rien n'était gagné ni joué d'avance, surtout pas face à cet illustre individu, même après une marque de faiblesse affiché vis à vis de sa progéniture. Conscient qu'il initiait un marchandage qui aurait pu faire bondir nombre de patriciens, évaluant de fait la chair comme un vulgaire objet, Marius s'en trouvait résolu à attendre le verdict et la réaction de Scorpa qui pouvait très bien être sans appel et le mettre quelque peu en difficulté quand à la suite de leur relation.

Mais finalement son audace ne se solda pas pas un rejet catégorique. Et après avoir fait aveux d'échec quand à ses méthodes pour discipliner ses filles, le prêteur semblait bien surprit et curieux de constater que son homologue n'avait pas réviser ses perspectives aux vues des tumultes qui avait causer les déboires physique du patriarche.

- Je crois que personne ne niera que tu est tout sauf laxiste. Mais il est vrai que certaines choses peuvent nous échapper malgré tout nos efforts. Ma carrière pourrait laisser à penser que je serais aussi strict mais mon père m'a enseigné quelques préceptes forts utile. D'ailleurs, sa réputation d'usurier le prouve... il faut savoir user d'une main de fer dans un gant de velours. Il s'interrompit quelques secondes pour aviser Primo d'un regard entendu avant de poursuivre. Je ne prétend pas pouvoir réussir là où tu as pu échouer, loin sans faux, mais je suis loin de refuser les défis lorsqu'ils se présent à moi, aussi difficile soient-ils.

Il posa une main à son menton, commençant alors à lisser sa barbe pensivement. Deux choix s'offrait à lui, même si pour l'heure, son acolyte ne lui en émettait aucunement la proposition. Alors, il fallait s'évertuer à analyser la situation au regard d'un prêteur qui ne semblait pas avoir fermer la porte à cette proposition.

- Galla est encore jeune et sans doute que la tâche serait moins complexe à réaliser. Je gage qu'elle est plus influencée par sa soeur qu'elle n'a choisit elle même de te faire l'affront de ton éducation. Comme à pu l'évoquer ton fils, maladroitement, son corps de femme se développe et naturellement elle se cherche. Etait-il dans le vrai ? Scorpa serait-il enclin à rejoindre sa pensée ? Rien n'était moins sûre. Il prit ensuite un ton tout aussi solennel, mais avec un parfum un peu plus léger. Quand à Honoria, c'est bien là où le défi serait le plus de taille à relever! C'est une femme maintenant et je présume que sa cage dorée l'étouffe. Je crois possible de lui laisser une forme de liberté toute mesurée bien entendu. Elle reste certes une femme, mais la bercer d'illusions pourrait bien adoucir son caractère. Il leva les mains comme pour indiquer au magistrat qu'il était seul juge de sa prise d’initiative. Tu as en tout cas deux filles de caractère et il n'y a rien d'anodin à cela j'en suis convaincu et je puis croire que malgré les apparences, ceci est tout à ton honneur. Reste à savoir, si ma proposition te sied, laquelle serait plus à même de servir nos intérêts...

Si Scorpa ne pouvait s'assurer de la sincérité du Questeur, une phrase en particulier semblait authentique et en disait long sur la personnalité du jeune patricien qui aspirait à devenir son gendre. Si Marius souhaitait épouser Honoria - laquelle, des deux sœurs, semblait implicitement être sa préférence - c'était par défi. Peut-être l'attitude d'Honoria au cours du repas en avait-elle été l'élément déclencheur. Elle lui avait tenu tête, l'avait villipendé devant témoins ; en faisant d'elle son épouse et en se promettant de la faire rentrer dans le rang, Marius cherchait à laver l'affront, à réconforter son amour-propre. Un bref instant, Scorpa se demanda si Honoria ne l'avait pas fait exprès. Elle se serait jouée d'eux, les amenant très précisément là où elle les attendait, pour nourrir quelque dessein qui échappait encore à la conscience du Préteur. Non, impossible, jugea-t-il, sa fille avait ses travers, mais elle n'était pas fourbe à ce point. Absolument impossible. Et puis, un tel niveau d'intrigue était digne des Curiates les plus rusés ; Scorpa voyait mal comment une jeune femme parviendrait à ce point à les duper, fusse-t-elle la chair de sa chair.

