Nouvelle génération (pv Laelia)

12e jour de Secundo Seminare
An 399
Tempus pomeridianum

L'après-midi avait débuté autour d'une carte de la province, déployée sur une table aux pieds sculptées en forme de pattes de lion qui trônait au centre de l'office de Julius Dorinus Flavus, le tribun laticlave de la Legio Aquila. Le second de Caïus faisait un compte-rendu des dernières nouvelles en provenance du limes. Les castrae semblaient indiquer que les barbares étaient souvent repérés aux abords de la Nera, sans jamais tenter d'intrusion, se contentant de provoquer quelques patrouilles. Depuis la fin du mois précédent et la mésaventure de l'Aigle de Corsilvam, plus aucun hirsute n'avait tenté de pénétrer les terres de l'Empire. Même si le grand public n'avait jamais entendu parler de cette sombre affaire qui aurait pu jeter l'opprobre sur la force armée ruvienne, le Feles n'avait pu retenir un soupir de soulagement en apprenant la restitution de l'objet. Deux héros avaient été cités dans les rapports du tribun angusticlave en charge du castrum. Le militaire avait reçu les honneurs d'une promotion mais étonnament, il y avait un civil qui avait participé à cette épopée et bien que les honneurs militaires ne pouvaient lui être donnés, Caïus se devait de récompenser le courage de ce plébéien, citoyen exemplaire qui avait lutté contre les sinistres voleurs qui avaient failli mettre en péril le renom de l'armée d'Oncmélie.

Flavus préparait la rotation des cohortes pour le début de Tertio Seminare et faisait de grands gestes au-dessus du vélin maintenu en place par des petits cubes de marbre estampillés de l'Aigle Impérial. L'Aigle Impérial. Ruvia était-elle encore la capitale d'un Empire ? Depuis dix jours que la nouvelle de la mort de Paetius avait atteint la province recluse au fin fond de l'Empire, le silence sur ce qui se passait dans la capitale était totale. Y avait-il un nouvel empereur ? Ces salauds de meurtriers avaient-ils tentés de réinstaurer une république comme plus de quatre siècles auparavant ? La capitale sombrait-elle dans une guerre civile dans laquelle on lui demanderait de bientôt choisir son camp ? Plongé dans ses réflexions, il ne prêtait qu'une oreille distraite aux explications de son second qui ne remarqua rien, tant il était concentré sur le plan et les petites figurines de bois qu'il manipulait pour simuler les déplacements des soldats.

La porte en bois, double et haute, du petit bureau s'ouvrit pour laisser apparaître un scribe aux traits fins et au crâne qui se dégarnissait lentement. Les deux plus haut gradés de la Légion se tournèrent vers le nouvel arrivant, Julius suspendant son discours pour lancer un regard plutôt agacé vers l'homme, alors que le Procurator lui donnait la parole d'un simple hochement de tête.

Mes excuses, Procurator. Ton magister souhaite te parler, il dit que c'est urgent et insiste pour te voir.

Un nouveau hochement de tête congédia le scribe qui laissa la porte ouverte après avoir disparu de la vue de Caïus. Il tourna les yeux vers le tribun en pinçant les lèvres, désolé.

Nous reprendrons dans une minute, Flavus.

Il fit deux pas vers la porte lorsque Pesca fit son apparition. Il avait enroulé un manteau à la va-vite et était mal peigné, un détail qui ne ressemblait guère au magister, qui, malgré sa condition d'esclave, mettait un point d'honneur à toujours apparaître en public en étant soigné. Il posa sa main sur l'avant-bras de Caïus sans préambule.

Dominus ! Pardonne mon intrusion mais il faut que tu viennes tout de suite !
Que se passe-t-il ?

Les mots du Procurator trahissait une inquiétude qui était né en voyant la mine tirée de l'esclave et son pas pressé.

C'est Domina.

Ses entrailles se serrèrent. C'était comme si l'homme aux rides profondes qui strillaient son visage venait de planter une lame acérée dans le corps de son maître. En un instant, il s'imagina le pire. Elle avait mal vécu la mort de son oncle, souriait moins, se montrait plus impatiente, même avec Octavia. Pesca poursuivit après un temps qui sembla durer une éternité.

