Le père et la mer (PV Honoria)

Il ne parvint pas à savoir si c'est ce qu'il avait dit, la bière qui descendait à vue d'oeil ou si c'était la seule présence du gamin, mais Honoria sembla s'adoucir un peu. Avec un petit sourire, elle rebondit sur l'affirmation du plébéien.

Titus pourrait te faire entrer dans ce genre d’endroits, lui. Son père et le mien ne s’entendent guère, certes, mais je dois reconnaître que Titus est un homme de parole. Sinon je ne serais pas ici. Et du peu que j’ai vu…il ne semble pas craindre les difficultés, pas plus que les obstacles. Mais peut-être est-ce un peu prétentieux de ma part de songer à lui demander une faveur pour toi. Tu as certainement vu plus de choses à Edelmia que je n’en ai vu moi-même, grâce à lui.
Ha !

Encore une fois, elle ne réalisait pas le gouffre qui les séparait. L'élat de voix, comme un rire trop vite étouffé dans la mousse de l'alcool à la rbe doré, sonnait aussi amusé qu'amer. Manius répondit alors à la question de leur faux-ravisseur, les joues couvertes de miettes de noix collées par la mousse.

Je sais pas trop, Père parle parfois de ce qu’il se dit là-bas. Ça ne donne pas tellement envie. Ils font rien que se disputer. Mais si je pouvais m’y rendre, je demanderais une belle toge, je me ferais beau et je prendrais place là quelques minutes, juste pour voir ce que ça fait. Puis j’irais sans doute manger des gâteaux au miel avant de tout raconter à Honoria qui pourra jamais y aller.

Le silence de la patricienne attira une oeillade narquoise du pénule vers elle. Elle se maurigéna pour ne pas aboyer l'enfant, mais elle répondit tout de même avec une certaine aigreur.

J’y serais infiniment plus compétente que cet imbécile de Primo Minor, c’est une certitude…
Je sais, mais c’est pas toi qui iras. C’est lui. Alors arrête de penser à ça. Hein Quintilius, t’es d’accord avec moi ? Une femme à la Curie, ce serait trop bizarre…
J’ai faim maintenant…et je veux bien une seconde bière, s’il te plaît.

Elle avait claqué sa chope contre la table. Le bruit sec témoigna du manque de liquide à l'intérieur du godet et Quintilius lança par-dessus son épaule sans la quitter des yeux.

Albertus ? R'mets-en une pour Honoria et une pour moi!
Et deux bières !

Il l'observa brièvement avec amusement, relevant ses sourcils.

T'inquiète pas, c'est bientôt prêt.

Il se tourna ensuite vers le môme tandis que le tenancier venait chercher les chopes à remplir.

T'sais, gamin, j'trouverais bizarre qu'un type comme moi y rentre déjà. J'suis un plébéien, j'ai rien à y foutre à la Curie. C't'une affaire d'patriciens, paraît qu'c'est les Dieux qui ont décidés. Nous, les citoyens d'la plèbe, on est trop con qu'y z'ont dit les Dieux. Alors une femme ! ...

Il se gratta la joue en faisant crisser les poils sous ses doigts durçis par le labeur avant de reprendre.

Après ... Paraît qu'les hirsutes y z'ont des Reines et tout ... Des femmes qui s'battent dans l'armée. J'sais bien qui sont pas comme nous, qui sont cons comme des charrettes à purin et qui savent même pas parler l'ruvien, comme tout l'monde. Mais si qu'ça marche pour eux, par Alko, c'est qu'doit y avoir une raison. Mais bon, mon avis t'sais, c'pas d'main qu'un curiate va l'd'mander. Ch'uis un bouseux, fils et p'tit-fils de bouseux, c'pas ma descendance qu'ira poser ses fesses dans les tribunes, alors pour c'que j'peux en dire.

Albertus revint avec les deux chopes bien remplies, la chevelure blanche ondulant au sommet des chopines. Quintilius se sisit de la première pour la faire glisser devant Honoria puis posa la seconde devant lui. Il regarda la jeune femme en souriant et déclara avant de faire un clin d'oeil.

Et à dire vrai ... Titus voudra t'faire visiter l'bouzin, bien avant moi. Si qu'ça peut attirer tes faveurs, il le f'ra. Moi, à part pour travailler ou boire un coup, j'lui sers à rien.
Grougrouik !

Il caressa la truie qui paraissait offusquer par l'affirmation de son camarade.

Oh bah c'est vrai, Pupu. J'sais qu'tu l'aimes bien, mais c'pas avec nous qui pourra faire des mômes pour diriger la cité.

Tout en caressant le haut du groin de Pupu qui le faisait frétiller d'appréciation, le pénule revint à sa commensale, un sourire complice aux coins des lèvres. Elle paraissait assez intelligente pour avoir saisi les allusions qu'il avait fait sans vraiment s'en rendre compte avant de les avoir prononcer. Il finit par reprendre la parole.

T'sais, Honoria. J'ai p'tet vu beaucoup d'Edelmia et d'la province, mais t'as sûrement vu l'plus beau et ça sera comme ça toute ta vie, même entouré d'débiles qui t'disent quoi faire, tu l'verras avant moi et mieux. Et t'sais pourquoi ? Pa'ce que t'es née patricienne et moi plébéien. Et mais eh ! J'm'y suis fait, c'comme ça qu'les Dieux et les Imperatorii y z'ont fait not' monde ! Bon ça vient la bouffe ?
J'arrive, j'arriiiive !