« En politique, les alliances se font et se défont, Marius. Les amitiés suivent le sens du vent et poursuivent leur route avec lui. Il ne reste, à la fin, que la famille. La famille, c'est le dernier cercle, le seul qui demeure lorsque tout le reste s'effondre. Il ne devrait jamais y avoir de conflit au sein d'une famille. »

Il marqua une pause à l'issue de ces propos qui, en-dehors de l'esthétique, ne présentaient pas grand intérêt. Il se remémorait un temps qui ne lui semblait pas si vieux, et qui commençait pourtant à l'être. La vie file si vite. Son mariage à lui remontait à presque vingt ans auparavant. J'étais Questeur d'Edelmia à l'époque, crut-il se rappeler, avant de rectifier pour lui-même : non, non, je ne l'étais pas encore, et, le front plissé, il cherchait à remettre de l'ordre dans le fil des événements passés. C'était à Telioprate. J'y ai rencontré cet imbécile de Corvus, et j'ai épousé Flavia. La Questure d'Edelmia, je l'ai eue après. Malgré lui, il sourit, presque nostalgique. Il était, en ce temps-là, plein de rêves ; il aurait conquis le monde, si cela nécessitait pas de porter le glaive.

« J'avais à peu près ton âge lorsque je me suis marié », finit-il par confier à son commensal. « Mon beau-père, Flavius Veturio Corvus, n'était pas l'un des grands pontes de la Curie, quant à moi, ma famille avait connu quelques revers de fortune, et je démarrai dans la vie sans appuis, seulement riche d'un nom qui avait perdu son lustre d'antan. »

Scorpa, tout à coup, se révélait bavard, et comme si son goût soudain pour la discussion lui avait donné soif, il se saisit d'un pichet de vin et remplit lui-même deux coupes. Il en tendit une au Questeur, tandis qu'il se rasseyait sur sa banquette.

« Lorsque j'épousai la fille de Corvus, je me figurai que nous grimperions les marches côte à côte. Les années suivantes, je me découvris n'être qu'un faire-valoir. J'étais l'instrument de sa propre réussite, et tandis qu'il briguait les plus hautes magistratures, je me trouvai cantonné à la Questure. J'ai compris, trop tard, que je m'étais lié à un flagorneur et un menteur. Oh, j'aurais pu m'accommoder du rôle de second couteau, là n'était pas le problème ; mais Corvus ne tenait ses promesses à l'égard de personne, et les convictions que nous partagions au départ, il les a trahies elles aussi. Il n'hésitait pas à passer des accords dans le feutré avec ces maudits Populares, au mépris de tout ce que nous nous étions jurés de défendre.

Cette trahison m'a profondément blessé. J'avais offert ma loyauté à un homme indigne de la recevoir. J'avais lié mon nom à celui d'un tartuffe, et aujourd'hui, mes propres enfants, tout comme les tiens si tu devais devenir mon gendre, ont hérité de son sang vicié par la duplicité tout autant que du mien. Cela m'a longtemps dégoûté de la politique. Je me suis tenu à l'écart de la Curie, Marius, pendant des années. Assistant impuissant à l'avilissement de notre société sous la férule des Populares, qui veulent livrer à la plèbe ce que nos ancêtres à nous ont bâti. Jusqu'à ce que je n'en puisse plus. Ce sont nos familles, Marius, qui ont élevé les pierres d'Edelmia. Les Acilii, les Sevinii, ils n'en ont que faire ; ils flattent cette plèbe grouillante aux mœurs débridées, ce bas peuple à peine plus éduqué que des Anguses. Ils lui susurrent des choses dangereuses, ils laissent entendre aux marchands de poisson, aux vaniers et aux tanneurs, qu'ils devraient avoir le droit de prendre part à la vie de la cité. Ils veulent s'attacher l'affection des masses pour mieux les retourner contre nous, le jour où ils en auront assez de partager le pouvoir à la Curie. Ces gens-là, Marius, veulent une couronne sur leurs têtes, et voir les nôtres au bout d'une pique. » Une vilaine grimace tordit les traits du Préteur, tandis qu'il contemplait le fond pourpre de sa coupe de vin. « Je m'efforce de saper leur influence et de contrer leurs vils décrets, mais cela ne suffira pas, je le crains. Pas tant que les Populares contrôlent la plus haute magistrature, et que nous ne savons à quoi nous en tenir avec ce nouveau Procurateur. »