Elle a commencé le labeur. Ton enfant va naître !

Un poids s'ôta de son coeur avant qu'une nouvelle bouffée d'inquiétude ne lui tenaille le ventre. Dans un mélange de crainte et de joie, il se tourna vers le tribun qui souriait devant un Caïus qui perdait ses mots.

Va ! Les cohortes peuvent bien attendre demain !

Il empoigna l'avant-bras du tribun et ils échangèrent un regard dans un silence qui en disait long pourtant sur les voeux qu'il adressait au Procurator et sa famille. Ils étaient des hommes, ils avaient été éduquées avec la pudeur des mots dans ce genre de situation, pas comme les femmes qui avaient le loisir de se laisser aller à l'émotion de chaque moment. Après un échange de sourire, il se précipita à la suite de Pesca qui ne se fit pas prier pour sortir du bureau et les deux hommes traversèrent le forum à pas rapides sous un ciel gris et menaçant, alors qu'à l'horizon, le tonnerre commençait à gronder.

« Domina, nous devrions prévenir ton époux maintenant… ».
Laelia ne lui accorda même pas un regard. Elle marchait dans le petit jardin depuis déjà ce qui lui semblait une éternité, abimant ses poumons de longues expirations qui atténuaient un peu sa douleur. La chose avait commencé au matin ; quelques maux lui avaient gâché ses tâches habituelles, et sur les conseils avisés de Naïra, s’était reposée jusqu’à la mi-journée. Loin d’être similaire aux coups de son turbulent enfant à naître, son giron se voyait déformé depuis par quelques contractions éparses qui tendaient à s’intensifier à mesure que le temps passait. Mais têtue comme une mule, la patricienne refusa de croire le présage de son esclave – et nourrice -, occupant son esprit par des travaux simples, ponctués de grimaces de ses élancements incontrôlés.
« Non, il n’en n’est pas question. Ce n’est rien, cela va passer ».
Quoique sa voix fut intransigeante, elle doutait de plus en plus de son affirmation. Pour autant, à déambuler sans but dans la petite allée, elle se refusait toujours à envoyer quelqu’un prévenir Caïus. Ce dernier était parti tôt, comme à son habitude, et lui avait mentionné un rendez-vous important qu’elle se ferait fort de ne déranger inutilement. L’administration d’une province ne pouvait se faire seule, et le Procurateur avait encore à faire ses preuves. Elle ne pouvait dès lors prétendre être une bonne épouse si elle privait les magistratures de sa présence à chaque fois qu’elles avaient besoin de lui. Alors, dans un regain de détermination, elle sera les dents et poursuivit son inlassable marche.

L’air frais d’Oncmélie, même en ce printemps, la soulageait un peu. Elle s’occupait l’esprit avec autre chose que sa lourde charge, sans pour autant parvenir à faire attention aux belles choses qui l’entouraient. Elle enchaînait les allers et retours inlassablement, s’appuyant contre un support seulement lorsque les contractions de son ventre se faisait trop intenses. A agir comme cela, la Protera ressemblait bien étrangement à sa mère, et cette similitude qui avait d’abord fait sourire Naïra, l’inquiétait davantage à présent. Plus ils tarderaient à prévenir Caïus et les medicus, plus elle craignait que les choses ne tournent mal pour la future mère et son enfant. Mais il n’y avait rien à faire : Laelia avait décidé de n’en faire qu’à sa tête. Par précaution, la magister avait fait emmené la petite Octavia plus loin afin de l’épargner de ce qui allait sûrement suivre. Quoiqu’elle était une petite fille fort maligne pour son âge, il n’était jamais bon de les confronter à ce genre de choses si jeunes. Elle aurait bien le temps de découvrir la maternité plus tard. Toujours aussi impuissante, elle attendait, sourcils froncés et mains sur les hanches que sa capricieuse maîtresse entende enfin raison.