Honoria leva un instant les yeux au ciel avant de regarder ailleurs. Cette discussion…Elle reprend toutefois un air plus attentif à l’évocation des reines barbares. Des femmes qui règnent. Des femmes qui se battent. Elle écoute avec la plus grande attention, très intéressée, soudain. Un intérêt qui se dissipe assez vite, aussitôt qu’il évoque son ascendance tout comme sa descendance. Elle prend la chopine apportée par Albertus et prend une gorgée, pensive, avant de presque s’étouffer dans la mousse.

- Mes…faveurs ?

Elle essuie la mousse qui tâche sa bouche d’un élégant revers de la main, avant d’ouvrir grands les yeux.

- Ah…

Les faveurs d’Honoria envers Titus se sont limitées à des sourires et quelques moments amusants dans une taverne pauvre de la cité. Elle lui avait fait croire qu’elle avait rendez-vous avec des amants pour justifier sa présence en cet endroit populeux, s’alignant ainsi sur sa réputation sulfureuse. Il est plutôt beau garçon, c’est vrai mais…c’est le fils de Galba, l’ennemi juré de son père.

- C’est le fils de Galba…, répète-t-elle tout haut, en réfléchissant soudain plus avant. Mhhh…

Elle joue quelques instants avec son verre, regardant les petites bulles crever à la surface de la chopine, se souvenant de leur conversation à propos d’une pièce de théâtre inspirée de deux amants que tout oppose et qui finissent tout de même par s’unir dans d’étranges circonstances. Elle secoue la tête. Non, il ne vaut mieux pas songer à ce genre de choses, et éviter de réagir au clin d’œil de Quintilius. Elle préfère regarder ailleurs. Pourtant, elle a plus de points communs avec cet homme-là que Barbatus, c’est une certitude. Mais…c’est le fils de Galba. Un homme dont la réputation n’est plus à faire, aimant les femmes presqu’autant qu’elle. Doté d’un esprit si petit que c’en est une misère de l’imaginer à la Curie…Un sourire s’affiche alors sur les lèvres d’Honoria.

- Dis moi Quintilius…Comment est Titus quand il est avec toi ? Est-ce qu’il te traite bien ?

La jolie blonde boit religieusement la bière, l’œil luisant soudain d’une malice discrète.

- Si tu avais l’opportunité de changer les choses, en mieux, si tu avais l’opportunité de donner ton avis, Quintilius, un avis qui serait écouté, pris en compte …ne la saisirais-tu pas ? Si la moindre petite faille te permettait d’accéder au pouvoir afin de rendre ce monde meilleur qu’il ne l’est, ne t’y engouffrerais-tu pas ?

Elle dépose sa chopine sur la table.

- Parce que moi, oui.

La jolie blonde semble à présent tout à fait apaisée et tranquille tandis que Manius écoute, la bouche pleine de noix. Il renifle l’odeur en provenance des cuisines et son ventre émet alors des gargouillis terribles.

- On pourra marcher près de l’eau après ?

À en juger par la réaction de la jeune femme, elle ne semblait pas avoir réalisé les raisons qui avait poussé Titus à organiser le faux enlèvement. Le jeune patricien était un noceur, pour dire les choses poliment. Bien entendu, Quintilius pensait plus crûment et simplement, qualifiant Merula de queutard fantastique qui ne rêvait que de baiser Aïka elle-même avant de mourir. Et malgré la rasade de bière qu'elle s'envoya pour noyer son trouble, elle argumenta pauvrement pour protester contre les propos du pénule.

C’est le fils de Galba… Mhhh…

Elle ne reçut qu'un bref haussement d'épaule de la part du plébéien qui ne voyait pas où était le problème. Ils étaient d'engeance rivale mais ce n'est pas ce qui pouvait empêcher Rakka de tirer ses flèches. Elle resta silencieuse un bref instant, se perdant dans la contemplation de la mousse qui dégonflait au sommet de sa chope, probablement troublée par les premières vapeurs de l'ivresse. Ele brisa le silence en changeant de sujet.

Dis moi Quintilius…Comment est Titus quand il est avec toi ? Est-ce qu’il te traite bien ?
Baaah ... Normal ! J'bosse pour le censeur moi, j'vois Titus d'temps en temps mais j'ai plsu à faire avec l'père Sevinius. Y m'traite comme un employé ... J'fais c'qui m'dit et y m'paye.

Elle avait de drôle de question tout de même. La tournure pouvait laisser croire qu'elle le prenait pour un esclave. Il but à son tour, alors qu'elle surenchérissait.

Si tu avais l’opportunité de changer les choses, en mieux, si tu avais l’opportunité de donner ton avis, Quintilius, un avis qui serait écouté, pris en compte …ne la saisirais-tu pas ? Si la moindre petite faille te permettait d’accéder au pouvoir afin de rendre ce monde meilleur qu’il ne l’est, ne t’y engouffrerais-tu pas ? Parce que moi, oui.

Il fit une moue plutôt sceptique et alors qu'il s'apprêtait à répondre, c'est Manius qui se manifesta avant de lâcher un gargouillis.

On pourra marcher près de l’eau après ?
Ouais ... On pourra r'garder la marée montante ... Faudra juste faire gaffe à pas trop traîner.

Albertus arriva à ce moment là avec une large écuelle où fumait le poisson et les légumes qu'avait demandé Honoria.

Et voilà pour toi, ma belle !

Il fit un rapide aller-retour vers son comptoir, amenant deux gros bols remplis d'étranges coquilles noires ouvertes avec en leur coeur une forme orange étrange.

Et pour les hommes ! Bon appétit !

Quintilius hocha la tête en adressant un petit sourire à leur hôte qui s'éloigna d'un pas guilleret. Il se tourna vers Honoria en se grattant sous le menton, réfléchissant aux interrogations que la jeune femme avait formulé un peu plus tôt.