Marius avait-il su convaincre à travers son plaidoyer le prêteur ? La réaction de ce dernier allait sans doute être des plus décisive quand à la suite de la soirée qui prenait lentement un parfum plus politicien. Et il fallait bien l'avouer, ce qu'il entendit quitter la bouche de Primo Scorpa le surprit à bien des égards. Le Haut magistrat semblait se laisser guider par une succession d'aveux à la fois intimement liés au cadre familiale qu'à l'univers professionnel.

À aucun moment le questeur s'osa à l'interrompre et de facto les différents énoncés de son interlocuteur s'en relevaient être une mine d'informations et d'enseignements. Marius s'en trouvait quelque peu privilégié par la tournure des événements et il n'était plus permis de faire la moindre erreur. Pour bien des raisons, Primo Scorpa s'en trouvait inquiet et ce par des mésaventures personnelles qui conjuguées à l'évolution de la sphère d'influence locale, l'amenait à craindre pour les pilier de la société ruvienne et plus particulièrement locale qui mettait en périls tout les acquis et les efforts de leurs aïeux.

Acquiescant ponctuellement par de bref hochements de tête, le questeur analysait, réfléchissait et adaptait mentalement sa future réaction face aux déclarations solennels de son hôte. Coupe de vin dans une main, il n'en posa qu'épisodiquement les lèvres, soucieux de ne pas voir altérer son jugement et sa prochaine prestation par l'ivresse dûe a la consommation d'alcool.

- J'entends bien tout ce que tu dis Primo et je partage une grande partie de ton inquiétude. C'est pourquoi une alliance peut nous aider à surmonter ces épreuves. Les Populares fragilisent nos institutions et il est nécessaire de tempérer leur influence. Pour le reste, je ne suis pas ton beau-père, ma famille n'est pas sur le déclin, loin de là et je ne vais pas profiter de ta position pour aspirer à quelques magistratures plus... enviable. Mon erreur serait de me projeter trop hâtivement dans quelques évolutions de carrière, il y a un temps pour tout et je n'aurais certainement pas les épaules pour faire face à des obligations de plus grandes ampleur, je manque d'expérience et il serait une insulte à ton endroit de prétendre le contraire.

Il l'avis d'un regard entendu avant de reprendre.

- Tu me diras, ce ne sont que des mots et les mots s'envolent alors que les écrits restent, c'est ce que mon père m'a rabâché à longueur de temps et c'est tout à son honneur. Si tu veux que nous trouvions un accord, j'imagine donc que tu as tes conditions, comme dans tout accord tacite. Edelmia est à un tournant de son histoire et comme je te l'ai dis, je pourrais aisément chiner à la recherche d'un parti plus profitable, pécunièrement ou influencièrement parlant, mais je suis bel et bien là devant toi pour renouveler ma proposition de prendre une de tes filles comme épouse et préserver nos intérêts tout comme ceux de nos ancêtres qui ont su bâtir la cité dans laquelle nous vivons et que nous espérons voir continuer à prospérer.

Faisant le parti prit de laisser Primo exposer ces conditions, le questeur pouvait ainsi adapter ensuite ces propres exigences, car évidemment il en aurait certainement mais il préférait avoir la possibilité de s'adapter, surtout face à un tel personnage dont personne ne remettait en cause sa réputation aussi affirmée soit-elle.

« Ce que j'attends de toi est on ne peut plus simple, Marius. De la franchise. Voilà ce que je veux. »

Scorpa avait énoncé cette exigence d'un ton un peu sec, fixant de son bon œil l'homme qui deviendrait peut-être son gendre. Si la chose devait se faire, il ne voulait plus de faux semblant, plus de déclaration grandiloquente creuse ; rien que la pure et simple vérité.