La femme à la peau hâlée ne s’attendait pas à ce que les Dieux l’écoute si facilement. Car à peine eut-elle prononcé son vœu silencieux que la ruvienne se stoppa net, les deux mains collées à son giron comme si elle se devait d’en porter le poids à bout de bras. Ses yeux gris s’arrondirent alors qu’à ses pieds de l’eau s’étendait peu à peu. La sensation du liquide le long de ses jambes était désagréable, mais le pire était qu’à présent, elle ne pouvait plus nier l’évidence : elle était sur le point de donner la vie.
« Fais chercher Caïus et les medicus ».
Les mots avaient à peine quitté ses lèvres que déjà, Naïra beuglait aux esclaves les ordres. Du linge propre, de l’eau chaude, faire prévenir Pesca… Elle ordonnait la maisonnée comme si le monde était prêt à s’effondrer. Elle possédait toute la confiance de sa domina pour cela. Et ce fut grâce à cette même confiance que, dans un élan d’amour presque maternel, elle lui offrit un sourire rassurant en la saisissant doucement.
« Tout va bien se passer ».

Le pas alerte, Caïus traversait la cité, encadré par une poignée de licteurs et Pesca. Quelques badauds se faisaient promptement chassés de la route que le groupe arpentait. Les traits tendus, les battements de son coeur se reflétant à la jonction de ses mâchoires crispées, le Procurator ne prêta que peu d'attention aux curieux qui le dévisageait en passant. Sous ses sourcils froncés, l'inquiétude se lisait aisément dans ses yeux bruns. Même si la naissance d'Octavia s'était bien passé, même s'il avait fait appel aux meilleurs medicii de la province, même s'il avait sermonné Naïra pour qu'elle les fasse appeler au premier signe de faiblesse de Laelia, il ne pouvait se séparer de ce sentiment d'angoisse violente qui lui trouait l'estomac.

Il savait que Kotha avait déjà joué avec lui de nombreuses fois, et qu'à chaque fois qu'il avait cru voir la déesse lui sourire en lui offrant des cadeaux, elle s'était empressé de lui ôter ses bienfaits de manière douloureuse. Son mariage, ses enfants, ses promotions successives jusqu'à celle de Procurateur Impérial, tout ceci se paierait un jour ou l'autre et même si la mort de Paetius l'affectait, il craignait que Kotha n'en ai pas fini avec lui. Il avait déjà perdu une femme et un enfant et il doutait de pouvoir le supporter une nouvelle fois. Que ferait-il sans Laelia ? Comment pourrait-il regarder sa fille dans les yeux pour lui expliquer que sa mère était avec Kuo ?

Le groupe s'engagea dans la rue qui menait à la domus tandis que les idées sombres du Procurator lui brouillait un peu plus l'esprit. Dans un dernier beuglement, les licteurs firent s'écarter un couple de petits vieux aussi ridés qu'un panier de pommes blettes. Pesca poussa le lourd battant et Caïus s'engouffra à sa suite en pressant encore un peu plus le pas. Le bas de la toge du feles était gorgée d'eau à force de piétiner dans les flaques qui constellaient les pavés depuis le forum. Peu importait que son habit soit moucheté de gris et de marron.

Il traversa l'atrium en coutournant l'impluvium sans prendre la peine d'enlever ses sandales crasseuses et traversa l'oecus, suivi de près par son magister qui respirait profondément après cette arrivée au pas de course. Une esclave arriva vers lui, la tête basse, une serviette rougie de sang tendue au-dessus d'une bassine fumante. Ses tripes effectuèrent une nouvelle volte complète lorsqu'il aperçut le linge. Ses poings se crispèrent alors qu'il imaginait le pire.

Puis vint un cri, long et grave, un cri de douleur qui le cueillit comme un coup de poignard en plein coeur. Sans aucun doute, c'était la voix de son épouse. Elle était vivante et se battait pour mettre au monde leur enfant.

Laelia !

Le prénom de son amour avait surgi sans qu'il le voulut. Il se précipitait en courant vers la chambre. Le monde ne tenait plus qu'à cette embrasure ouverte d'où s'était échappé la plainte de sa femme. Il écarta le rideau qui servait de porte à la pièce et fut saisi par l'odeur de sueur âcre qui imprégnait la pièce. Les regards se tournèrent vers lui. Celui du médicus fut bref, notant à peine sa présence, Naïra lui sourit en hochant doucement la tête avant d'éponger le front de sa domina et Laelia, les larmes de rage et de douleur faisant briller ses yeux, poussa un nouveau cri après que l'obstetrix lui en eut donné l'ordre.