Moi j'pense qu'les Dieux m'ont fait naît' plébéien pour une bonne raison. C'pas à moi d'le questionner ou d'changer quoique ce soit. Si qu'j'devais siéger à la Curie, Hedelma m'aurait fait naître patricien. Et pi, j'suis bien moi. J'ai mes cochons, j'gagne ma vie honnêtement, j'demande rien d'plus. S'battre contre la décision des Dieux, ça m'semble pas bien malin. Et pi j'voudrais pas avoir à décider d'c'qui faut faire ou pas dans la province. Trop compliqué ! Ta faille là, ça r'ssemble plus à un piège à rats qu'à que'que chose d'agréable.

Il saisit le coeur orangé au centre de la coquille oblongue et l'avala tout rond. Il sourit en sentant le goût salé de la moule qui dévalait le long de son oesophage. Il tourna son regard vers Manius qui semblait dubitatif devant le gros bol.

R'garde gamin ! Quand qu'tu as mangé la première, tu peux t'servir d'la coquille pour faire comme qu'si c'était une pince.

Il prit la coquille entre son pouce et son index et pressa légèrement ses doigts les uns contre les autres pour illustrer son propos. Il prit une seconde moule et arracha le mollusque de sa coquille à l'aide de sa pince improvisée. Il la fit rouler sur sa langue avant de répéter le mouvement en machonnant tranquillement. Il reprit sa discussion avec Honoria comme s'il ne s'était pas interrompu.

Y a quoi qu'tu changerais toi ?

Sevinius Galba…Elle regarde à nouveau ailleurs en songeant à cet homme que son père déteste. Honoria connait la divergence d’opinion qui en fait des ennemis à la Curie. Elle n’en ignore rien du tout. Cependant, si elle a l’essentiel en mémoire, elle ignore tout des coups fourrés que chacun a manigancé pour faire tomber l’autre. La patricienne sait que son père est capable de beaucoup de choses pour atteindre le pouvoir…et elle a hérité de ce trait là de lui, c’est une certitude, sa mère ayant autant de volonté et d’envergure qu’un mollusque hémiplégique.

Cela étant, si la jeune femme ne manque pas d’ambition, elle sait aussi que ses propres convictions sont semblables à celles de Galba, avec de nombreuses nuances. Elle a appris la rhétorique en écoutant son père, elle a appris le libre-arbitre de la même façon, en se forgeant sa propre opinion, qui va si souvent à l’encontre de celle de Scorpa. Pas par défi ou par rébellion, mais par une réelle et profonde conviction. Faute de contradicteur intellectuellement honnête, elle n’a jamais pu donner un avis pertinent sur toutes les questions de droit et de politique dont elle a la tête pleine, cantonnée à son rôle de poupée blonde jolie à regarder, un morceau de viande qui sait jouer de la lyre dans son coin, un ventre pour donner de nouveaux citoyens de qualité.

- Sevinius sait-il que tu es ici avec moi, Quintilius ?

Elle a un regard tranquille, tout aussi tranquille que son sourire. Elle est pourtant interrompue par l’arrivée d’Albertus qui dépose devant elle une écuelle remplie de poisson et de légumes cuits. Un plat d’ascète qui lui convient fort bien. Honoria observe les plats des deux hommes, souriant à voir Manius gonfler le torse inconsciemment d’être repris dans cette catégorie. Cela sent très bon et elle a faim, elle souffle un peu sur les aliments fumants, attendant que cela refroidisse, tout en regardant cette technique de pince qui permet de saisir les mollusques solidement cramponnés à leur coquille.

- N’est-ce pas le propre des rats, justement, de profiter de la moindre faille pour y faire leur nid…Il suffit d’un rat pour montrer le chemin à tous les autres, après tout.

Elle saisit un large morceau de panais du bout de ses doigts et mange, avec un rire, tant c’est chaud.

- C’est très très bon, Albertus !

Un morceau puis un autre et encore un autre. La nourriture, les légumes lui font beaucoup de bien. Elle mange avec un appétit mesuré mais avec appétit tout de même, s’amusant devant Manius qui manie les pinces-moules avec une dextérité surprenante. Il se goinfre littéralement, entre deux gorgées de bière, ravi de sa journée.

- C’est trop bon !! On dirait des petites outres pleines de jus, tu veux gouter Honoria ?

La patricienne saisit une pince pour prendre un mollusque et le fourre dans sa bouche, mâchant en réfléchissant. C’est une texture étrange que celle-là, même si elle est juteuse, en effet.

- Je préfère le poisson, mais c’est très bon également. Merci Manius.

Elle entreprend de détacher un morceau de poisson tiédi à l’aide de ses longs doigts et mange, avec un sourire ravi. Visiblement, Honoria aussi passe un très bon moment.

- Et pour répondre à ta question…Il y a quantité de choses que je soumettrais aux autres, afin de leur apporter un point de vue différent. Sur tous les points. Le Droit, les Arts, la guerre, la vie quotidienne de tous…même les barbares.  

Un autre morceau de poisson, rapidement englouti.

- Et dans un registre plus léger, je pense même que j’autoriserais la création d’une troupe de comédiens, dirigée par Titus. Cela lui éviterait de recevoir des pierres et des coups à la figure…entre autres choses.

Un petit rire s’échappe de sa gorge, au souvenir du visage ensanglanté du patricien. Elle lui a sauvé la mise ce jour-là, c’est une certitude.

- Je parlerais de ces choses qu’on n’évoque que peu à la Curie. Le monde étant ce qu’il est, il est peu probable que tout cela arrive, à mon très grand regret. Sauf si je trouve une faille.