« Jusqu'à présent, tu as su tracer ton chemin à la Curie en veillant à te faire le moins d'ennemis possible ; j'en comprends le besoin, tu étais jeune et sans expérience, mais cela ne peut durer indéfiniment. Si tu épouses l'une de mes filles, ton ralliement à nos idéaux ne doit laisser aucun doute dans l'esprit de personne. » Se redressant sur sa banquette, il pointa un doigt inquisiteur vers son commensal. « Je veux que tu sièges avec les Optimates, et que tu joignes ta voix à la nôtre en t'opposant clairement à la politique du Tribun Acilius. Tu deviendras une cible pour les Populares, mais la haine de ces gens est un marqueur d'honneur. »

Le prêteur était un homme au tempérament bien trempé et Marius s'attendait donc à ce que les échanges se durcissent et s'écourtent le temps que l'affaire, qui l'avait incité à braver les éléments climatiques pour se rendre au domus de primo, ne trouve une issue favorable. Très rapidement, ne se formalisant pas sur le long plaidoyer du questeur, Primo annonça sèchement ses conditions et ainsi éviter tout malentendu quand à ces besoins et intentions s'il accordait la main de sa fille aînée.

Réclamant de la franchise à son endroit, Sicinius exposa donc ce qu'il attendait d'un futur gendre, non sans dévoiler et rappeler à son interlocuteur qu'il était révolu le temps de ne pas se faire d'ennemis et de fait de s'acoquiner avec toute une partie des strasse de la Curie quelqu'en soit le bord politique. Il devait donc embrasser les idéaux du prêteur donc de sa famille, de plus, il exigeait sa présence sur les bancs des Optimates et ainsi affirmer son bord politique de conservateur. Il voulait lui faire croire également que la haine de ces opposants en serait un honneur, à ce sujet, Marius était bien plus réservé à l'entendre. Le questeur devait donc rapidement se position et ne montrer aucune forme d'hésitation, ainsi après avoir quelques secondes lisser sa barbe, il toisa avec une certaine assurance le haut magistrat.

- Je te l'accorde, il va s'en dire que notre affaire sera un tournant dans ma vie. J'entend tes arguments et le choix qui m'est fait. Donne moi la main d'Honoria et j'incarnerais le gendre que tu te dois d'avoir. Ton expérience me sera profitable, j'en suis certain et je saurais préserver tes intérêts qui seront nôtre. Ta fille en sera le pilier de notre entente et je l'espère, nos descendants. Même si, j'imagine qu'il y aura fort à faire pour dompter cette fougueuse et somptueuse jeune femme.

Il se redressa à son tour, s'approchant de son interlocuteur. Dans son regard, nul fourberie, seulement de la détermination.

Comme Marius l'assurait de ses bonnes intentions, l'œil inquisiteur du Préteur cherchait à déceler dans le regard de son commensal la bonne foi de la mauvaise. Le Questeur avait cédé à ses exigences, et s'il nourrissait en son for intérieur quelque hésitation, Scorpa ne le remarqua pas. Il était satisfait de la tournure que prenait leur conversation : ne venait-il pas de rallier à sa faction un jeune élément prometteur ? Un jour, peut-être, Marius Tullius Barbatus serait l'un des chefs de file des Optimates ; devenu un homme sage, il reprendrait la suite de leur combat, longtemps après que Scorpa et ceux de sa génération aient quitté ce monde. Le préteur ne le montra pas, mais il éprouvait une certaine émotion en songeant que cette formidable aventure venait peut-être de commencer ce soir. Dans l'intimité familiale de son salon, l'Histoire était peut-être à l'œuvre.

Las, comme Marius continuait de parler, certains termes qu'il eut le malheur d'employer rappelaient à Scorpa que son potentiel futur gendre avait encore beaucoup à apprendre. Somptueuse, fougueuse ? Était-ce là une façon de parler d'une jeune femme devant son père ?