Il n’avait guère fallu de temps pour que se joigne à l’assemblée d’esclaves l’obstetrix et le medicus. Tous deux avaient été appelés dès qu’elle avait mouillé le sol de sa domus. Caïus s’était déjà arrangé avec eux pour qu’ils se précipitent à son chevet le moment venu ; si elle n’avait guère été ravie de l’initiative de son époux, elle ne pouvait qu’y voir là l’inquiétude grandissante de ce dernier. Il en avait été de même pour la naissance d’Octavia. Elle savait qu’il craignait de la perdre, elle comme l’enfant à venir. Il avait déjà dû affronter cette douleur, et même s’il demeurait très taiseux sur le sujet, Laelia savait combien il l’avait aimé et combien cela lui était encore difficile. Alors, pour se rassurer autant que lui, elle avait doublé les offrandes à Kotha et Hedelma pour que les déesses lui soient clémentes. Après tout, elle non plus n’avait guère envie que les choses tournent mal. Et lorsque vinrent les premières crampes, ses bondieuseries lui parurent bien lointaine. La douleur vive lui tira quelques jurons, alors qu’elle maudissait Caïus d’avoir conçu cet enfant. Comme si elle avait oublié l’horrible impression de sentir ses entrailles se déchirer depuis la naissance de leur fille.

Ah ça ! Voilà qui suffirait à s’abstenir d’un troisième ! Les gouttes de sueur perlaient son front, et même si Naïra lui avait fait boire une petite décoction pour atténuer sa peine, le travail était difficilement supportable. Par Ukko, si elle le pouvait, elle tirerait elle-même cet enfant de son giron pour écourter ce désagréable moment. Dès que le calme revenait, elle lançait un regard inquiet vers l’embrasure de la cubiula. Le Chat ne semblait pas arriver, et s’il ne se pressait pas, il n’arriverait même pas à temps pour entendre le premier cri de sa progéniture. Elle jura encore une fois, promettant à Caïus Protero Feles qu’il passerait un bien mauvais quart d’heure lorsqu’elle serait en état. Il lui avait promis d’être là, auprès d’elle. Les larmes commencèrent à couler sur ses joues. Elles avaient le goût de la douleur et de la fatigue, tandis que l’angoisse profonde lui rongeait ce qu’il restait de son corps. Elle avait beau être plus qu’entourée, Laelia se sentait seule. Et il n’y avait dans ce monde-ci qu’une seule et unique personne qui pourrait combler le vide et l’apaiser.

« Il arrive ».
La voix de Naïra qui épongeait son front était douce et réconfortante, mais dans ses yeux noirs elle savait y lire l’inquiétude. En vérité, elle n’en savait rien. Le medicus et l’obstetrix étaient concentrés, se parlant à voix basse sans que la mère en devenir ne puisse discerner la teneur de leur propos.
« Quelque chose ne va pas ?! ».
« Non Domina, tout va bien. L’enfant n’est plus très loin. Il va falloir que tu y mettes toute tes forces ».

La panique dans le regard s’effaça. Elle ne pouvait se permettre de s’inquiéter pour elle-même. Elle était en train de donner la vie à son enfant ; un bébé qui avait d’avantage besoin d’elle. Elle cessa alors d’être une femme pour devenir la mère. Le medicus lui ordonna d’y aller alors même que son ventre se déformait sous la souffrance de la délivrance. Les larmes dévalaient encore ses joues, alors que, plus déterminée que jamais, elle lançait tout ce qu’elle avait pour faire naître celui qu’ils attendaient depuis si longtemps déjà. Au même moment, elle discerna la voix rauque, brute et inquiète de son époux. Et elle sut. Elle sut sans le voir qu’il était là, auprès d’elle. Auprès d’eux. Emplie d’une rage nouvelle, d’une détermination sans borne, elle poussa si fort qu’elle crut perdre chacune de ses humeurs tour à tour. Lorsqu’enfin la douleur s’estompa un peu, elle se rendit compte que l’obstetrix s’était un peu éloignée. Dans ses bras, elle tenait un linge rougit par le sang. Un linge qui poussa un cri qui soulagea son cœur de mère. Qui fit pleurer encore plus ses yeux de femme. La sage-femme s’approcha de Caïus, lui tendant le corps emmailloté.