Sevinius sait-il que tu es ici avec moi, Quintilius ?

Il observa d'un air incrédule la jeune femme avant de hocher la tête négativement.

Nan. Y a que Titus qui sait à cause d'la dis-cré-tion.

Il avait même prononcé le dernier mot à mi-voix, comme l'avait fait le fils de son patron. Et alors que chacun se sustentait, elle rebondit sur les propos du pénule qui remettait en cause sa volonté de s'engouffrer dans les failles d'un système qui paraissait la révolter.

N’est-ce pas le propre des rats, justement, de profiter de la moindre faille pour y faire leur nid…Il suffit d’un rat pour montrer le chemin à tous les autres, après tout.

La fratrie échangea des remarques joviales au sujet de la bouffe pendant que Quintilius réfléchissait aux paroles de la patricienne. Il ne parvenait pas à comprendre la métaphore, ni en quoi se comporter comme un rat était quelque chose de louable. Les comissures de ses lèvres s'affessèrent en une moue dubitative alors qu'elle poursuivait.

Et pour répondre à ta question…Il y a quantité de choses que je soumettrais aux autres, afin de leur apporter un point de vue différent. Sur tous les points. Le Droit, les Arts, la guerre, la vie quotidienne de tous… même les barbares. Et dans un registre plus léger, je pense même que j’autoriserais la création d’une troupe de comédiens, dirigée par Titus. Cela lui éviterait de recevoir des pierres et des coups à la figure…entre autres choses. Je parlerais de ces choses qu’on n’évoque que peu à la Curie. Le monde étant ce qu’il est, il est peu probable que tout cela arrive, à mon très grand regret. Sauf si je trouve une faille.

Il avala la chair d'un mollusque avant de s'atteler à extraire le suivant de son écrin d'ébène. Il continuait de dodeliner de la tête, écoutant sans comprendre les rêveries de la jeune femme. Il lorgna un bref instant le fond d'une coquille vide avant de déclarer.

J'suis pas sûr que l'censeur soit très d'accord pour que son fils soit frappé d'Infamia. Même si c'est un rigolo, de là à d'venir comédien, y a un monde. Pourquoi pas pute tant qu't'y es ?! J'crois qu'tu rêves trop, Honoria. Qu'est qu'tu veux dire à propos des barbares ? Qui puent et qui sont pas comme nous ? Tout le monde le sait ! Y parlent même pas ruvien, ces cons-là.

Il ingurgita une moule de plus avant de se rincer le gosier avec une bonne rasade de bière. Il arqua un sourcil en toisant Honoria avec un regard rempli d'incompréhension.

L'monde est c'qu'il est, pa'ce que les Dieux l'ont fait comme ça. Chercher une faille dans la volonté des Dieux, t'es pas loin du blasphème ! C'est comme-ci, j'voulais changer les cochons en vaches, pa'ce que j'préfère les bestioles à cornes.
Grouik ?
C'pour l'exemple, t'inquiètes.

Il flatta l'encôlure de Pupu qui n'avait pas apprécié l'image. Il avala tout rond un nouveau mollusque avant de tourner son regard vers la mer qui miroitait à travers une large fenêtre derrière Albertus.

J'crois pas qu'on peut changer l'monde, faille ou pas. J'me dis qu'c'est ce qu'on y fait qui compte. Un esclave y peut gagner sa liberté en f'sant son boulot, pas en s'rebellant tous les quatre matins. J'sais pas si tu m'suis. R'garde mon père, c'est un sale trou du cul. Soit j'restais avec lui à m'castagner tous les jours, soit j'partais pour vivre ma vie. Pas d'faille, juste un choix qu'j'ai fait.

Il haussa les épaules avant de gober un mollusque supplémentaire et d'en terminer.

'fin moi, c'que j'en dis. J'suis pas culturé comme vous les patriciens, j'comprends la moitié de c'qui disent les curiates, alors réfléchir au monde, j'sais pas trop faire.

Il laissa tomber la dernière coquille vide sur la table avant de s'essuyer les mains dans sa stola. Il saisit sa chope et la termina d'une traite avant de s'essuyer la bouche d'un revers de main dans lequel il étouffa un rot. Comme d'habitude, Albertus avait cuisiné un fameux repas.

- Le rêve n’est pas interdit, aux dernières nouvelles.

Elle continue de manger tranquillement son poisson, tout son plat avec mesure et délicatesse, comme toujours.

- Je n’ai jamais rencontré le moindre barbare, moi. Toi, oui ?

Honoria sourit en mangeant ses légumes, le regard posé sur Quintilius.

- Ils sont violents, nous le sommes tout autant. Ils sont agressifs, je crois que nous n’avons pas grand-chose à leur envier de ce côté-là, également…tu vois ? Encore une fois, tout est une question de point de vue. Bien entendu je ne suis pas sotte, je n’irai jamais me présenter chez eux avec une corbeille de fruits pour les saluer, je serais probablement morte avant même d’avoir ouvert la bouche. Et pourtant…

Pourtant ces peuples l’intriguent beaucoup, malgré ce qu’elle a pu entendre à leur sujet. Parce qu’elle se plaît à croire qu’ils ne sont pas tellement différents des Oncméliens. Ce sujet, aussi passionnant qu’il soit, ne peut être débattu avec Quintilius, qui ne comprend pas son cheminement de pensée. Elle termine son écuelle et la repousse du bout des doigts, rassasiée.

- Peut-être que les hommes interprètent mal les volontés divines, aussi…Y as-tu déjà songé ?