« Modère tes élans, Questeur. C'est de ma fille que tu parles. »

Sa fille, non une vulgaire lupa. Si le caractère bien trempé d'Honoria semblait séduire Marius, aux yeux de Scorpa, ce n'étaient point des qualités propres aux bonnes épouses. Il espérait que Marius saurait tempérer ses élans de jeune homme une fois marié, et qu'il n'encouragerait pas les vils instincts féminins d'Honoria pour satisfaire son goût pour le stupre. Le devoir conjugal exigeait une grande dignité, une grande retenue... et à dire vrai, Scorpa n'avait pas la moindre envie de se représenter la chose.

« Nous reparlerons des détails, et notamment de la dot dont je vais m'acquitter. J'organiserai une rencontre entre vous afin d'officialiser vos fiançailles. Il faudra, bien sûr, que tu amènes un cadeau pour ta future épouse. Prends le temps d'y réfléchir, et le mois prochain, je pense, nous pourrons rendre publique cette bonne nouvelle. »

Loin de se considérer comme un patricien accompli, le questeur était conscient d'avoir encore beaucoup à apprendre. Compter Primo Scorpa comme précepteur n'était pas en soit un facteur qui gênait le trentenaire, bien au contraire. L'individu qui lui faisait face avait pour lui l'expérience de dizaines et dizaines d'années dans les plus importantes instances politiques d'Edelmia. Conservateur affirmé, le prêteur mettait Marius à face à des choix et à la croisée des chemins qui scellerons son avenir.

Cette alliance était loin d'être vénale, le questeur comptant sur un patrimoine familial bien enviable. Non, cette alliance signait un tournant dans ces orientations politiques, car l'on ne pouvait indéfiniment naviguer entre deux eaux, préférant un jour les idées Populares et le lendemain les idées Optimates. Son apprentissage commençait d'ailleurs séance tenante, son futur beau-père lui réclamant plus de modérations quant à ses propos. Loin de lui l'envie de comparer Honoria a une vulgaire lupa et si Primo ne l'exprimait pas ouvertement, Marius considéra en effet que ces mots avaient été fort mal choisit.

Le visage figeant des traits soudainement plus humbles, le questeur prit la mesure des déclarations de son hôte avant d'acquiescer d'un hochement de tête entendu. Un second face-à-face avec la bouillonnante Honoria risquait d'être une véritable épreuve que sans doute Primo décortiquerait avec soin les conséquences. Quant au cadeau à offrir à sa future fiancée... Il allait lui falloir réfléchir sérieusement et ne pas commettre de faute de goût surtout lorsqu'on démarrait une relation de la plus mauvaise des façons. Mais Marius ne renonçait pas devant l'adversité et se jura de remporter ce défi pourtant bien mal engagé.

- Je te laisse toute latitude à organiser cela. Je choisirais avec grand soin un cadeau digne de ta fille et ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour ne pas te décevoir. Cette alliance est mûrement réfléchi et j'ai conscience des obligations qui m'incombent en prenant pour femme ton aînée et en embrassant tes préceptes.

Il ne faisait l'ombre d'un doute que leur entretien portait à sa fin et Marius prendrait naturellement congé lorsque Primo Scorpa lui en donnerait la possibilité. Il resterait naturellement disponible si d'aventure d'autres sujets devaient être vu séance tenante.

« Alors nous pouvons célébrer notre entente, Marius. Et si les dieux bénissent cette entreprise, nous serons bientôt comme père et fils. »

Sans façon, il passa un bras autour des épaules de l'homme qu'il venait de désigner comme son futur gendre. Quittant le salon, il entraîna Marius à travers les couloirs pour déboucher sur les jardins. Il avait cessé de pleuvoir ; l'odeur de l'herbe humide imprégnait la fraîcheur de la nuit. Se laissant porter par la satisfaction d'être parvenu à ses fins, le préteur se trouvait d'humeur à parler, et le silence de la villa endormie ne tarda pas à se faire l'écho de son verbiage. Il parla longuement, parla pour un Marius bien obligé de l'entendre au nom de la politesse, parla de vieilles histoires familiales, raconta ses vieux souvenirs de curiate, et par-dessus tout, il parla de Marius et de tout ce qu'il le voyait devenir dans un avenir proche.