« C’est un garçon, Procurateur ».

La voir rugir de douleur et de rage le saisit aux tripes. Plus belle que jamais, sans fard, la sueur qui collait quelques mèches sur son front, le reste de sa chevelure dans un désordre, témoin du combat épique qu'elle livrait, le Chat faisait face à une lionne. Caïus demeura interdit à l'entrée de la cubicula, laissant son épouse mener sa bataille et les médecins l'accompagner. Entre les cuisses de Laelia, les hommes de science s'agitèrent et alors que l'obstetrix se contortionnait vers elle, le medicus se saisit d'un couteau à la lame longue et fine pour trancher le cordon qui reliait l'enfant à sa mère. Se redressant, la sage-femme maintint fermement le linge qu'elle avait tendu quelques instants plus tôt et un cri retentit. Le cri de la vie. Le cri de la force. Le cri d'amour d'un nouveau-né à ses parents.

Une bouffée de fierté mêlée de soulagement vint emplir les poumons du Procurator qui sentit sa gorge se nouer sans qu'il ne chercha à se retenir. Le femme, aux tempes grises et au visage parcourut de ridules qui lui donnait un regard doux, s'approcha du Feles, alors que derrière elle, Laelia s'allongeait de nouveau, épuisée et soulagé. L'obstetrix semblait porter un trésor et en tournant un regard bienveillant vers le père de l'enfant, elle s'écria avec satisfaction.

C’est un garçon, Procurateur.

Le temps suspendit sa course, son coeur marqua un arrêt. Toutes leurs prières, toutes leurs offrandes aux pensionnaires des Palais Célestes avaient portés leurs fruits. Il avait exulté de joie le jour de la naissance d'Octavia, courant pour crier à qui voulait l'entendre qu'il était devenu père. Cette fois, il ne dit rien, il ne pouvait plus parler à vrai dire. La femme tendit l'enfant emmaillotté et encore marqué de quelques gouttes de sang sur le haut du crâne. Il avança ses mains, lentement. On aurait dit qu'il approchait une bête sauvage et qu'il souhaitait la toucher sans léffrayer. Les yeux du Procurator s'étaient arrondis de surprise et  il passa son bras sous le bébé qui pleurait et vociférait pour que les Dieux eux-même lui accordassent leur attention. Il colla contre son torse le nouveau-né. Il avait envie de le serrer contre son coeur le plus fort possible et en même temps, il avait peur de casser cette petite chose si fragile et si précieuse. Ses yeux brillaient et il luttait pour contenir les larmes d'inquiétude qu'il avait enfoui pendant toutes ces semaines.

Dans un silence quasi religieux, tous les regards s'étaient tournés vers lui et il avança vers le lit où son épouse récupérait de l'accouchement. Naïra observait Caïus avec un air doux et bienveillant et alors qu'il avançait lentement, elle s'inclina avant de faire un pas sur le côté.

Félicitations Dominus.

Un petit sourire étira les lèvres du feles qui ne répondit rien de plus qu'un regard reconnaissant à la vieille nourrice de son épouse. Il paraissait presque sonné, abasourdi par le cadeau que venait de lui offrir sa bien-aimée et sa gorge semblait s'être noué irrémédiablement. Plaquant délicatement l'enfant contre lui, il vint s'asseoir à côté de Laelia et posa sur elle un regard tendre, aimant et reconnaissant à la fois. Petit à petit, son héritier cessait ses vociférations et ses gesticulations pour se lover contre son père, cherchant une bonne position pour récupérer de sa naissance. Une larme vacilla un instant au bas de l'oeil de Caïus et alors qu'elle se mettait à rouler sur sa joue, il parvint enfin à formuler quelques mots.

Merci ... Je t'aime Laelia ...

Il tendit le bébé à la jeune femme afin qu'elle puisse tenir contre elle ce vaillant gaillard qui avait grandi dans son giron pendant des mois. Il était bien plus son trésor que celui du Procurator. Et tandis que les parents se passaient le nouveau-né de main en main, il surenchérit.

Tu fais de moi le plus heureux et le meilleur des hommes.