Elle prend une gorgée de bière et finit par se taire. Ce n’est ni l’endroit ni le moment pour tomber dans des réflexions qui l’amèneraient immanquablement à dire des choses que des oreilles profanes ne sont pas encore prêtes à entendre.

- Tout avis est bon à écouter. Même le tien.

Elle lève son verre et lui sourit avant de reprendre une gorgée de bière et de regarder son petit frère qui a presque terminé de manger. Il a littéralement dévoré les mollusques, son menton est encore tâché de jus.

- Merci Albertus, c’était vraiment très bon.

Un long silence s’installe. Le plat lui a fait du bien, parler aussi, mine de rien, et elle se sent un peu mieux, engourdie par l’effet de ces deux bières qui lui apportent une chaleur bienfaisante. Il n’est pas très sage de boire de cette façon, dans son état, et il n’est de toute façon pas très sage de boire, tout court, d’ailleurs, mais…Elle n’est pas à Edelmia. Elle est à Valtaia. Et si Titus était ici, il lui dirait probablement qu’elle a bien fait de se laisser tenter. Il lui en offrirait même une troisième, c’est presqu’une certitude.

- Je me sens bien.

Une phrase toute simple dite d’une voix douce, une vérité tranquille. Elle inspire profondément et sourit au pénule.

- Veux-tu encore manger quelque chose ou pouvons-nous nous rendre là-bas ?

Elle désigne la mer d’un mouvement du menton.

Le rêve n’est pas interdit, aux dernières nouvelles.

Il avait bien entendu la phrase, mais pour autant il continua à donner son avis sans réagir beaucoup plus qu'une simple moue peu convaincue. Il développa sa vision résignée du monde, qui tranchait complètement avec la vision plus révolutionnaire de la patricienne. Elle lança pourtant une interrogation au milieu du long exposé du pénule.

Je n’ai jamais rencontré le moindre barbare, moi. Toi, oui ? Ils sont violents, nous le sommes tout autant. Ils sont agressifs, je crois que nous n’avons pas grand-chose à leur envier de ce côté-là, également…tu vois ? Encore une fois, tout est une question de point de vue. Bien entendu je ne suis pas sotte, je n’irai jamais me présenter chez eux avec une corbeille de fruits pour les saluer, je serais probablement morte avant même d’avoir ouvert la bouche. Et pourtant…

Il secoua la tête en mastiquant la chair orangée qui transpirait un jus salé et transparent sur sa langue. Encore une fois, il poursuivit sa démonstration sans rebondir sur les propos immédiatement, mais elle lança une nouvelle remarque qui le fit tiquer.

Peut-être que les hommes interprètent mal les volontés divines, aussi…Y as-tu déjà songé ?

Elle remettait en cause les volontés divines en les abaissant à une mauvaise interprétation des Dieux, comme si ces derniers n'étaient pas assez puissants pour soumettre les mortels à leur volonté sans que ceux-ci fassent erreur. Il poursuivit pourtant, vaille que vaille, peinant à avaler la moule qu'il avait mâchonné.

Tout avis est bon à écouter. Même le tien.

Elle repoussa son assiette, peu de temps après que Quintilius en eut fait de même. Elle désigna la mer d'un coup de menton.

Veux-tu encore manger quelque chose ou pouvons-nous nous rendre là-bas ?
Ouais, mais avant ... Albertus, r'mets des bières !

Il se saisit des écuelles remplies de coquilles vides et d'arêtes de poisson pour les amener vers l'hôte qui vint prendre les pintes pour les remplir à nouveau. Quintilius retourna à sa place et observa la jeune femme avec un regard malicieux.

Jamais deux sans trois qu'on dit. Et pi, faut qu'on digère un peu !

Les chopes arrivèrent rapidement, remplies jusqu'au bord. Il prit une grand gorgée avant de tourner son regard vers la mer qui commençait à écumer à mesure qu'elle gonflait. Elle grignoterait bientôt le sable à vue d'oeil, offrant un spectacle qui valait le coup d'oeil.

T'sais Honoria, j'suis pas l'plus bigot, mais j'crois vraiment qu'tu sous-estimes les Dieux, leur volonté, tout ça ... On est pas flamine, ni oracle. C'pas à nous de contredire l'monde. Patricien ou pas, Ruvien ou pas.

Il se mit à caresser le dos de Calpurnia sans vraiment y penser. Il continuait à regarder les vagues argentées qui ondulaient sous les rayons dorés du soleil printannier.

Tu verras la volonté de Valta lui-même d't'à l'heure et pas possible de mal l'interpréter ... Mais y a un truc que j'comprends pas ...

Il abandonna la Mare Tenebris pour couler un regard vers sa commensale.

T'as l'air d'vouloir changer plein d'trucs et d'réfléchir à plein d'trucs, de t'plaindre d'plein d'trucs ... Mais pourquoi qu'tu m'dis ça à moi et ici ? C'est à Edelmia qu'tu pourrais faire que'que chose ... Ton père est ptet un trou d'balle mais un trou d'balle influent. J'suis sûr qu'y a pas un patricien qui cherche pas à t'marier ... Prends-en un qu'tu pourras aider à changer les choses ... Ou fais-toi copine avec l'Procurator et l'Tribun ... Mais c'pas en t'faisant enlever pour de faux par un pécore comme moi qu'tu changeras les trucs qu'tu veux changer ... Comme j'disais avant, c'qui compte c'est c'qu'on fait d'not'vie, faut pas juste râler sur c'qu'on a pas.

Il vida sa bière d'une traite, ses yeux prenant un air légèrement vitreux à force de sentir l'alcool embrumé doucement son alcool. Il frappa dans ses mains avant de s'écrier.