« Je ne vois pour toi que le meilleur », disait-il, « tant que tu œuvreras dans cet état d'esprit, en n'oubliant jamais que nous nous battons pour quelque chose de plus grand et de plus précieux que nous-mêmes. Si nous tenons tant à préserver ce que nous ont légué nos ancêtres, c'est parce que nous avons la responsabilité de léguer cela à nos enfants lorsque l'heure sera venue. » A l'ombre d'un cèdre, le visage baigné d'un discret clair de lune, Scorpa contemplait les étoiles. « Mes enfants me sont précieux. Je ne suis pas le plus expansif quand il s'agit d'exprimer mes sentiments, loin s'en faut, et Honoria se persuade que mon cœur est fait de pierre. Mais ma fille m'est très précieuse. Tu ne devras point l'oublier, et tu la traiteras avec respect. »

« ...nous serons bientôt comme père et fils. »

Ces mots résonnèrent étrangement dans l'esprit du Questeur, semant un trouble intérieur qu'il ne laissa paraître au grand jour. Ce personnage représentait jusque-là un simple semblable de la haute magistrature, mais voilà que dans cette perspective d'union leur relation allait prendre un virage inattendu. Marius, le fils, Primo, le père, cela avait de quoi susciter quelques émotions. Mais au-delà des mots, quelque chose commençait à s'immiscer dans l'esprit du questeur, cette sensation que Scorpa allait peut-être devenir un père spirituel sur une voie qu'allait devoir emprunter Barbatus.

Alors même qu'il senti un bras envelopper ses épaules, Marius resta interdit de toute réaction, car il ne s'était pas attendu à une telle marque d'affection aussi précoce soit-elle. Suivant alors les pas du Haut magistrat, le fils d'usurier fut contraint d'adopter un rôle d'auditoire. Si au début, il aurait pu trouver ceci un poil barbant, très rapidement pourtant, il en mesurait l'importance. Les histoires, souvenirs se succédèrent et sifflèrent entre les lèvres du prêteur avant de deviser sur le devenir de Marius. Le jeune trentenaire sentait alors le poids de ses futures obligations sur ces épaules et... il y avait quelque chose qui n'était paradoxalement pas désagréable.

Primo Sicinius Scorpa savait parler, s'attirer quand il le voulait, le respect, la sympathie et l'adhésion à ses idéaux. Marius semblait, une fois n'est pas coutume, sensible à son discours. Il avait à présent la responsabilité de préserver l'œuvre de ses aïeux et il en mesurait la nécessité. Révélant finalement à son futur beau-fils toute l'affection qu'il portait à ses enfants, Primo n'était plus cet homme froid et distant qu'il avait pu connaître que ce soit vis-à-vis de ses semblables ou des membres de sa famille. Mesure l'impact des mots, de ces aveux qui semblaient contredire la réalité, le questeur arbora une mine solennel alors que le duo déambulait dans les jardins dont les plantes dégageaient un parfum particulier uniquement perceptible après les averses. À son tour, il leva les yeux pour contempler les étoiles, ces mains jointes humblement dans son dos.

- Je n'aurais pas cru entendre de telles paroles de ta part.

Il baissa le menton, toisant son interlocuteur dont le visage était baigné d'un discret clair de lui, ce qui lui donnait une aura particulière.

- Que tous les Dieux des Palais Célestes en soient témoin, je traiterais ta fille, ma future épouse avec le respect eut égard à tes sentiments pour elle. Je sais qu'il me faudra être patient, qu'Honoria acceptera difficilement cette union dont elle n'a eut mot dire. Mais je serais vertueux et déterminé à la conquérir et à la guider sur le droit chemin, celui qui te fera être fier d'elle.

Il n'était pas nécessaire d'en faire des tablettes de cire et des tablettes de cire. Primo devait voir en les mots du questeur, une adhésion totale et le cadre, à la lumière de la lune et des étoiles, pouvait renforcer la singularité de cet événement.