Il déposa un baiser sur les lèvres asséchés par l'effort de Laelia, avant de lui caresser le front et de lui replacer une mèche rebelle sur le côté de son crâne. Il essuya la larme qui courait lentement vers son menton puis se tourna vers les autres occupants de la pièce, un sourire illuminant son visage.

Faites savoir la nouvelle ! J'ai un fils ! Terentius Protero est né en ce jour !

Son cœur battait encore à tout rompre, prêt à sortir de sa poitrine à tout instant. La sueur et la fatigue abimaient ses traits, si bien qu’elle devait certainement être méconnaissable. La pièce s’était emplie d’une odeur peu agréable, mélange de sa lutte et du premier cri poussé par l’enfant-espoir. Les yeux encore hagards, ses pupilles ne trouvaient d’endroit où se poser plus longuement qu’un instant. Tout s’était passé si vite, si vite et pourtant une éternité. Durant sa lutte, chaque seconde lui avait paru un siècle – ou plus. Et pourtant, à l’instant où les lèvres de son amour avaient frôlé sa peau, au moment même où il déposait le Prodige contre ses seins, Laelia Antia Protera aurait tout sacrifié aux Dieux pour suspendre la course impitoyable du temps. Elle aurait aimé écraser de son propre doigt la larme de fierté qui coulait sur la joue de son époux. Ses bras, trop lourds, épuisés d’avoir serrés la couche, préférèrent plutôt enlacer le nourrisson qui, aussi exténué qu’elle-même, s’était lové contre son cœur pour s’endormir paisiblement.

Alors à son tour, les larmes lui vinrent aux yeux. Puisse Tuodé entendre sa dévotion. Qu’Hedelma tire les mérites qui étaient les siens. Chaque fibre de son corps était d’une reconnaissance infinie, et elle se jura silencieusement d’aller au temple dès que cela lui serait permis. Les Dieux Miséricordieux leur avait donné un fils, fort et bien portant. Et là, endormi comme il était, elle ne pouvait que remarquer la frappante ressemblance à Caïus. Pour sûr, personne ne viendrait remettre la paternité en question ; et si jamais ne cela devait être fait, elle jurait sur les Palais Célestes que l’impudent le regretterait. Cet enfant porterait un jour le nom de ses aïeux, pour sûr. Une brève œillade vers le Procurator lui apporta tant de bonheur. Il illuminait la pièce. Plus fier qu’un paon, l’homme avait annoncé le nom de ce petit être qu’ils avaient choyés dans son giron. Terentius. Un large sourire sur sa bouille fatiguée, elle emmitoufla le nouveau-né autant que possible. Naïra s’approcha finalement, et déposa son index sur le front de la mère puis de l’enfant.

« Que les Dieux vous accordent leur protection, maintenant et pour toujours ».
Les paroles, quoique naïves, lui réchauffèrent le cœur encore un peu. La vieille esclave, qui l’avait mis au monde, s’était toujours montré d’une bienveillance extrême à son égard. Et elle voyait dans ses yeux noirs tout l’amour qu’elle lui portait ; l’amour d’une mère.
« Merci ».
C’était bref, mais ses lèvres n’avaient réussi à s’articuler davantage. Et même si cela était peu, la nourrice savait tout ce qu’elle éprouvait derrière ce simple mot. Alors, dans un dernier sourire, elle se recula avant d’interpeller une esclave et de l’envoyer chercher de l’eau fraîche, et du linge propre. Ainsi, cette parenthèse s’écourta bien vite. La vie reprenait son cours normal. Laelia reposa ses mires attendries sur le nourrisson, caressant du bout de ses doigts sa tête où quelques cheveux fins et bouclés étaient collés.
« Tu entends ça ? Ton père t’a appelé Terentius. Puisses-tu lui faire honneur ».

Clouée au lit, elle aurait bien ramené le Chat auprès d’elle, mais son euphorie la ravissait tellement qu’elle n’osa même pas l’interpeller. Elle se contenta simplement de le regarder. Elle l’aimait plus que ce qu’un simple mariage pouvait offrir. Non, elle l’aimait comme si les Dieux avaient mis sur la terre une moitié d’elle-même. Et que cette moitié était Caïus Protero Feles. Et qu’il lui avait offert le plus beau des présents : celui d’être mère.