J'crois qu'c'est bon pour la digestion ... On va s'promener ?

La patricienne plisse le nez en voyant la troisième bière arriver à table. C’est beaucoup. Beaucoup trop. Manius, lui, ne se fait pas prier et prend sa chopine. Honoria, elle, la prend pour boire juste une gorgée, afin de ne pas froisser Quintilius.

- Je ne remets pas en question l’existence des Dieux, j’essaye de voir les choses à travers un prisme différent de celui qu’on nous impose depuis toujours.  Et de quoi parles-tu au juste ? La volonté de Valta ??

Elle hausse un sourcil, un peu indécise, un peu perplexe. La jolie patricienne repousse du bout des doigts la boisson avant de croiser ses mains sur la table, pensive. Et quelque peu fatiguée aussi. C’est à croire qu’il n’a rien écouté. Ou rien compris. Elle passe donc une main lasse sur son visage, avant de reprendre, dans un langage plus commun, comme celui des esclaves entre eux, à la villa.

- Parce qu’à Edelmia, y a que des gros nases qui pensent que pour réfléchir et faire des trucs biens, il faut une bite. Si t’as une paire de nichons et une belle gueule, t’es rien du tout. Et puis, si tu dis trop fort que tu réfléchis, soit ça fait marrer, soit ça fait peur, soit ça les met en colère. Mon père est le roi des nases. Ça te situe un peu mieux maintenant ?

Un silence. Manius la regarde, bouché bée, les yeux ronds. Presque en état de choc. Et dire qu’elle a parlé tout en gardant la même jolie voix toute douce…Le contraste est plutôt saisissant.

- Et un nase influent reste un nase. C’est tout. J’pouvais plus supporter ça, j’avais besoin d’air, de liberté et qu’on me lâche la putain de grappe avec ce mariage qu’on veut m’imposer, avec ce respect que je dois à un mioche qui est mon cadet et qui est même pas foutu de faire la différence entre un Curiate et un marchand de tapis.

Une gorgée de bière. Inspiration. Expiration.

- Des patriciens qui veulent me marier, y en a oui. Des vieux, des cons, des moches, des idiots et des orgueilleux. Comme ce Barbatus qui se pointe la bouche en cœur, la stola mouillée, en mode lèche pompe. Il pue le chien, il m’a humiliée chez moi, devant mon père, mon frère, ma famille, je n’en veux pas. Si j’suis obligée de me marier, j’veux un gars qui me foutra la paix, je lui ferai son mioche et on sera quitte. C’est tout. Quant au Procurator…Il est encore plus nase que mon père. Un vrai connard. Et j’en ai assez des connards. J’peux plus. C’est tout.

Elle boit encore une gorgée et repousse définitivement la bière au milieu de la table, souriant de l’air le plus tranquille du monde, au milieu d’un silence épais. Manius a l’air d’un poisson hors de l’eau.

- Honoria… ?

La jeune femme remet délicatement sa stola en place, tout en reprenant :

- J’espère que tu as compris désormais, Quintilius. Je ne peux pas être plus claire que je l’ai été à l’instant.

Elle se lève, digne et fière, l’œil brillant de malice posé sur son frère.

- Quoi ? J’apprends des choses en étant dehors. Et en écoutant nos esclaves. Je ne fais pas que jouer de la lyre en pleurant sur mon sort, Manius.

Un regard à Quintilius.

- Nous y allons ?

Je ne remets pas en question l’existence des Dieux, j’essaye de voir les choses à travers un prisme différent de celui qu’on nous impose depuis toujours.  Et de quoi parles-tu au juste ? La volonté de Valta ??

Il se contenta d'un petit sourire comme réponse. Elle verrait bien assez tôt ce dont il parlait. De toutes façons, il ne saurait pas l'expliquer en des termes adéquats et encore moins savant. Il valait mieux lui montrer. Il l'interrogea sur les raisons qui la poussaient à se sauver si loin de la capitale d'Oncmélie alors qu'elle semblait vouloir en changer les lois et les règles, ou du moins qu'elle avait beaucoup à redire sur celles-ci. Après une grande inspiration, elle se mit à parler dans un langage moins soutenu et aussi, bien plus abordable pour le pénule.

Parce qu’à Edelmia, y a que des gros nases qui pensent que pour réfléchir et faire des trucs biens, il faut une bite. Si t’as une paire de nichons et une belle gueule, t’es rien du tout. Et puis, si tu dis trop fort que tu réfléchis, soit ça fait marrer, soit ça fait peur, soit ça les met en colère. Mon père est le roi des nases. Ça te situe un peu mieux maintenant ? Et un nase influent reste un nase. C’est tout. J’pouvais plus supporter ça, j’avais besoin d’air, de liberté et qu’on me lâche la putain de grappe avec ce mariage qu’on veut m’imposer, avec ce respect que je dois à un mioche qui est mon cadet et qui est même pas foutu de faire la différence entre un Curiate et un marchand de tapis. Des patriciens qui veulent me marier, y en a oui. Des vieux, des cons, des moches, des idiots et des orgueilleux. Comme ce Barbatus qui se pointe la bouche en cœur, la stola mouillée, en mode lèche pompe. Il pue le chien, il m’a humiliée chez moi, devant mon père, mon frère, ma famille, je n’en veux pas. Si j’suis obligée de me marier, j’veux un gars qui me foutra la paix, je lui ferai son mioche et on sera quitte. C’est tout. Quant au Procurator…Il est encore plus nase que mon père. Un vrai connard. Et j’en ai assez des connards. J’peux plus. C’est tout. J’espère que tu as compris désormais, Quintilius. Je ne peux pas être plus claire que je l’ai été à l’instant.

