Entre génies incompris [Honoria]

Honoria ne perd pas une miette de ce qu’il dit, toute à sa concentration. Le brouhaha ambiant n’existe plus, elle n’écoute que lui, prenant bien conscience de ce qui est en train de se jouer à cette table, sous des volutes éthérées d’alcool et une odeur de sueur typique des foules. L’alcool qu’elle a ingurgité, fort, l’empêche de voir tout ce qui n’est pas Titus. Il dit quelque chose d’important après une boutade qui la fait sourire largement et à propos de laquelle elle ne répondra rien. Il n’est pas dans ses intentions de s’afficher de la sorte, de toute façon.

- J’accepte ton aide.

La patricienne ressent alors une libération totale, comme si un poids venait de quitter son estomac. La perspective de quitter la villa, de pouvoir faire ce qu’elle veut de ses journées, sans avoir à subir une remontrance ou entendre un avis qu’elle n’a pas demandé, l’apaise. Elle en a besoin, pour toutes les raisons décrites ci-avant. Honoria a très peu d’amis et se sent enfin un peu moins seule.

- Je suis heureuse de savoir que nous sommes amis, Titus. Si je devais revivre ce jour, j’agirais exactement de la même manière. En tous points.

Elle réfléchit un bref instant, levant les yeux au plafond avant d’inspirer profondément.

- Comment organiser cela ? Tu as des hommes disponibles dans ta troupe, mais…Comment faire ? Et quel jour ? A quel moment de la journée ?

Ce sont des détails pratico-pratiques qui lui font froncer les sourcils, soudain. La villa Sicinii a pignon sur rue. Impossible de faire un coup d’éclat en pleine journée, il y a toujours du monde près de leur résidence.

- A priori, ce serait mieux de faire cela à l’aube. Ou au crépuscule. Un ou deux témoins sont suffisants pour que la nouvelle se répande. Une petite absence de quelques jours, un mot laissé dans la porte, le temps qu’ils marinent bien dans leur jus, qu’ils s’aperçoivent que ma disparition est tout de même un peu triste…Peut-être que cela leur ouvrira les yeux. Je l’espère.

Honoria tend la main droite vers Titus, afin de sceller l’accord.

« Je vais réunir une petite équipe. Je sais déjà à qui m'adresser : je connais les personnes idéales pour mener à bien cette mission. N'aie aucune crainte, Honoria, car je réponds d'eux comme de moi-même. »

Difficile de croire qu'il évoquait avec tant de légèreté l'enlèvement d'une patricienne. Il dégageait tant d'assurance, pourtant, qu'on eut dit qu'il n'en était pas à son coup d'essai. Les tabernae regorgeaient de plebéiens prêts à tremper dans tous les mauvais coups pour quelques piécettes. Et pour conduire Honoria hors de la cité, Merula savait déjà à qui demander : nul ne guidait mieux les bêtes que ce brave Quintilius Lamius, l'éleveur de cochons le plus doux et gentil du monde. Avec lui, elle n'aurait rien à craindre.

« Dans quelques jours, ta famille se rongera les sangs en pleurant ton absence, et ils regretteront de t'avoir tant négligée », promit-il et, ce faisant, il prit sa main dans la sienne. Elle lui parut si frêle et si douce à la fois, et en même temps, il y avait en elle une force qui l'intimidait un peu. Elle ne cillait pas, et sa main ne tremblait pas ; elle était calme et sereine, comme si elle n'était pas en train de mijoter le coup le plus tordu de sa jeune existence.

« Il te faudra patienter quelques jours, le temps de mettre les choses en place. Et que les corniauds qui se pintent autour de nous oublient qu'ils nous ont vu ensemble... je doute qu'un seul d'entre eux soit à même de mettre un nom sur ton joli minois, mais il vaudrait mieux éviter, désormais, d'être vus ensemble. »