Pendant deux secondes, Quintilius demeura éberlué par la capacité de la patricienne à user d'un langage de charretier. Puis il rit en voyant le petit frère, les yeux ronds comme des billes, la dévisager comme si c'était une étrangère.

Hahahaha ! Pourquoi qu'tu l'dis pas plus tôt, au lieu d'faire des phrases pleines d'mots compliqués ! Et pi, c'pas nouveau qu'c'est tous des couillons les curiates ... Y en a juste qui l'cachent mieux qu'les aut' !

Il fut pris d'un nouvel éclat de rire, écrasant une petite larme qui naissait au coin de son oeil. Il vida sa chope et invita ses faux otages à prendre l'air.

Nous y allons ?
Bah ... Ouais !

Pupu sortit de sous la table pour se précipiter devant la sortie. Quintilius fouilla dans la petite bourse qui était accroché à sa taille et en sorti une poignée de sesterces qu'il laissa à côté de sa chopine. Il se leva et leva la main en direction d'Albertus qui souriait avec douceur.

Merci pour l'repas ! On r'passe ptet plus tard !
À la r'voyure !

Il sortit à la suite de la truie qui se mit à trottiner dans le sable avec enthousiasme. De petites gerbes de sable sautaient autour de ses sabots alors qu'elle commençait à faire une série de petits bonds pour avancer. Le pénule pointa le Nord du doigt.

On va par-là ! T'vas voir c'que c'est la volonté d'Valta.

La mer gonflait lentement, l'écume devenait de plus en plus présente à mesure que les vagues s'enroulaient sur elle-même dans un grondement grave. Chacune s'échouait un peu plus loin que la précédente et des bans de sable, qui étaient secs à leur arrivée, avaient pris une teinte brune à force de se faire lécher par l'eau salée.

R'garde. P'tit à p'tit, l'eau va avancer vers nous. La bicoque d'Albertus va finir avec les pieds dans l'eau ... C'pour ça qu'c'est en hauteur ... Sur des ... comment qu'on dit ? ... Pilotis j'crois !

Il laissa traîner son regard vers l'horizon, là où le ciel rencontrait la mer. Même s'il n'avait jamais été un grand esthète, il devait reconnaître qu'il y avait une certaine beauté hypnotisante dans ce paysage vierge et sauvage. Il se pencha vers Honoria pour ajouter.

Bon par contre faudra pas trop traîner près des vagues ... Même quand qu'on sait nager ça peut vous embarquer au large comme une merde.

- T’as dit que Père est un gros nase ?
- Oui
- Ouah…

Jamais Manius n’a entendu pareil langage dans la bouche de sa sœur. Le choc est vraiment énorme pour le garçon qui la suit en la regardant toujours avec de grands yeux surpris.

- Désolée…Je pense que la bière et moi ne faisons pas bon ménage.
- C’est bon mais c’est lourd sur mon estomac…puis ça fait roter.

Il ponctue d’ailleurs sa phrase d’un énorme rôt sonore qui le fait rire. Honoria, elle, se contente de lever les yeux au ciel, en souriant. Après sa tirade quelque peu familière, elle peut bien tolérer ce genre d’expression, après tout. Elle salue Albertus d’un geste de la main et sort, pour suivre le pénule et la truie, en direction de l’eau.

Le bruit est bien plus fort qu’à leur arrivée, c’est une certitude. Elle regarde avec attention les gros rouleaux pleins d’écume qui s’abattent sur le sable, avec un sourire, notant en effet que le niveau de l’eau s’élève, petit à petit. C’est un spectacle remarquable, plein de puissance et de calme à la fois, quelque chose de tout à fait inhabituel qui apaise la patricienne.

- Je comprends ce que tu voulais dire quand tu parlais de Valta…

Manius, lui, reste derrière, sa main posée sur son entrejambe, les genoux collés, à se trémousser.

- J’dois faire pipi…

Honoria lui indique un monticule de sable un peu plus loin, Manius s’y précipite afin de se soulager. La patricienne, elle, ôte le plus naturellement du monde ses sandales afin d’enfouir ses pieds dans le sol. Et elle rit. Comme un enfant. Elle a un regard radieux pour Quintilius, avant de tousser à nouveau, d’une toux un peu sèche. Elle est tout simplement heureuse d’être là. Et ce n’est pas tellement souvent que ça lui arrive, de ressentir un peu de sérénité…

- C’est étrange. Et c’est drôle à la fois.

Elle s’éloigne un peu du pénule, juste pour marcher dans le sable, observant les traces que ses pieds laissent sur le sol, les sandales à la main. Cela étant, elle n’ose pas tellement s’approcher de l’eau. Mine de rien, c’est un élément assez effrayant, cette eau en furie qui roule sans arrêt vers la plage. Effrayant et beau. Elle s’arrête, d’ailleurs, pour observer les rouleaux, prenant place sur le sable sec, pour entourer ses jambes de ses bras, posant son menton sur ses genoux.

Elle y est.

Elle est plus ou moins seule, plus ou moins tranquille, devant une mer agitée. Bon, ce n’est pas le beau bleu de ses rêves, ce n’est pas non plus son meilleur jour ni sa plus grande forme mais elle y est. Et elle profite de l’instant, du moins jusqu’à ce que son frère revienne et s’installe près d’elle, pour la prendre par la taille.

- T’es contente hein…
- Oui. Très…
- Alors je suis content aussi.

La patricienne a un regard pour Quintilius. Un regard où brille quelque chose de neuf. De la reconnaissance.

L'étendue grise aux reflets verts et bruns gonflaient à vue d'oeil, s'échouant sur la plage dans un brouhaha de plus en plus intense. Honoria s'était déchaussée pour progresser dans le sol meuble, suivant la cadence imposée par une Pupu gambadant le groin au vent. La voix du gamin interrompit la contemplation du pénule.

J’dois faire pipi…

Un éclat de rire retentit en voyant le petit bonhomme s'éloigner un peu vers une petite dune pour soulager sa vessie.

T'en bois une, t'en pisses trois !

La patricienne s'éloigna un peu de lui et fut bientôt rejoint par son frère. Quintilius observait les alentours paisiblement tandis que les Sicinii s'enlassaient. Quelques rochers formaient une digue naturelle un peu plus loin et des gerbes d'écumes volaient par-dessus à mesure que la houle s'écrasait que eux. Il remarqua alors des silhouettes dodues qui se déplaçaient parmi les pierres noires. L'écho de voix rauques qui jappaient lui parvint bientôt. Il avança légèrement pour être sûr de ce qu'il voyait et il remarqua le regard de la jeune femme tournait vers lui. Il lui sourit presque timidement avant de se détourner et de continuer d'avancer vers les rochers. Il plissa les yeux avant de poser sa main sur son front pour atténuer la lumière du soleil. Il pointa l'autre main vers les étranges silhouettes noires qui avançaient vers la mer avec une démarche chaloupée et maladroite.

Hey ! R'gardez-moi ça ! On a du bol, d'habitude y sont partis chasser à c'te heure-ci !

Une première bête plongea, bientôt suivie d'une seconde. Quelques têtes apparurent de derrière les rochers, oscillant à mesure qu'elles approchaient de l'eau. Pupu revint aux côtés de son camarade et dressa ses oreilles bien droit au-dessus de son crâne en émettant des petits grognements inquiets. Elle reçut quelques gratouilles entre les oreilles pour la calmer alors que Quintilius poursuivait.

Les anciens croivaient qu'c'était des sirènes ! Z'étais un peu débile les vieux ... C'est des ... Merde comment qu'on dit ?

Il se gratta l'arrière du crâne. Cette journée à la mer avait mis son cerveau à rude épreuve, lui qui n'était pas un grand habitué de la philosophie et de la réflexion. Il dut râcler le fond de la soupière pour se remémorrer le nom de ces étranges bêtes. Il fallut que l'un d'eux jaillisse des flots un peu plus loin pour que le nom lui revint.

Des phoques !

Honoria tourne la tête dans la direction indiquée et plisse les yeux pour mieux voir. Elle hausse un sourcil, puis l’autre, avant de sourire comme un enfant recevant un beau cadeau. Jamais, évidemment, elle n’a aperçu de semblables créatures et elle lève la tête pour mieux voir. De mignonnes têtes rondes agrémentées de longues moustaches, qui se déplacent en aboyant bizarrement. Elle pose sa main devant sa bouche pour rire.

- On dirait des chiens sans poils et sans pattes…

Manius a un éclat de rire lui aussi, avant de se blottir contre sa sœur, tranquillement.

- Honoria, je crois que j’ai trop mangé, j’ai sommeil.
- Je pense que tu as trop mangé et que tu as trop bu aussi, homme d’Edelmia.

Elle le garde contre lui et regarde toujours les créatures se diriger vers la mer, se trainant et se trémoussant de façon rigolote.

- Des phoques donc…

Honoria a un soupir en caressant les cheveux de son frère, toussant une nouvelle fois, une toux sèche. Le garçon semble avoir renoncé à l’idée de plonger ses pieds dans l’eau. La patricienne, elle, en profite pour regarder ces créatures disparaître dans les rouleaux.

- Je pense que nous devrions rentrer. Tu es fatigué, et moi je ne suis pas au mieux de ma forme…Peut-être que nous pourrions revenir un autre jour, Quintilius ? Ce serait possible ?

La jolie blonde lui pose directement la question. Après tout…c’est lui qui dispose de la charrette.

Devant le pas oscillatoire des animaux, leurs têtes rondes et leurs corps potelets, même le pénule ne put s'empêcher de sourire benoitement. Les Sicinii échangèrent un éclat de rire et quelques commentaires en voyant les étranges bêtes se jeter dans les rouleaux d'écume salée.

Grougrouik

La queue droite de la truie avait cessé de remuer devant ce spectacle. Le pénule n'aurait su dire si elle appréciait ou pas la silhouette et les cris enroués de ces mélanges bizarres de poisson et de chien. Une main posée sur sa hanche et l'autre venant caresser le chanfrein de Pupu, Quintilius observait les phoques bondirent hors des flots pour replonger aussitôt dans de grands arcs de cercle. La voix de sa fausse otage lui fit détourner le regard des vagues grises qui grignotaient le sable lentement.

Je pense que nous devrions rentrer. Tu es fatigué, et moi je ne suis pas au mieux de ma forme…Peut-être que nous pourrions revenir un autre jour, Quintilius ? Ce serait possible ?

Quintilius se gratta la tempe, baissant les yeux vers Calpurnia qui reniflait avec curiosité vers le ban de phoque qui disparaissaient dans les vagues.

Ouais bah ... Ouais ... D't'façons, on en a pour que'ques jours ... La mer va pas s'sauver !

Il lança un regard par-dessus son épaule pour apercevoir la carriole qui attendait au loin, tandis que le cheval broutait quelques herbes folles qui dépassaient du sable.

Bon bah on rentre du coup.

Et sans un mot de plus, il rebroussa chemin, suivi comme son ombre par une Pupu qui trottait joyeusement un pas derrière lui.